Gide, Essais, Pléiade p. 944-945 (mars 1948, sur Artaud au Vieux-Colombier) :
"Je connaissais Artaud depuis longtemps, et sa détresse et son génie. Jamais encore il ne m’avait paru plus admirable. De son être matériel plus rien ne subsistait que d’expressif. Sa grande silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie, soit tendues vers un insaisissable secours, soit tordues dans l’angoisse, soit le plus souvent enveloppant étroitement sa face, la cachant et la révélant tour à tour, tout en lui racontait l’abominable détresse humaine, une sorte de damnation sans recours, sans échappement possible que dans un lyrisme forcené dont ne parvenaient au public que des éclats orduriers, imprécatoires et blasphématoires. Et certes l’on retrouvait ici l’acteur merveilleux que cet artiste pouvait devenir : mais c’est son personnage même qu’il offrait au public, avec une sorte de cabotinage éhonté, où transparaissait une authenticité totale. La raison battait en retraite ; non point seulement la sienne, mais celle de toute l’assemblée, de nous tous, spectateurs de ce drame atroce, réduits au rôle de comparses malévoles, de jeanfoutres et de paltoquets. Oh ! non, plus personne dans la salle n’avait envie de rire ; et même Artaud nous avait enlevé l’envie de rire pour longtemps. Il nous avait contraints à son jeu tragique de révolte contre tout ce qui, admis par nous, demeurait pour lui, plus pur, inadmissible… :
Nous ne sommes pas encore nés,
Nous ne sommes pas encore au monde.
Il n'y a pas encore de monde.
Les choses ne sont pas encore faites.
La raison d'être n'est pas trouvée...
En quittant cette mémorable séance, le public se taisait. Qu'eût-on pu dire ? L'on venait du voir un homme misérable, atrocement secoué par un dieu, comme au seuil d'une grotte profonde, antre secret de la sibylle où rien de profane n'est toléré, où, comme sur un Carmel poétique, un vates exposé, offert aux foudres, aux vautours dévorants, tout à la fois prêtre et victime... L'on se sentait honteux de reprendre place en un monde où le confort est formé de compromissions."