mardi 31 décembre 2024

Céline (adolescente)

Céline, Maudits Soupirs pour une autre fois (version B de Féerie) Pléiade p. 793 : 

"Elle est belle, c'est une déesse de blondeur, de poitrine, de croupe et tout ! et danseuse, plastique et classique ! et pas les quinze ans ! Et puis alors cette carnation de velours vivant [...]. Je ne vous parle pas des yeux, des bleuets doubles, des fleurs prises au ciel... enfin pas du ciel maintenant... du ciel des temps radieux, du ciel septième ciel... tout beau radieux et fleurs partout... Je vous ai dit pour la chevelure... aux genoux qu'elle lui cascade... et fine... Fine... une eau-de-vie qu'elle lui recouvre... l'ondoye... blonde, vous enlace l'âme... Ah ! c'est terrible à contempler... Je vous le dis tout cru."


lundi 30 décembre 2024

Bergson (douleur)

Bergson, Matière et mémoire :

"Quand un corps étranger touche un des prolongements de l'amibe, ce prolongement se rétracte ; chaque partie de la masse protoplasmique est donc également capable de recevoir l'excitation et de réagir contre elle ; perception et mouvement se confondent ici en une propriété unique qui est la contractilité. Mais à mesure que l'organisme se complique, le travail se divise, les fonctions se différencient, et les éléments anatomiques ainsi constitués aliènent leur indépendance. Dans un organisme tel que le nôtre, les fibres dites sensitives sont exclusivement chargées de transmettre des excitations à une région centrale d'où l'ébranlement se propagera à des éléments moteurs. Il semble donc qu'elles aient renoncé à l'action individuelle pour concourir, en qualité de sentinelles avancées, aux évolutions du corps tout entier. Mais elles n'en demeurent pas moins exposées, isolément, aux mêmes causes de destruction qui menacent l'organisme dans son ensemble : et tandis que cet organisme a la faculté de se mouvoir pour échapper au danger ou pour réparer ses pertes, l'élément sensitif conserve l'immobilité relative à laquelle la division du travail le condamne. Ainsi naît la douleur, laquelle n'est point autre chose, selon nous, qu'un effort de l'élément lésé pour remettre les choses en place, une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible. Toute douleur doit donc consister dans un effort, et dans un effort impuissant. Toute douleur est un effort local, et c'est cet isolement même de l'effort qui est cause de son impuissance, parce que l'organisme, en raison de la solidarité de ses parties, n'est plus apte qu'aux effets d'ensemble. C'est aussi parce que l'effort est local que la douleur est absolument disproportionnée au danger couru par l'être vivant : le danger peut être mortel et la douleur légère ; la douleur peut être insupportable (comme celle d'un mal de dents) et le péril insignifiant."


dimanche 29 décembre 2024

Berl (souvenir 2)

Berl, Sylvia, chap. 1 :

"J'avais été à Gavarnie avec maman et très attentif à bien regarder, car je devais faire une description du cirque, par écrit, pour mon professeur qui me l'avait commandé. Je me rappelle bien que nous avons pris une voiture à Saint-Sauveur, et déjeuné à l'entrée du cirque, dans l'auberge d'où on partait, à dos d'âne, vers le glacier. Je me rappelle parfaitement la voiture avec des coussins d'une moleskine très usée d'où sortaient les crins. Je me rappelle un peu moins bien l'auberge, sauf les truites pochées qui avaient l'air de grandes fleurs mauves, épanouies parmi les pommes de terre. Je revois les iris que les âniers cueillaient sur le chemin pour maman qui les serrait dans sa pèlerine écossaise. Mais je ne revois pas le cirque. On dirait que les souvenirs qui devraient me le faire retrouver me le cachent. J'essaie de les refouler. Le cirque alors surgit tout blanc dans un ciel tout bleu. Au fond, à gauche, la cascade écume ; à droite, les champs d'iris présentent une masse violette.

