Valéry, Mauvaises pensées Pléiade t. 2 p. 888 :
"Supposé l'homme obligé de gagner sa vie de chaque jour, n'ayant loisirs, ni sécurité, alors disparaît toute notion de mission, d'œuvre, de créature privilégiée, de destinée unique devant être remplie. Tout ceci donc est postérieur à l'acquisition de réserves, à l'assurance du lendemain, à la jouissance du passé, et du capital accumulé.
Il faut que le temps et les ressources surabondent pour que l'on songe à être fils de Dieu, nourrisson des Muses, personnalité ; pour se croire quelqu'un, et non le jouet de tout dans chaque instant.
Les mauvais moments, les malaises, les douleurs et l'anxiété, nous mettent dans l'état de gagner, de garder notre vie, non plus de chaque jour, mais de chaque minute.
Alors, plus de pensée, plus d'actes non réflexes ; mais une lutte, une agonie, une vie disputée, un présent sans horizon. Il n'y a plus de temps, mais une durée.
Ce n'est plus être un homme ; mais une succession d'événements locaux, un efïet de coïncidences et de conditions instantanées."