L’Archipel du Goulag [trad. Johannet] , tome 3 p. 339 :
[après le camp, la relégation au Kazakhstan]
« Nos nouveaux chefs se révèlent accommodants et nous permettent, au lieu de passer la nuit dans une pièce fermée à clé, de dormir dans la cour, sur le foin.
Une nuit à la belle étoile ! Nous avions oublié ce que cela veut dire !... Toujours des verrous, toujours des barreaux, toujours des murs et un plafond. Ah, il s'agit bien de dormir ! Je vais et je viens, je vais et je viens, arpentant en tous sens la cour de service annexée à la prison. Elle baigne dans un doux clair de lune. Cette télègue dételée, le puits, l'auge où on fait boire les bêtes, la petite meule de foin, les ombres noires des chevaux sous l'auvent, tout cela est si paisible, si ancien : rien ne porte la marque cruelle du MVD. On est seulement le 3 mars, et pourtant la nuit n'a apporté aucun rafraîchissement de la température, c'est le même air, presque estival, que durant la journée. Dans Kok-Térek éparpillé sous la lune, les ânes braient, longuement, passionnément : ils disent et redisent aux ânesses leur amour, ils disent la force débordante qui afflue en eux, et à cette grande clameur doit se mêler aussi la réponse des ânesses. Je distingue mal leurs voix à tous ; ces cris plus puissants et plus profonds, peut-être est-ce les chameaux. Il me semble que si j'avais de la voix, je me mettrais moi aussi à hurler à la lune : je vais respirer, ici. Je vais pouvoir me déplacer, ici !
Il n'est pas possible que je n'arrive pas à percer le rideau de papier des questionnaires ! En cette nuit retentissante, je sens ma supériorité sur tous les fonctionnaires blancs de frousse. Enseigner ! me sentir de nouveau un homme ! Entrer dans la classe d'un pas rapide et parcourir d'un regard de feu les visages des enfants ! On pointe l'index vers la figure tracée au tableau - et tous en oublient de respirer ! On ébauche la construction qui résout le problème - et on entend leur soupir de soulagement.
Je ne peux pas dormir ! Je vais et je viens, je vais et je viens sans fin sous la lune. Les ânes chantent ! Les chameaux chantent ! En moi aussi tout chante : libre ! libre !
Je finis tout de même par m'étendre sur le foin aux côtés de mes camarades, sous l'auvent. À deux pas de nous les chevaux sont là, debout devant leur crèche, et tout au long de la nuit ils mâchent paisiblement leur foin. Je crois que dans l'univers entier on n'aurait pu trouver chose plus doucement familière que ce bruit-là pour notre première nuit de semi-liberté.
Mangez, bêtes sans malice ! Mangez, gentils chevaux !... »