Mais cette image, si claire, n'a rien à voir avec mon excursion. Je la reconnais. C'est une affiche du Paris-Orléans. Elle décorait les gares d'Orthez […]."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/09/berl-souvenir.html



samedi 28 décembre 2024

Valéry (sensibilité)

Valéry, L'Idée fixe, éd. Pochothèque  t. 2 p. 221-223 : 

"— […] Vous êtes un de ces sujets que l’on ne sait par quel bout prendre... Vous êtes plein de défenses... virtuelles. Je parie qu’au moindre contact...

— Avant tout contact, à la seule feinte de contact, je hurle... J’entre en transe.

— C’est bien cela. C’est commode ! Ah... Le physique et le moral, chez vous, se tiennent... On peut le dire. Il n’y a qu'à vous voir.

— Et qu’est-ce que l’on voit ?

— Un visage nerveux, ravagé... instant, dirais-je, où il y a du jeune et du vieux étrangement composés. On y lit tous les temps du verbe Être simultanément excités. Vous avez le faciès très accidenté ; et l’œil, tantôt plus présent, tantôt plus absent qu’il ne faut... Savez-vous à quoi vous me faites songer ?... […]

— Avez-vous lu Notre-Dame-de-Paris ? 

— De Hugo ?... Il y a... cent ans.

— Moi aussi. J’ai gardé un souvenir... Vous rappelez-vous l’étrange exercice de vol à la tire auquel se livrent les truands et filous dans la Cour des Miracles ?

— Je ne vois pas le rapport...

— Ces messieurs s’entraînent à subtiliser la bourse d’un mannequin pendu, et tout cousu de sonnettes et de grelots. C’est très difficile. Au moindre mouvement, le pendu réagit ; en avant la musique ! Le coup est manqué. […] Je vous vois tout garni de clochettes... nerveuses. Un souffle, un rien, vous fait sonner toute une musique de réactions et d’idées. […] Vous réagissez, vous vous défendez par un recours aux abstractions, vous abusez de précisions et de définitions. L’attention intellectuelle vous sert d’isoloir…"


vendredi 27 décembre 2024

Baudrillard (valeurs)

Baudrillard, Le pardon – Paysage sublunaire et atonal, éd. Autrement 1991 p. 38 : 

"Ce que l’on ne comprend pas, c’est que ce sont les Africains qui nous méprisent ! Leur mépris pour la façon que nous avons de vivre et de mourir est bien plus grand que le nôtre à leur égard ! Du fond de leur dépossession, tous savent être en possession de valeurs que nous avons perdues ; notre monde occidental est complètement dévalorisé, invivable, et son objectif est de les coloniser à son image en les réduisant au degré zéro de la valeur."


jeudi 26 décembre 2024

Baudrillard (PNB)

Baudrillard, La Société de sonsommation (1996) p. 45 : 

"La comptabilisation de la croissance ou la mystique du P.N.B. Nous parlons là du plus extraordinaire bluff collectif des sociétés modernes. D'une opération de "magie blanche" sur les chiffres, qui cache en réalité une magie noire d'envoûtement collectif. Nous parlons de la gymnastique absurde des illusions comptables, des comptabilités nationales. Rien n'entre là que les facteurs visibles et mesurables selon les critères de la rationalité économique – tel est le principe de cette magie. A ce titre, n'y entrent ni le travail domestique des femmes, ni la recherche, ni la culture – par contre peuvent y figurer certaines choses qui n'ont rien à y voir, par le seul fait qu'elles sont mesurables. De plus, ces comptabilités ont ceci de commun avec le rêve qu'elles ne connaissent pas le signe négatif et qu'elles additionnent tout, nuisances et éléments positifs, dans l'illogisme le plus total (mais du tout innocent)."


mercredi 25 décembre 2024

Bernanos (village)

Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Plon/Pocket, éd. 1984, p. 29-30 :

"Il tombait une de ces pluies fines qu'on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu'au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m'est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L'eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l'air de s'être couché là, dans l'herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c'est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C'était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s'enfoncer dans la nuit, disparaître... Quelques moments encore, et je ne la verrais plus.  Jamais je n'avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que j'entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l'école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l'heure à travers les pâtures trempées, vers l'étable chaude, odorante... Et lui, le village, il semblait attendre aussi – sans grand espoir – après tant d'autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile." 


mardi 24 décembre 2024

Valéry (formules)

Valéry, Bilan de l'intelligence, éd. Pochothèque t. 2 p. 479 : 

"Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations, de locutions toutes prêtes, qui sont de pure imitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées.

