Fromentin, Dominique GF p. 212 :
"On donnait un immortel chef-d'oeuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L'auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d'esprits lourds ou de coeurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d'inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s'y tint un moment dans l'attitude recueillie et un peu gauche d'un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j'aie voulu l'entendre. Tout était exquis, jusqu'à cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l'idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l'hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des coeurs bien épris. On eût dit qu'il s'adressait à Madeleine, tant sa voix arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J'aurais cherché cent ans dans le fond de mon coeur torturé et brûlant, avant d'y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n'en éprouvait aucune."