jeudi 31 décembre 2020

Morand + Chardonne (Bresson)

 Morand, lettre à Chardonne, 18 mars 1963, Corresp. t. 2 : 

"J’ai été voir la Jeanne d’Arc de Bresson, ce janséniste de l’écran. La fille de Delay est belle, mais elle n’est pas inspirée. On ne sent à aucun moment qu’elle entend des voix ; bref, fuyant les poncifs du professionnel, de l’acteur, Bresson ne fait qu’y substituer les défauts de l’amateur : mauvaise prononciation, voix mal placée, etc... Mais il préfère tout au Conservatoire. Je ne le lui dirai pas, car c’est un auvergnat têtu, qui n’écoute rien. Lui seul entend des voix, celles de son art ; ses beaux yeux bleus, sa figure pure et inspirée, il ne les a pas transmises à sa Jeanne d’Arc. [...] Bresson supprime, dans ses films, le mouvement. Ce qu’il veut, c’est substituer au mouvement extérieur un mouvement intérieur ; encore faut-il que ce dernier existe."   


Écho de Chardonne (20 mars) : 

"[Bresson], je l’ai vu une fois, il y a dix ans ; je lui ai dit alors ce que vous n’avez pas osé lui dire : un grand acteur est d’un naturel parfait ; un amateur (femme surtout) sera un mauvais acteur, tout emprunté ; le naturel, cela s’apprend ; c’est le plus difficile en art. Les plus grands écrivains y parviennent à peine ; il faut toute une vie. Le naturel c’est le fond de l’être ; ce n’est pas la surface."


mercredi 30 décembre 2020

Proust (théâtre et monopsychisme)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs."  [...]


"Depuis que je savais que – contrairement à ce que m'avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n'y avait qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l'est au milieu d'une foule ; or je me rendis compte qu'au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre ; ce qui m'expliqua qu'une fois qu'on avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure qu'on pût avoir, et au lieu de se trouver trop loin, s'était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau. [...]


"J'aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c'était sincèrement, en m'abandonnant à ma pensée, que d'une part j'avais tant sympathisé avec l'œuvre de Bergotte et que, d'autre part, j'avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m'avaient entraîné ne devaient pas être si différents l'un de l'autre, mais obéir aux mêmes lois ; et que cet esprit de Bergotte que j'avais aimé dans ses livres ne devait pas être quelque chose d'entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l'exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n'en existe-t-il qu'une seule dont tout le monde est colocataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche, il n'y a qu'une seule scène."


lundi 28 décembre 2020

Rilke (sur Rodin)

 Rilke, lettre à Clara Rilke, 2 septembre 1902, Correspondance (traduction Briod / Jaccottet / Klossowski) Seuil p. 23 :

« D'immenses vitrines, pleines d'admirables fragments de La Porte de l'Enfer. Cela défie la description. Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d'autres plus grands, mais rien que des morceaux, à peine un nu entier : souvent un morceau de bras, un morceau de jambe tels qu'ils se présentent, côte à côte, et tout près, le tronc qui leur revient. Ailleurs le torse d'une figure contre lequel se presse la tête d'une autre, le bras d'une troisième... comme si une tempête indicible, un cataclysme sans précédent s'étaient abattus sur cette œuvre. Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l'était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l'on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se rassemblent si passionnément ici. On devine soudain qu'envisager le corps comme un tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles...  »


sur Rilke et Rodin : 

http://www.musee-rodin.fr/fr/ressources/fiches-educatives/rencontre-rodin-et-rilke


L'écriture de Rilke : 



Da sind Riesenvitrinen, ganz erfüllt mit wundervollen Bruchstücken der Porte de L'Enfer. Es ist nicht zu beschreiben. Da liegt es meterweit nur Bruchstücke, eines neben dem andern. Akte in der Größe meiner Hand und größer ... aber nur Stücke, kaum einer ganz: oft nur ein Stück Arm, ein Stück Bein, wie sie so nebeneinanderhergehen, und das Stück Leib, das ganz nahe dazu gehört. Einmal der Torso einer Figur mit dem Kopf einer anderen an sich angepreßt, mit dem Arm einer dritten ... als wäre ein unsäglicher Sturm, eine Zerstörung ohnegleichen über dieses Werk gegangen. Und doch, je näher man zusieht, desto tiefer fühlt man, daß alles das weniger ganz wäre, wenn die einzelnen Körper ganz wären. Jeder dieser Brocken ist von einer so eminenten ergreifenden Einheit, so allein möglich, so gar nicht der Ergänzung bedürftig, daß man vergißt, daß es nur Teile und oft Teile von verschiedenen Körpern sind, die da so leidenschaftlich aneinanderhängen. Man fühlt plötzlich, daß es mehr Sache des Gelehrten ist, den Körper als Ganzes zu fassen - und vielmehr des Künstlers, aus den Teilen neue Verbindungen zu schaffen, neue, größere, gesetzmäßigere Einheiten ... ewigere ... 



