vendredi 24 juillet 2020

Maupassant (musique)


Maupassant, Mont-Oriol II, I
«  "Oui, mon cher, c'est fini, fini, fini, des [sic] rengainards de la vieille école. Les mélodistes ont fait leur temps. Voilà ce qu'on ne veut pas comprendre. 
La musique est un art neuf. La mélodie en est le bégaiement. L'oreille ignorante a aimé les ritournelles. Elle y prenait un plaisir d'enfant, un plaisir de sauvage. J'ajoute que les oreilles du peuple ou du public naïf, les oreilles simples aimeront toujours les petites chansons, les airs enfin. C'est un amusement assimilable à celui que prennent les habitués des cafés-concerts. 
Je vais me servir d'une comparaison pour me faire bien comprendre. L'oeil du rustre aime les couleurs brutales et les tableaux éclatants, l'oeil du bourgeois lettré mais non artiste aime les nuances aimablement prétentieuses et les sujets attendrissants ; mais l'oeil artiste, l'oeil raffiné, aime, comprend, distingue les insaisissables modulations d'un même ton, les accords mystérieux des nuances, invisibles pour tout le monde. 
De même en littérature : les concierges aiment les romans d'aventures, les bourgeois aiment les romans qui les émeuvent, et les vrais lettrés n'aiment que les livres artistes incompréhensibles pour les autres. 
Quand un bourgeois me parle musique, j'ai envie de le tuer. Et quand c'est à l'Opéra, je lui demande : "Êtes-vous capable de me dire si le troisième violon a fait une fausse note à l'ouverture du troisième acte ? - Non. - Alors taisez-vous. Vous n'avez pas d'oreille." L'homme qui, dans un orchestre, n'entend pas en même temps l'ensemble, et séparément tous les instruments, n'a pas d'oreille et n'est pas musicien. Voilà ! Bonsoir !" 
Il pivota sur un talon, et reprit : "Pour un artiste toute la musique est dans un accord. Ah ! mon cher, certains accords m'affolent, me font entrer dans toute la chair un flot de bonheur inexprimable. J'ai aujourd'hui l'oreille tellement exercée, tellement faite, tellement mûre, que je finis par aimer même certains accords faux, comme un amateur dont la maturité de goût arrive à la dépravation. Je commence à être un corrompu qui cherche les extrêmes sensations d'ouïe. Oui, mes amis, certaines fausses notes ! Quelles délices ! Quelles délices perverses et profondes ! Comme ça remue, comme ça ébranle les nerfs, comme ça gratte l'oreille, comme ça gratte... ! comme ça gratte... !" 
    Il se frottait les mains avec ravissement, et il chantonna : "Vous entendrez mon opéra, - mon opéra, - mon opéra. - Vous entendrez mon opéra."