Nous répondons le plus souvent à ce qui nous frappe par des paroles dont nous ne sommes pas les véritables auteurs. Notre pensée, – ou ce que nous prenons pour notre pensée, – n’est alors qu’une simple réponse automatique. C’est pourquoi il faut difficilement se croire soi-même sur parole. Je veux dire que la parole qui nous vient à l’esprit, généralement n’est pas de nous."


lundi 23 décembre 2024

Meckert (bonheur)

Meckert, Les Coups chap. VIII :

"[…] C'était bien dégagé, on avait de l'air et du soleil.

Ça me faisait une fameuse différence avec ma vieille chambre de la Villette. C'était comme un indice. La vie qui allait marcher enfin. Quelque chose d'à peu près régulier. Tout reprenait.

C'était clair, à l'intérieur, propre, tout neuf. Avec nos meubles qu'on venait de nous livrer, des meubles à nous, qui n'avaient jamais servi. Ça c'était du nouveau pour moi.

À bien y repenser, j'ai peut-être connu le vrai bonheur à ce moment-là, à ne penser à rien, qu'à vivre seulement avec une petite bonne femme appétissante. Chaque fois maintenant que je veux trouver du frais et du bonheur dans mes souvenirs, c'est à ça que je m'arrête, à ce moment-là, bien égoïste, quand on était deux à emmerder tout le monde.

Tout ça ne se raconte pas. Pas de souffrance, pas d'histoire, pas d'art, pas de civilisation, ni rien du tout. On connaît ça.

C'est toujours un peu obscène le bonheur, si on veut bien chercher.

Un contentement parfait, en surface comme en profondeur, bien bouffer, bien jouir, en spasmes ou en prières, c'est ça la base. Tout le reste devient de la vaste blague et du paravent. D'abord s'enfermer dans un fameux égoïsme, voilà le bonheur. C'est pas que ce soit joli, mais c'est reposant."


dimanche 22 décembre 2024

Benjamin (œuvres)

Benjamin, Thèses sur la philosophie de l'histoire in Essais 2, éd. Gonthier p. 199 : 

"Tous ceux qui jusqu'ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d'aujourd'hui marchent sur les corps des vaincus d'aujourd'hui. A ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l'usage, appartient aussi le butin. Ce qu'on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d'un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu'on songe à leur origine, comment ne pas frémir d'effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l'anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main.."


samedi 21 décembre 2024

Carver (écriture)

Carver, Les feux § De l'Ecriture :


p. 36 : 

"Dans une œuvre de fiction, la tension est créée, en partie, par la façon dont les mots concrets sont reliés entre eux pour constituer la trame visible de l'action. Mais il y a aussi les choses non-dites, les choses qui restent entre les lignes, le paysage que l'on sent affleurer sous la surface lisse (ou quelquefois heurtée et irrégulière) des objets visibles."   


What creates tension in a piece of fiction is partly the way the concrete words are linked together to make up the visible action of the story. But it’s also the things that are left out, that are implied, the landscape just under the smooth (but sometimes broken and unsettled) surface of things.


p. 33 :

"Au bout du compte, tout ce que nous emporterons avec nous dans la tombe, c'est la certitude d'avoir fait de notre mieux et d'en avoir donné la preuve par notre labeur." 