dimanche 27 décembre 2020

Yourcenar (4 extraits)

 Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur

p.13 : «[ces] statues à peine ébauchées, où la pierre pour ainsi dire remonte à la surface et abolit la gauche forme humaine, comme si le dieu figuré de la sorte appartenait davantage au monde sacré du minéral qu'à l'humain.»


p. 26 : «Vouloir immobiliser la vie, c'est la damnation du sculpteur. C'est en quoi, peut-être, toute mon oeuvre est contre nature. Le marbre, où nous croyons fixer une forme de la vie périssable, reprend à tout instant sa place dans la nature, par l'érosion, la patine, et les jeux de la lumière et de l'ombre sur des plans qui se crurent abstraits, mais ne sont cependant que la surface d'une pierre. Ainsi, l'éternelle mobilité de l'univers fait sans doute l'étonnement du Créateur.»


p. 209 : «Un jardinier me fait remarquer que c'est en automne qu'on perçoit la vraie couleur des arbres. Au printemps, l'abondance de la chlorophylle leur donne à tous une livrée verte. Septembre venu, ils se révèlent revêtus de leurs couleurs spécifiques, le bouleau blond et doré, l'érable jaune-orange-rouge, le chêne couleur de bronze et de fer.»


p. 211-212 : «Beauté exquise et artficielle du jet d'eau. L'hydraulique oblige l'eau à se comporter comme une flamme, à renouveler sans cesse à l'intérieur de sa colonne liquide son ascension vers le ciel. L'eau forcée s'élève jusqu'à la pointe de l'obélisque fluide, avant de retrouver sa liberté, qui est de descendre.»


Tanizaki (mots)

 Tanizaki [en note de l'édition Pléiade (1-1890) de l'Éloge de l'ombre, est donné un passage d'un autre essai] : 

« Quand on examine les textes classiques, on voit que les mêmes mots sont employés à maintes et maintes reprises, mais que, par une loi naturelle, ils se voient selon les cas investis d'une extension particulière, qu'à chaque fois une ombre les cerne comme une sorte de halo, et qu'ils se doublent d'un arrière-plan. [...] Autrement dit, le moindre mot se fait suggestion, met en branle l'imagination du lecteur, fait en sorte que ce dernier supplée de lui-même aux insuffisances de l'expression. La plume de l'auteur se contente de solliciter l'imagination du lecteur. Voilà en quoi consiste l'esprit de nos classiques, alors que l'écriture des Occidentaux serre le sens le plus étroitement, le plus précisément qu'il est possible, sans tolérer la moindre ombre, sans ménager la moindre place vacante pour l'imagination du lecteur. De notre point de vue, leur façon de dire les choses d'une manière si catégorique manque par trop de pouvoir suggestif, tandis que la nôtre est  pour eux hermétique et reste impuissante à les convaincre. »


samedi 26 décembre 2020

Bloy (repas)

 Bloy, Le Désespéré, début du chapitre LXI : 

« La victuaille fut copieuse et d'une culinarité sublime. Pendant quelque temps, on n'entendit que le bruit des mandibules et de la vaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de la commençante déglutition des vieux. Une parole susurrée ondulait vaguement autour de la table immense, préliminaire d'une conversation générale qui cherchait à se préciser. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats*, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendant qu'elle éclatât comme une fanfare, sous l'excitation des puissants vins. »


* CNRTL : Rare et vx, DR. Question ou ensemble de questions posées par un juge. Synon. usuel interrogatoire.La condamnation à la roue fut prononcée, après la question préalable, ordinaire et extraordinaire, durant les interrogats (Villiers de L'I.-A., Contes cruels,1883, p. 266).

− P. ext., littér. Interrogation, question. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse (Bloy, Désesp.,1886, p. 281).


vendredi 25 décembre 2020

Hugo (naufrage)

 Hugo, Les Travailleurs de la mer, fin :

"Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt.

On ne voyait plus que sa tête.

La mer montait avec une douceur sinistre.

Gilliatt, immobile, regardait le Cashmere s'évanouir.

Le flux était presque à son plein. Le soir approchait. Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche rentraient.

L'œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe. [...]

Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.

Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.

Puis elle s'amoindrit.

Puis elle se dissipa.

À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer."



jeudi 24 décembre 2020

Bouvier (visage-corps)

 Bouvier, Notes en vrac sur le visage, Quarto p. 705 : 

"L’Asiatique assume son visage avec beaucoup plus de naturel que nous. On entend souvent dire qu’en Extrême-Orient les visages sont impassibles alors qu’ils sont au contraire expressifs et beaux. Seulement moins mobiles et moins congestionnés que les nôtres, car c’est le corps entier qui est chargé d’exprimer l’être ou l’humeur. Les pieds, le sexe, les reins, le foie, sont considérés comme autant de reposoirs ou de relais pour l’esprit subtil qui nous forme. Observez les mains d’une jeune Indienne qu’un compliment trop direct embarrasse, voyez comme Hokusai exprime par la musculature des mollets ou des cuisses la rogne, le repos ou la ténacité. 

