samedi 15 février 2020

Fante (ville)


Fante (John), Les Compagnons de la grappe, trad. B. Matthieussent, 10 x 18 chap 9 :
« Wilmington croupissait dans une paranoïa aiguë, due à l’impact de la guerre sur cette ville portuaire. Elle ne semblait pas tant bâtie selon un schéma rationnel que déversée comme une charretée de rues et d’immeubles. D’énormes camions fonçaient sur la chaussée, traversaient en rugissant  des carrefours surpeuplés où soldats, marins et civils ignoraient les feux de la circulation parmi les klaxons déchaînés et les conducteurs furibards. Je me laissais porter par la foule, suivais son courant le long d’Avalon Boulevard. Fatigué, crasseux, hébété, je surnageais comme un bouchon entre les puits de pétrole, les usines, les scieries, les monceaux de courroies et de tuyaux d’acier, les rangées de tanks et de camions militaires qui s’étendaient à perte de vue, les salles de billard et de poker, les parkings de voitures d’occasion, et jusqu’au manège et la grande roue d’une foire. Le rire des femmes jaillissait des bars, inondait les rues. Les tapineuses s’adossaient aux porches, les ivrognes se vautraient dans le caniveau, des flics souriants battaient le pavé en surveillant les alentours. Où étais-je donc ? À Liverpool ? Singapour ? Marseille ? J’ai pensé à mon père, il aurait adoré cet endroit singulier – les salles de jeux, les bars, les immeubles qui semblaient jaillir du moindre terrain vague. »

« Wilmington was paranoid, a seaport town in the midst of war. It did not seem to have been laid out so much as dumped out. Big trucks hogged the streets, roaring through crowded intersections where soldiers, sailors and civilians ignored traffic signals in the middle of honking claxons and cursing drivers. I moved with the flow of people, aimlessly following a surge down Avalon Boulevard, I was tired, dirty and dazed, tumbled like a cork along a street of oil derricks, factories, lumberyards, piles of girders and steel pipe, row upon row of army tanks and trucks, poolhalls, poker palaces, used-car lots, and even an amusement park with a merry-go-round and a Ferris wheel. The laughter of women in bars flooded the streets. Hustlers leaned in doorways, drunks sat on the curb, smiling cops cruised in bemused attention. Where was I? Liverpool? Singapore? Marseilles ? I thought of my father, how he would have loved this singular place—the gambling, the bars, the buildings shooting up on every empty piece of land. »