In the end, the satisfaction of having done our best, and the proof of that labour, is the one thing we can take into the grave.


vendredi 20 décembre 2024

Bourget (Leopardi)

Bourget, Sensations d’Italie, 'Toscane' p. 158 [Leopardi] :

"C’est là, parmi ces vieux volumes aux couvertures de parchemin, que le large fleuve de cette poésie nihiliste a pris sa source. C'est à lire ces livres que le jeune noble de Recanati est parvenu, dès sa vingt-cinquième année et avant d'avoir vécu, à la plus définitive condamnation de l'existence qui ait été formulée dans le siècle de Schopenhauer et de Byron. L'originalité profonde du pessimisme de Leopardi réside, en effet, dans ce caractère presque impersonnel, qui, par certains côtés et à travers d'innombrables différences, rappelle le phénoménisme de Lucrèce. L'un et l'autre, quoique poètes et grands poètes, ont été des philosophes dans la pleine vigueur de ce mot, capables d'idée autant que de sentiment, de doctrine autant que d'imagination. Ils ont commencé par des vues générales, et non point, comme Byron lui-même, comme Musset, comme Henri Heine, par une douleur tout individuelle."


jeudi 19 décembre 2024

Bove (éveil)

Bove, Mes amis (incipit) : 

"Quand je m'éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n'en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal.

Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C'est inutile : comme les pages d'un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.

En baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé : elle pique mon cou. La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux ouverts, les draps jusqu'au menton pour que le lit ne se refroidisse pas.

Le plafond est taché d'humidité : il est si près du toit. Par endroits, il y a de l'air sous le papier-tenture. Mes meubles ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau de mon petit poêle est bandé avec un chiffon, comme un genou. En haut de la fenêtre, un store qui ne peut plus servir pend de travers."


mercredi 18 décembre 2024

Duras (cinéma)

Duras, Un Barrage contre le Pacifique

"Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c’était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain. En somme, tout ce qui portait, tout ce qui vous portait, soit l’âme, soit le corps, que ce soit par les routes ou dans les rêves de l’écran plus vrais que la vie, tout ce qui pouvait donner l’espoir de vivre en vitesse la lente révolution de l’adolescence, c’était le bonheur."


mardi 17 décembre 2024

Roth (lecture)

Roth (Philip), entretien avec P. Assouline (République des Livres, mai 2018) : 

"Dans mon pays, je n’ai pas 100 000 lecteurs parce qu’il n’y a pas 100 000 lecteurs, concentrés, attentifs, qui lisent un roman deux à trois heures par nuit, trois nuits par semaine au moins. Ce qui s’appelle lire. Car si ça traîne des semaines, la concentration s’évapore et c’est fichu. Un lecteur, c’est quelqu’un qui peut en parler autour de lui, qui est capable de tout mettre de côté pour rentrer chez lui afin de poursuivre sa lecture et qui ne ne fait rien d’autre pendant qu’il lit.”


lundi 16 décembre 2024

Duchamp (création)

Duchamp, entretien avec Georges Charbonnier :

 " — Marcel Duchamp, nous avons tous ou nous pensons tous savoir ce qu'est une oeuvre d'art. A quel moment existe-t-elle et qui la fait ? 

— Exactement, je n'en sais rien moi-même. Mais je crois que l'artiste qui fait cette oeuvre ne sait pas ce qu'il fait. Je veux dire par là : il sait ce qu'il fait physiquement, et même sa matière grise pense normalement, mais il n'est pas capable d'estimer le résultat esthétique. Ce résultat esthétique est un phénomène à deux pôles : le premier, c'est l'artiste qui produit, le second, c'est le spectateur, et par spectateur je n'entends pas seulement le contemporain, mais j'entends toute la postérité et tous les regardeurs d'oeuvres d'art qui, par leur vote, décident qu'une chose doit rester ou survivre parce qu'elle a une profondeur que l'artiste a produite, sans le savoir. Et j'insiste là-dessus parce que les artistes n'aiment pas qu'on leur dise ça. L'artiste aime bien croire qu'il est complètement conscient de ce qu'il a fait, de pourquoi il le fait, de comment il le fait, et de la valeur intrinsèque de son oeuvre. A ça, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l'artiste. "


dimanche 15 décembre 2024

Claudel (baptême)

Claudel, Le Soulier de satin, 3° journée, sc. VIII : 


Dona Prouhèze : 

Rends-la-moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !

L'ange gardien : 

La voici de toutes parts qui te baigne et te pénètre.

