Tardieu, La Part de l’ombre, Poésie-Gallimard p. 167-168 :
L’inventeur distrait
Avant d'avoir fait naufrage, je jouissais d'une imagination débordante.
A peine éveillé, j'inventais un homme : c'était moi. A partir de ce moment, tout devenait possible. L'homme que j'étais s'inventait un nom, une famille, une position sociale. Il se construisait une maison, dans cette maison un appartement, dans cet appartement, des meubles.
Encore un effort et il imaginait le petit-déjeuner du matin. Un autre et en un tour de main, voilà qu'il s'était fabriqué du linge, des chaussettes, un complet-veston, des chaussures, un chapeau et une serviette de cuir garnie de dossiers importants.
Dernière création : l'homme que j'étais se mettait en marche vers la porte de l'appartement. j'inventais alors les premiers bruits du dehors : à l'étage au-dessous un voisin qui grondait son chien, puis ce chien qui jappait et grattait pour sortir. Au-dessus du plafond, rien que le toit, car je m'étais logé au sixième étage pour être plus près du grand jour : je créais donc, au-dessus du toit, le ciel silencieux. Mais un jour je fus distrait - ou fatigué d'inventer toujours. J'ouvris la porte de l'appartement ... Malheur, j'avais oublié d'inventer l'escalier !
Je me suis mis à plat ventre au bord du palier et je regardai au-dessous de moi : rien, le vide ! Imbécile ! J'avais même oublié d'inventer la rue ! Et de quelle ville d'ailleurs ? Je n'aurais même pas pu dire son nom.
Alors ma maison, avec le voisin d'en dessous et son chien, avec son ciel silencieux, se mit à flotter au milieu de rien et nous partîmes pour une destination inconnue, doucement bercés par les vagues de l'espace, comme un vaisseau sur la mer.