Musil, L'Homme sans qualités, trad. Jaccottet, t. 1 p. 236 :
"[…] c'est alors que le représentant de l'ordre, considérant qu'on lui manquait de respect, procéda à l'arrestation.
Elle ne se fit pas sans résistance et manifestation réitérée d'opinions séditieuses. Des badauds s'émurent, l'ivrogne en fut flatté, et une aversion résolue pour son semblable, restée jusque-là soigneusement cachée, éclata alors au grand jour. Un combat passionné pour l'honneur commença. Une fierté accrue affronta le sentiment inquiétant de ne plus bien tenir dans sa peau. Le monde lui non plus n'était pas ferme ; c'était un souffle incertain qui ne cessait de se déformer et de changer d'aspect. Les maisons étaient de guingois, comme expulsées de l'espace : les gens, là, au milieu, étaient un grouillement de pauvres types ridicules, mais tous parents. Je suis appelé à y mettre ordre, voilà ce que sentait cet ivrogne exceptionnel. La scène tout entière était remplie d'une sorte de vacillement, un fragment de ce qui se passait lui apparut clairement comme un bout de chemin, puis de nouveau les murs tournèrent. Les axes des yeux lui sortaient de la téte -comme des tiges, cependant que la plante de ses pieds retenait de toutes ses forces la terre. Un étrange ruissellement avait commencé dans sa bouche ; des mots sortaient, remontant de l'intérieur, dont il était impossible de savoir comme ils avaient pu y rentrer. C'étaient peut-être des injures. Il était malaisé de le préciser. Le dedans et le dehors se ruaient l'un dans l'autre. Cette colère n'était pas une colère profonde, mais seulement l'habitacle corporel de la colère, exaspéré jusqu'à la frénésie, et le visage d'un agent de police s'approcha avec une extrême lenteur d'un poing fermé, avant de se mettre à saigner."