De retour en Europe j’ai eu l’impression très pénible que l’Occidental était coupé en deux : la tête et le socle. Cette rupture se situe à la hauteur de la cravate, du collier de perles ou du Grand-Cordon pour les têtes couronnées. Elle est gênante et particulière à notre civilisation. Un chien - même aussi dégénéré qu’un caniche - ou une impératrice chinoise en costume d’apparat ne sont pas séparés en deux par leur collier ou leur pectoral de jade : ils restent d’un seul jet ; alors que la duchesse d’Ascot ou Albert Einstein en pied m’apparaissent irrémédiablement comme des guillotinés recollés. Nous avons concentré toute l’expression et toute l’information - état d’esprit, santé, ambition, condition sociale - dans un visage qui, tiré à hue et à dia, n’est jamais en repos, tandis que notre corps, comme anesthésié, ne raconte presque rien. Devant certains portraits 1900, on reste convaincu que si le faux col n’était pas si raide, ces pesantes têtes à moustaches et à programmes feraient basculer le sujet en avant. 

Le grand âge atténue fort heureusement cette impression fâcheuse et cette disgrâce. Une érosion bien répartie rétablit l’unité perdue du corps et du visage, les yeux s’agrandissent en rentrant dans l’orbite et la peau se plaque à un crâne dont la structure donne aux vieillards de la terre entière le même air de sagacité et d’intelligence un peu diabolique. L’avenir du visage c’est le crâne : excellente façon de se retrouver d’accord."


mercredi 23 décembre 2020

Proust + Poiret (mode)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Le corps d’Odette était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une « ligne » qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l’éparpillement composite des modes d’autrefois, mais qui aussi, là où c’était l’anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait rectifier d’un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le « strapontin » de l’affreuse « tournure » avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines, avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait. La verticale des « effilés » et la courbe des ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il s’était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l’enveloppement nébuleux des modes détrônées."


Proust, Du Côté de chez Swann, 'Un Amour de Swann' : 

"[...] Quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu."



Poiret (Paul), cité par M. Delbourg-Delphis, Le Chic et le look, Paris, 1981 :

"Certes, j’ai toujours connu les femmes encombrées de leurs avantages et soucieuses de les dissimuler ou de les répartir, mais ce corset les classait en deux massifs distincts : d’un côté le buste, la gorge, les seins ; de l’autre, le train arrière tout entier, de sorte que les femmes divisées en deux lobes avaient l’ait de tirer une remorque". 



mardi 22 décembre 2020

Mirbeau (pantoufle)

 Mirbeau, La 628-E8 (1907) p. 219 :

"Comme nous finissions de dîner, une société d’Anglais vint prendre le thé, dans une encoignure dont notre table était voisine. Les hommes en smoking, les femmes décolletées... En face de nous, une toute jeune lady, blonde, se levait, allait, venait, et même quand elle était assise, cinq minutes, ne tenait plus en place. Ses doigts jouaient avec son éventail, avec une cigarette à bout d’or, avec ses bagues, avec ses cheveux. Un collier sursautait à son cou, et je découvris que ses pieds, sous le fauteuil, ne s’arrêtaient pas de déchausser, pour les rechausser, des pantoufles argentées où s’impatientait la soie de ses bas blancs... À des mots qui faisaient rire plus haut les hommes, et baisser les joues de ses amies, ce n’est pas assez dire que la petite agitée rougissait ; un flot de sang la parcourait toute, une vague rouge se levait à l’épaule, couvrait tout ce qu’on voyait de sa peau, pour s’en venir mourir à la racine de ses cheveux plus blonds... Mon regard rencontra, tout à coup, dans le sien, l’angoisse de ne pas retrouver, au bout de l’orteil désespéré, la pantoufle qui avait fait trop loin la culbute. La dame rougit plus fort, et son sang parut si bien en mouvement, que je me figurai plus rose, presque rouge, son bas blanc, où le pied se crispait, jusqu’à ce qu’il disparût dans la pantoufle d’argent, enfin reconquise..."


lundi 21 décembre 2020

Perez (incomplet)

 Perez (Stanis), Le Corps du roi, introduction : 

