Ramuz, Vendanges, IV :
« J’ai connu tout petit garçon qu'il n'y avait pas de temps, que le temps était une maladie et qu'on ne guérissait que quand on s'était défait de lui. Tout se ressemblait, il n'y avait plus qu'une seule espèce d'hommes. Et, sans doute, étaient-ce là des choses qu'on ne comprenait qu'à demi et sans mots précis pour les dire, si bien qu'on n'aurait pas su s'en expliquer, mais sûrement qu'on les sentait déjà et vivement, bien qu'elles n'eussent pas pénétré encore dans ces régions de l'esprit où les pensées prennent forme. On était alors tout frais dans la vie ; pourquoi ne l'aurait-on pas mieux perçue dans ce qu'elle a d'essentiel ?
On touchait encore à sa substance profonde, on n'avait pas été encore séparé de la vérité. O vendanges ! temps des vendanges ! je vous retrouve tout ensemble au fond de moi-même et au fond des siècles. Nous avions réussi enfin à nous introduire dans le pressoir, sans avoir été aperçus. Ici ne régnait jamais qu'un demi-jour à cause de l'éclairage insuffisant : est-ce au fond de mon souvenir que je retrouve ces images ou bien est-ce qu'elles n'ont jamais existé que dans une page de la Bible ? Tout se confond pour moi dans une confusion essentielle que l'unité des origines humaines seule permet, comme je veux le croire, comme je le croyais alors, comme je le crois toujours ; de sorte que, par-delà le temps et ces temps qui sont derrière nous, il n'y a plus de temps du tout. (Et, par-delà les temps qui sont en avant de nous, il n'y aura plus de temps non plus). »