Duras, Un Barrage contre le Pacifique, première partie :
"Chaque année, la marée qui montait plus ou moins loin, brûlait en tout cas une partie des récoltes et, son mal fait, se retirait. Mais qu’elle montât plus ou moins loin, les enfants, eux, naissaient toujours avec acharnement. Il fallait bien qu’il en meure. Car si pendant quelques années seulement, les enfants de la plaine avaient cessé de mourir, la plaine en eût été à ce point infestée que sans doute, faute de pouvoir les nourrir, on les aurait donnés aux chiens, ou peut-être les aurait-on exposés aux abords de la forêt, mais même alors, qui sait, les tigres eux-mêmes auraient peut-être fini par ne plus en vouloir. Il en mourait donc et de toutes les façons, et il en naissait toujours. Mais la plaine ne donnait toujours que ce qu’elle pouvait de riz, de poisson, de mangues, et la forêt, ce qu’elle pouvait aussi de maïs, de sangliers, de poivre. Et les bouches roses des enfants étaient toujours des bouches en plus, ouvertes sur leur faim. »