« L’Histoire n’est pas un grand puzzle à reconstituer parce que penser qu’une forme distincte, clairement lisible et parfaitement identifiable apparaîtrait à la fin de la partie est un non-sens. Si les zones 'vides' semblent nombreuses, ce n’est pas en raison de la rareté intrinsèque des pièces parvenues jusqu’à nous mais parce qu’on cherche imprudemment à les retrouver toutes pour comprendre, avec une certitude naïve, ce que représenterait la mosaïque achevée. Cet état d’achèvement est une illusion : la partie vaut parfois pour le tout comme l’ont montré les meilleurs travaux de microhistoire. [...]. La Vénus de Milo retrouvée intacte aurait-elle autant marqué les esprits ? Nombre de statues incomplètes bénéficient d’un charme bien supérieur à celles demeurées à peu près complètes. Vouloir les restaurer absolument en recollant ou en reconstituant toutes les parties manquantes est une voie sans issue. »


dimanche 20 décembre 2020

Céline (blaireau)

 Céline, Lettre au Dr Tuset, Pléiade Lettres p. 707 : 

"Le blaireau

est poétique !

magique !

Ma tête à ce blaireau

tourne brille

s'envole folle

de savon."



samedi 19 décembre 2020

Milcent-Lawson (Giono)

 Milcent-Lawson (Sophie), Mises en scène syntaxiques et art de la surprise dans la phrase gionienne, in Bourkhis R. et Benjelloun M. (dir.), La Phrase littéraire, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2008, p. 195- 210. 

 « Et parfois, l'étrange grondement d'un pelage qui se frotte contre la maison. Le vent. »

Giono, « Revest-du-Bion », Provence, Paris, Gallimard, coll « Folio », 1995, p. 268.


"L’activité perceptive est rendue inventive par la saisie progressive et partielle d’un réel en mouvement qui se donne à élucider. Entre le sentir et le connaître, une brèche est ouverte, un espace de liberté laissé disponible pour l’imagination. Cette technique rend compte des hésitations de l’expérience immédiate et des erreurs du sujet percevant. L’énoncé scinde en deux moments distincts l’activité de perception : la sensation, avec ce qu’elle comporte d’approximatif, et l’interprétation raisonnée de la sensation. [...]

Le point commun à toutes ces séquences est qu’elles retardent l’identification exacte du thème : de quoi parle-t-on au juste ? [...] La stratégie syntaxico-logique consiste en une manipulation du parcours interprétatif. Le plaisir naît de cet art de la fausse piste, qui met en scène la surprise. 

[...] Le temps romanesque est un temps successif où doit régner l’imprévisible. On perçoit dès lors les vertus narratives de ces agencements sémantico-syntaxiques où le sens trébuche dans de fausses pistes qui engendrent, au coeur du texte romanesque, une temporalité narrative rythmée par une multitude de micro-suspenses. La syntaxe se met au service du narratif par une présentation de l'information qui la transforme à la fois en événement textuel et en surprise. La mise en scène syntaxique du rebond répond ainsi à la nécessité romanesque du rebondissement. Il s’agit bien, comme s’y exhorte Giono dans son journal, de surprendre le lecteur là où il ne l’attend pas. [...]"


vendredi 18 décembre 2020

Ensor (vision)

 Ensor, Mes Ecrits, Ed. Nationales de Liège, 1974, « Réflexions sur l'art », p. 50 : 

« La vision se modifie en observant. La première vision, celle du vulgaire, c'est la ligne simple, sèche, sans recherche de couleur. La seconde période, c'est celle où l’œil plus exercé discerne les valeurs des tons et leurs délicatesses ; celle-ci est déjà moins comprise du vulgaire. La dernière est celle où l’artiste voit les subtilités et les jeux multiples de la lumière, ses plans, ses gravitations. Ces recherches progressives modifient la vision primitive et la ligne souffre et devient secondaire. Cette vision sera peu comprise. Elle demande une longue observation, une étude attentive. Le vulgaire ne discernera que désordre, chaos, incorrection. Et ainsi l’art a évolué depuis la ligne du gothique à travers la couleur et le mouvement de la Renaissance, pour arriver à la lumière moderne ».



jeudi 17 décembre 2020

Giono (crépuscule)

 Giono, Un Roi sans divertissement : 

"Les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c’est d’abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis vous voyez en bas cette conque d’herbe qui n’était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d’or, les mineurs d’ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d’automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanchiers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs."


autres crépuscules : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/11/celine-giono-tremblay-crepuscules.html



mercredi 16 décembre 2020

Hrabal (2 fresques)

 

Hrabal, Bambini di Praga § 7, in Les Palabreurs traduction M. Canavaggio : 


« Sans regarder une seule de ses fresques, il se met à expliquer :

