Barthes, Coquetterie de l’uniforme (premier essai critique de R.B., 1942) :
" [...] Pour Gide aussi il y a une certaine coquetterie du lieu commun, de l’uniforme. Avec la même idée et les mêmes mots que tout le monde, il parvient à dire quelque chose de valable. C’est la règle classique : avoir le courage de bien dire ce qui est évident, en sorte que ce n’est jamais à la première lecture qu’un auteur classique séduit ; il séduit plutôt par ce qu’il n’a pas dit, mais qu’on sera amené tout naturellement à découvrir, tant les lignes essentielles sont bien dessinées. Mais aussi les lignes accessoires sont supprimées. C’est le propre de l’art (voir à ce sujet certains dessins significatifs de Picasso). Montesquieu disait : « L’on n’écrit pas bien sans sauter les idées intermédiaires », et Gide ajoute : « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans raccourcis. » Cela ne va pas sans une première obscurité, ou trop grande simplicité [...]. En ce sens, les Classiques sont les grands maîtres de l’obscur, voire de l’équivoque, c’est-à-dire de la prétérition du superflu [...]. Obliger à penser tout seul, voilà une définition possible de la culture classique ; dès lors elle n’est plus le monopole d’un siècle, mais de tous les esprits droits, qu’ils s’appellent Racine, Stendhal, Baudelaire ou Gide.
[…] Un lieu commun fréquent, c’est de dire que les Classiques sont éternels. Ils le sont, mais pas pour la raison que l’on suppose ; ce n’est pas tant d’avoir trouvé la vérité, mais beaucoup pour l’avoir bien dite, c’est-à-dire incomplètement ; car c’est un moyen de la respecter. Il ne faut pas confondre être clair et être complet. La force classique repose sur cette distinction ; les Classiques furent clairs, d’une clarté terrible, mais si clair[s] que l’on pressent dans cette transparence des vides inquiétants dont on ne sait, à cause de leur habileté, s’ils les y ont mis ou simplement laissés."