Nabokov, La Défense Loujine ; Pléiade 1 p. 310 :
« Ces temps derniers il avait beaucoup joué, de manière irrégulière, et, en particulier, le jeu à l'aveugle, performance assez bien payée et qu'il pratiquait volontiers, l'avait fatigué. Il y goûtait une jouissance profonde : on n'avait pas affaire à des pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient être la grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et merveilleuses. C'est quand il jouait à l'aveugle qu'il ressentait ces forces diverses dans leur pureté originelle. Alors il ne voyait plus ni la crinière raide des chevaux ni les petites têtes luisantes des pions, mais il sentait que telle ou telle case imaginée était occupée par une force qui s'y concentrait, de sorte que le mouvement de la pièce se présentait à lui comme une décharge, un coup de foudre ; tout le champ de l'échiquier frémissait d'une tension dont il était maître, accumulant ou libérant à sa guise la force électrique. Il jouait de cette façon contre quinze, vingt ou trente adversaires et, bien entendu, le nombre des échiquiers le fatiguait, car le jeu durait plus longtemps ; mais cette fatigue physique n'était rien à côté de la fatigue cérébrale, rançon de la tension et de la jouissance que lui procurait ce jeu mené sur un plan immatériel, à l'aide d'unités impalpables. »
Cf. aussi Koestler, évoqué par Kasparov :
Kasparov : "Quand un joueur regarde l'échiquier, il ne voit pas une mosaïque immobile, une nature morte, mais un champ de forces magnétiques, chargé d'énergie, de même que Faraday voyait les tensions induites par les aimants et les courants comme des courbes dans l'espace, ou comme van Gogh voyait des tourbillons dans le ciel de Provence."
Koestler : "Kekule's visions resemble hallucinatory flights ; Faraday's, the stable delusional systems of paranoia. Kekule's serpent reminds one of paintings by Blake ; the curves of force which crowd Faraday's universe recall the vortices in Van Gogh's skies."