Ceci, messieurs, est une variation sur les précieuses mains humaines, nos précieuses pognes ! Ici, c’est un gars qui va en train voir sa fiancée et qui lui apporte un bouquet de roses. Ici, vous le voyez debout, d’une main il se tient à la rampe du wagon, dans l’autre il serre son bouquet. Puis ici il saute du train, mais comme vous le voyez sa jambe dérape et le garçon tombe sous les roues. Ici, si vous voulez bien regarder, la roue lui a écrasé la main dans laquelle il tient son bouquet. Et sa fiancée, comme vous le voyez à l’arrière-plan, lève les mains ! Et là, la main écrasée a roulé entre les rails. Ici vous voyez le garçon ramasser de la main qui lui reste l’autre main qui continue à tenir le bouquet Mais comme le train continue à rouler, une autre roue lui écrase la main qui tenait celle qui tenait le bouquet… Et là vous voyez le garçon sans mains qui s’est assis sur le marchepied, mais comme le train s’arrête, le marchepied lui fracasse la tête et il tombe… Voilà quinze tableaux de ce que j’ai vu dans une gare, quinze variations sur les précieuses mains humaines… »

[...]

« Prenez la peine de regarder le buffet, ce sont des variations sur le malheur, des variations poussées à fond ! lance-t-il en indiquant le buffet des deux mains, ici, comme vous le voyez, c’est un tsigane qui fait la coulée aux aciéries de Martin. Et là, si vous voulez bien regarder, le tsigane est précipité dans la cuve, dans l’acier bouillonnant, parce qu’il a buté contre une caisse. Ici vous voyez une grue qui soulève la cuve, et au fond il y a le tsigane de peint, là vous voyez comment l’acier se coule en lingots, le tsigane est dans chaque lingot. Et ici j’ai fait aplatir les tsiganes des lingots en billettes… mais dans chaque billette il y a toujours le tsigane entier ! Et là vous voyez les billettes aplaties en tôle, de la tôle inoxydable, mais dans chaque tôle il y a toujours le tsigane entier, et puis avec ces tôles on presse des cuillers, des couteaux, des fourchettes et, comme vous le voyez, dans chaque cuiller, dans chaque couteau, dans chaque fourchette, partout il y a le tsigane peint, celui qui avait été précipité dans la coulée… Et c’est comme ça que le tsigane fondu dans les couverts a fait le tour du monde, il y en avait un petit bout partout, mais moi, je l’ai dessiné entier dans toutes les cuillers, oui, oui… »


mardi 15 décembre 2020

Malebranche + Sterne (conscience morale)

 Malebranche, Recherche de la vérité, Éclaircissement XI p. 170 : 

"Il est certain que l'homme le plus éclairé ne connaît point avec évidence, s'il est digne d'amour ou de haine, comme parle le Sage (Eccl.) Le sentiment intérieur qu'on a de soi-même, ne peut rien assurer sur cela. S. Paul dit bien que sa conscience ne lui reproche rien : mais il n'assure pas pour cela qu'il soit justifié. Il assure au contraire que cela ne le justifie pas, et qu'il n'ose pas se juger lui-même, parce que celui qui le juge, c'est le Seigneur [...]."


Sterne, Tristram Shandy I, XLII, traduction Wailly, 1882 :

« Le caporal Trim s’essuya le visage, remit son mouchoir dans sa poche, tout en faisant un salut, - et recommença.

Le sermon

Hébreux, XIII, 18.

… Car nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience.

« Persuadés ! persuadés d’avoir une bonne conscience ! Certainement, s’il est dans cette vie une chose dont l’homme puisse se croire assuré, et à la connaissance de laquelle il soit capable d’arriver sur le témoignage le plus incontestable, ce doit être de savoir - s’il a ou non une bonne conscience. »

[Je suis sûr d’avoir raison, dit le docteur Slop.] »

« Pour peu qu’un homme réfléchisse, il ne peut guère rester étranger au véritable état de ce compte ; - il doit être dans la confidence de ses propres pensées et désirs : - il doit se rappeler son passé, et connaître d’une manière certaine les vrais ressorts et motifs, qui, en général, ont dirigé les actions de sa vie. »

[Je l’en défie, sans aide, dit le docteur Slop.]

« Sur d’autres sujets on peut être trompé par de fausses apparences ; et comme le sage s’en plaint, c’est avec peine que nous devinons les choses qui sont sur la terre, et avec labeur que nous trouvons les choses qui sont devant nous. Mais ici l’esprit a toutes les preuves, tous les faits en lui-même ; - il sait la toile qu’il a ourdie ; - il en connaît le tissu et la finesse, et la part exacte que chaque passion a prise à l’exécution des différents dessins dont la vertu ou le vice a mis le plan devant lui. »

[Le style est bon ; et vraiment Trim lit fort bien, dit mon père.]


Corporal Trim wiped his face, and returned his handkerchief into his pocket, and, making a bow as he did it,--he began again.)

The Sermon.

Hebrews xiii. 18.

- For we trust we have a good Conscience.-

'Trust! trust we have a good conscience! Surely if there is any thing in this life which a man may depend upon, and to the knowledge of which he is capable of arriving upon the most indisputable evidence, it must be this very thing,--whether he has a good conscience or no.'

