mercredi 22 mars 2023

Giono (Pan)

Giono, Prélude de Pan : 

"Ça virait, ça tournait.

On avait de la poussière jusqu'au ventre, et la sueur coulait de nous comme de la pluie, et c'était sur le parquet de bois un tonnerre de pieds, et on entendait les han, han, du gros Boniface, et les tables qui se cassaient, et les chaises qu'on écrasait, et le verre des verres et des bouteilles qu'on broyait sous les gros souliers avec le bruit que font les porcs en mangeant les pois chiches et il y avait une épaisse odeur d'absinthe et de sirop qui nous serrait la tête comme dans des tenailles.

À dire vrai, dans tout ça, l'Antoine n'était pas pour grand'chose. Au milieu de tout ce vacarme, on n'entendait plus sa musique. Elle était perdue, dans tout ça. On le voyait seulement, au hasard des virevoltes, qui brassait son instrument avec la rage qu'on mettait, nous autres, à danser. Ça n'était donc pas la musique qui nous ensorcelait, mais une chose terrible qui était entrée dans notre cœur en même temps que les regards tristes de l'homme. C'était plus fort que nous. On avait l'air de se souvenir d'anciens gestes, de vieux gestes qu'au bout de la chaîne des hommes, les premiers hommes avaient faits.

Ça avait ouvert dans notre poitrine comme une trappe de cave et il en était sorti toutes les forces noires de la création. Et alors, comme maintenant on était trop petit pour ça, ça agitait notre sac de peau comme des chats enfermés dans un sac de toile. […]

On dansait, comme ça, depuis, qui sait ? On ne sait pas.

Et, tout d'un coup, je sentis monter au fond de moi comme une fureur ; l'abomination des abominations."