Sartre, L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, [1943], coll. Tel, p. 95 :
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. »
Note : quelques lignes plus bas, Sartre a une formule qui est un pastiche évident d'Alain : « leur condition est toute de cérémonie »
Süskind, Le Pigeon (1985-1987) trad. Lortholary, p. 84-85 :
« Ces garçons de café, par exemple, à la terrasse du café d'en face, ces jeunes garçons stupides et bons à rien qui vaquaient mollement entre tables et chaises, effrontés, bavardant entre eux et ricanants et grimaçants et barrant la route aux passants et sifflant les filles, ces petits péteux qui ne faisaient rien que répercuter vers le comptoir, par la porte ouverte, la commande qu'on leur avait lancée : «Un express ! Un demi ! Un soda-citron !», pour ensuite consentir à rentrer enfin, pour ressortir en feignant l'empressement et en jonglant avec la commande qu'ils servaient avec de fausses acrobaties de garçons de café : la tasse atterrissait sur la table au terme d'une trajectoire en spirale, la bouteille de coca-cola se trouvait coincée entre leurs cuisses et ouverte d'un coup sec, le ticket de caisse tenu d'abord entre les lèvres était craché dans une main qui le glissait ensuite sous le cendrier, tandis que déjà l'autre main encaissait à la table voisine et ramassait des tas d'argent, des prix astronomiques : cinq francs pour un express, onze francs pour un demi, avec quinze pour cent en sus pour leur service de singes, sans parler du pourboire supplémentaire ; car figurez-vous qu'ils en attendaient un, ces messieurs les bons à rien, avec leurs têtes à claques, un pourboire supplémentaire ! Sinon ils ne desserraient même pas les dents pour dire merci, sans même parler de dire au revoir ; sans pourboire supplémentaire, le client n'avait plus droit à un regard et, en quittant les lieux, ne voyait que dos dédaigneux et culs pleins de morgue, surmontés de ces porte-monnaie noirs et rebondis que les garçons arboraient à la ceinture parce qu'ils trouvaient ça chic et décontracté de faire ainsi étalage de leurs escarcelles, ces pauvres crétins, comme la Vénus hottentote de son postérieur difforme... Ah, Jonathan aurait été capable de les poignarder du regard, ces imbéciles à l'air blasé dans leurs chemises de garçons de café aérées, fraîches et à manches courtes ! Il aurait voulu traverser en courant jusqu'à l'ombre de leur toile et les en tirer par les oreilles, et les gifler en pleine rue, pif, paf, aller et retour, à toute volée, et leur botter le derrière... »