(I am positive I am right, quoth Dr. Slop.)

'If a man thinks at all, he cannot well be a stranger to the true state of this account:--he must be privy to his own thoughts and desires;--he must remember his past pursuits, and know certainly the true springs and motives, which, in general, have governed the actions of his life.'

(I defy him, without an assistant, quoth Dr. Slop.)

'In other matters we may be deceived by false appearances; and, as the wise man complains, hardly do we guess aright at the things that are upon the earth, and with labour do we find the things that are before us. But here the mind has all the evidence and facts within herself;--is conscious of the web she has wove;--knows its texture and fineness, and the exact share which every passion has had in working upon the several designs which virtue or vice has planned before her.'

(The language is good, and I declare Trim reads very well, quoth my father.)


lundi 14 décembre 2020

Valéry (mots)

 Valéry, Poésie et pensée abstraite, Pléiade t. 1 p. 1316-1317 : 

« J’ai la manie étrange et dangereuse de vouloir, en toute matière, commencer par le commencement (c’est-à-dire, par mon commencement individuel), ce qui revient à recommencer, à refaire toute une route, comme si tant d’autres ne l’avaient déjà tracée et parcourue …

Cette route est celle que nous offre ou que nous impose le langage.

En toute question, et avant tout examen sur le fond, je regarde au langage ; j’ai coutume de procéder à la mode des chirurgiens qui purifient d’abord leurs mains et préparent leur champ opératoire. C’est ce que j’appelle le nettoyage de la situation verbale. Pardonnez-moi cette expression qui assimile les mots et les formes du discours aux mains et aux instruments d’un opérateur.

Je prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec notre esprit. Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous ; elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs et d’associations accidentelles ; elle est obligée de les emprunter. Mais par là elle altère insensiblement notre véritable besoin. Nous renonçons sans le savoir, à notre problème originel, et nous croirons finalement avoir choisi une opinion toute nôtre, en oubliant que ce choix ne s’est exercé que sur une collection d’opinions qui est l’œuvre, plus ou moins aveugle, du reste des hommes et du hasard. »


dimanche 13 décembre 2020

Bizarrerie...

 ... si on clique sur l'entrée d'index "Valéry (23)", un seul texte apparaît... 

Les autres entrées d'index semblent réagir normalement... 

Protestation contre l'hégémonie testienne, pourtant modérée ? ... 

Si je propose une nouvelle occurrence pour 'Valéry', le logiciel ne propose aucune suggestion...

[même problème pour Aymé ; gestion différente des accents avec la nouvelle formule Blogger ?]

Huntington (incipit)

 Huntington, Madame Solario traduction Villoteau, incipit : 

« Au début de ce siècle, Cadenabbia, sur le lac de Côme, était au mois de septembre une villégiature à la mode. Sa vogue s'expliquait sans peine : la beauté presque excessive du lac aux contours sinueux, encadré de montagnes, les rives parées de villages jaune d’or et de villas de style classique parmi les cyprès, et la proximité, au bout du lac, de routes reliant l’Italie à toutes les capitales de l’ouest et du centre de l’Europe. Pourtant Cadenabbia était difficile d’accès, ce qui ajoutait encore à son charme ; sur de longues distances, ce rivage enchanteur était totalement dépourvu de grandes routes. On parvenait à Cadenabbia par un petit vapeur qui, partant de Côme, zigzaguait sur le lac, au cours d’un voyage d’une incroyable lenteur. L’impression qu’on éprouvait en arrivant était extraordinaire. Comme il ne passait jamais de véhicules, on ne percevait d’autre bruit que les voix humaines, le claquement de sabots des paysannes et le clapotis des vagues. On entendait des voix soupirer : « Quelle paix délicieuse ! Que ce calme est exquis ! » 

Dans le plaisant tableau qui s’offrait aux yeux pendant la saison, les toilettes féminines dominaient. En l’année 1906, les femmes portaient de longues jupes qui leur moulaient les hanches et rasaient le sol ; les tailles fines étaient serrées dans d’étroites ceintures, les bustes pleins et les corsages très ornementés. La mode d’été exigeait aussi le port de volumineux voiles de mousseline jetés sur les chapeaux à larges bords et flottant de là sur les épaules jusqu’à la taille ou même au-dessous. Une telle profusion de parures faisait de chaque femme une sorte de divinité, et une divinité suppose toujours un culte. L’atmosphère sociale de cette époque était particulièrement imprégnée de féminité. » 


“In the early years of the century, before the first world war, Cadenabbia on the lake of Como was a fashionable resort for the month of September. Its vogue was easy to explain. There was the almost excessive beauty of the winding lake surrounded by the mountains, the shores gemmed with golden­yellow villages and classical villas standing among cypress trees; and the head of the lake lay close to the routes that connected Italy with all the capitals of Western and Central Europe, yet Cadenabbia itself was difficult to reach, which was an added charm. Long stretches of the lovely shore were without high road or traffic of any kind, and one arrived by the little steamboat that started in Como and shuttled back and forth across the lake, calling at one dreaming place after another in a journey of incredible slowness. It was wonderful to arrive. As no wheel ever passed, there were no sounds except human voices, the click of peasants’ wooden clogs and the lapping of the waves. One heard from balconies, “Isn’t this stillness delicious? Ah, que ce calme est exquis!”

