mardi 11 février 2020

Proust + Biély (mémoire)


Proust, Du Côté de chez Swann, première éd. p. 55
"Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : 'Va avec le petit.'
La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir."

Biély, Petersbourg, [1913-1922] trad. Catteau et Nivat, chap. 7 :
« Nicolas Apollonovitch eut la nostalgie d’une patrie lointaine : il eut envie de se retrouver dans sa chambre d’enfant. Il voulut tout rejeter et tout réapprendre comme quand on est petit. Il réentendit la voix de son enfance. Dans le fracas de la ville, les citadins n’entendent pas le cri des grues qui passent haut dans le ciel. Et pourtant elles passent aussi au-dessus des villes. Ainsi, quelque part sur la perspective Nevski, dans le grondement des fiacres et le vacarme des crieurs de journaux, rumeur où s’élève parfois la note aiguë d’une trompe d’automobile, on voit soudain, sur le trottoir, s’arrêter comme pétrifié un paysan de passage ; il incline sa tête barbue :
— Chut !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ecoutez !
— Qu’y a-t-il ?
— Là-haut, les grues poussent leur cri…
Et tout d’abord, vous n’entendrez rien. Puis, vous entendrez la voix chère et oubliée, si étrange…
Les grues trompettent !
Les têtes se lèvent, deux têtes, puis cinq, puis dix…
Dans le bleu du ciel, on finit par distinguer quelque chose de familier : là-haut, vers le nord, volent les grues…
Cercle de curieux. Le trottoir est barré. Un agent de police se fraye un chemin ; la curiosité l’aiguillonne. Il s’arrête et renverse la tête :
— Voici les grues qui reviennent !
De temps à autre, au-dessus des toits de Pétersbourg, éclate le cri des grues ! Ainsi la voix de l’enfance… »