[...]


samedi 12 décembre 2020

Morrieson (incipit)


Morrieson, L'Épouvantail, traduction J.-P. Gratias, incipit : 

« C'est au cours de la même semaine que nos poules furent volées et que Daphné Moran eut la gorge tranchée.

À l'école, tout cancre que j'étais, j'avais de bonnes notes en rédaction, sinon en orthographe, et j'étais friand de lectures. Et c'est pourquoi, sans doute, je me permets aujourd'hui de m'ériger en chroniqueur pour retracer les moments où la ville de Klynham fit parler d'elle. Ce fut certainement le chapitre le plus sombre et le plus mouvementé de ses annales, et comme le dicton prétend que « La vérité finit toujours par se savoir », il me semble que la véritable histoire ne demande qu'à être racontée tôt ou tard. En m'attelant à cette tâche, j'ai peut-être les yeux plus grands que le ventre. Mais qui - je me pose la question - endossera ce rôle si je ne relève pas le défi ? Qui a été plus constamment que votre humble serviteur impliqué dans chaque péripétie ? "Personne !" Et quelle famille pourrait donc, mieux que la mienne, connaître les rares tenants et aboutissants qui auraient pu m'échapper ? Que l'écho me réponde s'il le peut !

Donc, il me semble que c'est à moi de tenter l'aventure et de rassembler, après coup, tous les épisodes de cette histoire aussi macabre que dramatique. La totalité, ou presque, de ce récit devrait prendre la forme d'un compte rendu véritablement exhaustif. Certains détails, bien sûr, m'auront été rapportés, et quelques fragments particulièrement insaisissables m'obligeront peut-être à me servir de mon imagination ; mais j'ai sûrement droit à quelque latitude si je dois enfin faire éclater la vérité concernant cette étrange affaire. Alors, accordez-moi un peu de liberté, c'est tout ce que je demande.

En lisant L'Île au trésor, je fus séduit par le style de cette phrase : 'C'est au cours du même abordage que j'ai perdu  ma jambe et le vieux Pew ses yeux'. Le jour où je me mettrai à écrire à mon tour, décidai-je, voilà à quoi j'aimerais que mon propre style ressemble. C'est plus difficile qu'il n'y paraît. Dans la première phrase de mon récit, je m ' en rapproche autant que faire se peut.

Les deux crimes, le premier si banal et l'autre... »


« The same week our fowls were stolen, Daphne Moran had her throat cut.

Big dunce that I was at school, my essays, if not my spelling, used to be thought quite good, and I was a keen reader, which is probably why I now presume to set myself up as the chronicler of Klynham’s hour in the limelight. This was certainly the most hectic and the darkest chapter in the whole history of the town and, just like I have heard said ‘Murder will out’, it seems to me that the true story is bursting to be told sooner or later. It may be that I am biting off more than I can chew in tackling the job, but who, I ask myself, is going to come to light if I do not accept the challenge? Who was more constantly mixed up in every scene than little me? But nobody ! And whose family knew more of any ins and outs that I may have missed myself than my own family ? Echo answers whose!

So it looks like it is over to me to go ahead and, in retrospect, piece together the entire grisly and dramatic episode. Nearly all should turn out to be a genuine blow-by-blow account. Some of it will have been told to me, of course, and some extra elusive bits and pieces may force me to use my imagination; but surely I get some licence if I am really going to blow the top off that strange affair at last. Grant me a little licence, then, is my plea.

In Treasure Island I liked the sound of ‘The same broadside I lost my leg, Old Pew lost his deadlights.’ When I get around to writing myself, I decided, that is how I am going to sound. It is harder than it looks. The opening sentence of my story is as near as I can get.

The two crimes, the one so trivial... »


 

vendredi 11 décembre 2020

Twain (incipit)

 

Twain, Huckleberry Finn, trad. William-L. Hughes*, incipit :

 "Si vous n’avez pas lu Les Aventures de Tom Sawyer, vous ne me connaissez pas. Cela ne fait rien : nous aurons vite lié connaissance. M. Mark Twain vous a raconté l’histoire de Tom, et il y a mis un peu du sien, même en parlant de moi. Cela ne fait rien non plus, puisqu’on m’assure qu’il n’a ennuyé personne. La tante Polly, Mary Sawyer et la veuve Douglas ne disaient jamais que la vérité, et elles n’étaient pas toujours amusantes. Je parle de la tante de Tom, de sa cousine, et de la veuve qui m’avait adopté.

Au fond, sauf quelques enjolivements, M. Mark Twain a rapporté les faits tels qu’ils se sont passés. Pour ma part, je n’ai pas assez d’esprit pour inventer, je raconterai donc simplement la suite de mes aventures.

Or voici comment finit le livre de M. Mark Twain :

Tom et moi, nous avions découvert un trésor..."


* la traduction ne rend pas le caractère non-conventionnel du langage du narrateur


You don't know about me without you have read a book by the name of The Adventures of Tom Sawyer ; but that ain't no matter. That book was made by Mr. Mark Twain, and he told the truth, mainly. There was things which he stretched, but mainly he told the truth. That is nothing. I never seen anybody but lied one time or another, without it was Aunt Polly, or the widow, or maybe Mary. Aunt Polly--Tom's Aunt Polly, she is--and Mary, and the Widow Douglas is all told about in that book, which is mostly a true book, with some stretchers, as I said before.

Now the way that the book winds up is this: Tom and me found the money that the robbers hid in the cave...



jeudi 10 décembre 2020

Lurie (lit)

Lurie (Alison), Liaisons étrangères, trad. S. Mayoux, chap. 10, Rivages p. 341-2 : 


[visite du Victoria and Albert Museum]  





« Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre. 

Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n'est plus un lit. Plus personne n'y dormira jamais, plus personne n'y baisera jamais. Personne ne s'assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut ; leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenu rose avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d'eau ni de vin ; les assiettes d'étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre. 

Les musées d'art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l'usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l'angle de sa fonction, est mort ; pis encore, figé dans une sorte de mort vivante [...]. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d'ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée [...]. 

Une répugnance à l'égard des milliers d'objets ni morts ni vivants qui l'entourent de tous côtés s'empare de Fred [...]. »  



Le lit : 

https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Bed_of_Ware


Le rôti de bœuf anglais (mythique) : 

cf. The Roast Beef of Old England, also called The Gate of Calais, painted by Hogarth in 1748 : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:William_Hogarth_063.jpg



« Fred moves nearer and puts his hand on the unwrinkled brocade coverlet, receiving a shock: the Great Bed of Ware is as hard as stone.

But why should he be surprised? Functionally speaking this is no longer a bed. No one will ever sleep or fuck in it again. No one will sit in these high-backed oak chairs: their stringy crimson velvet seats, now faded to pink, are protected from contemporary rear ends by tarnished gilt cords. The engraved goblets in the glass cases will never again hold water or wine; the pewter plates will never be heaped with the roast beef of Old England.

Art museums are better. Paintings and sculptures continue to serve the purpose for which they were made: to be gazed at and admired, to interpret and shape the world. They live on, immortal, but all this sluff is functionally dead; no, worse, fixed in a kind of living death, like his passion for Rosemary Radley. There’s something futile, something hideous, about this immense Victorian junkshop full of expensive household things: all these chairs and dishes and cloths and knives and clocks, so many of them, too many of them, preserved forever in frozen uselessness [...]. A revulsion from the thousands of undead objects that surround him on all sides seizes Fred […] » 


mercredi 9 décembre 2020

Giono (appétit)

Giono, Silence, in Faust au village : 

"Il y a aussi les bonnes tables. J’y ai pensé. Je ne suis pas encore dégoûtée de faisans ; ni de sauces noires, ni de plats mijotés, ni de consommés, ni de daubes, ni de civets, ni de confits, ni de crèmes, ni de tartes, ni de brioches, ni de broches, ni de jus, ni de lards. Ni de ragoûts, ni de poulardes, ni de pâtés, ni de foies gras, ni de tendrons, ni de gigots, ni de farcis, ni de râbles, ni de cuissots, ni de croquettes, ni de gelées, ni d’ortolans, ni de terrines, ni de soufflés, ni de gras-doubles, ni de truffes, ni de coulis, ni de suprêmes, ni de salmis, ni de gratins, ni d’aspics, ni de compotes, ni de fricandeaux, ni de fricassées, ni de timbales, ni de coquilles, ni de veloutés, ni de gaufres, ni de crêpes, ni de galettes, ni de beignets, ni de chaussons, ni de meringues, ni de croustades, ni de gratinées, ni de merveilles, ni de hachis de cervelles. J’ai encore très soif de vieux vins, d’anisette, de curaçao, de kummel, de prunelle, d’angélique, de guignolet, de marasquin, de révérendine ! Et j’adore particulièrement la frangipane. Ah ! comme on sent alors la terre de Dieu plus solide sous ses pieds."