Dona Prouhèze : 

Elle me baigne et je n'y puis goûter ! c'est un rayon qui me perce, c'est un glaive qui me divise, c'est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c'est l'effervescence de la source qui s'empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c'est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite, et supérieure à toutes les délices, ah, c'est la traction impitoyable de la soif, l'abomination de cette soif affreuse qui m'ouvre et me crucifie !

L'ange gardien : 

Demandes-tu que je te rende à l'ancienne vie ?

Dona Prouhèze : 

Non, non, ne me sépare plus à jamais de ces flammes désirées ! Il faut que je leur donne à fondre et à dévorer cette carapace affreuse, il faut que mes liens brûlent, il faut que je leur tienne à détruire toute mon affreuse cuirasse, tout cela que Dieu n'a pas fait, tout ce roide bois d'illusion et de péché, cette idole, cette abominable poupée que j'ai fabriquée à sa place de l'image vivante de Dieu dont ma chair portait le sceau empreint !


samedi 14 décembre 2024

Valéry (dictature)

Valéry, L'idée de dictature [1934] , in Regards sur le monde actuel, Œuvres, Pochothèque t. 1 p. 1465-1466 :

"Dès que l’esprit ne se reconnaît plus, – ou ne reconnaît plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son horreur du chaos et du gaspillage des forces, – dans les fluctuations et les défaillances d’un système politique, il imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles.Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par l’esprit : l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et incompatibles avec l’exercice de sa raison."


vendredi 13 décembre 2024

Conrad (portrait)

Conrad, Au Cœur des ténèbres, I, trad. Mayoux : 

"Ma première entrevue avec le Directeur fut curieuse. Il ne me pria pas de m’asseoir, après ma marche de vingt milles dans la matinée. Tout en lui était commun, le teint, les traits, les manières, la voix. Il était de taille moyenne, avec un corps quelconque. Ses yeux, d’un bleu banal, étaient peut-être particulièrement froids, et véritablement il pouvait vous assener un regard tranchant et pesant comme une hache. Mais même à ce moment le reste de sa personne semblait se dissocier de son intention. Autrement, il n’y avait qu’une vague, indéfinissable expression sur ses lèvres, quelque chose de sournois – sourire, pas sourire – je me la rappelle, mais je ne saurais l’expliquer. […] C’était un trafiquant vulgaire, employé depuis sa jeunesse dans ces parages – rien de plus. Il était obéi, pourtant il n’inspirait ni affection ni crainte, ni même respect. Ce qu’il faisait, c’était mettre mal à l’aise. Voilà ! Mal à l’aise."



My first interview with the manager was curious. He did not ask me to sit down after my twenty-mile walk that morning. He was commonplace in complexion, in features, in manners, and in voice. He was of middle size and of ordinary build. His eyes, of the usual blue, were perhaps remarkably cold, and he certainly could make his glance fall on one as trenchant and heavy as an axe. But even at these times the rest of his person seemed to disclaim the intention. Otherwise there was only an indefinable, faint expression of his lips, something stealthy – a smile – not a smile – I remember it, but I can’t explain. […] He was a common trader, from his youth up employed in these parts – nothing more. He was obeyed, yet he inspired neither love nor fear, nor even respect. He inspired uneasiness. That was it ! Uneasiness. 


jeudi 12 décembre 2024

Gide (dualité)

Gide, Journal 1923 (Feuillets II, p. 777 de la 1° éd. Pléiade : 

"Je n'ai jamais rien su renoncer, et protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé que j'ai vécu. Mais comment expliquer que cette cohabitation en moi des extrêmes n'amena point tant d'inquiétude et de souffrance, qu'une intensification pathétique du sentiment de l'existence, de la vie ? Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté, mais perplexe – car le tourment accompagne un état dont on souhaite de sortir, et je ne souhaitais point d'échapper à ce qui mettait en vigueur toutes les virtualités de mon être ; cet état de dialogue qui pour tant d'autres est à peu près intolérable devenait pour moi nécessaire."



mercredi 11 décembre 2024

Faulkner (prédicateur)

Faulkner, Le Bruit et la fureur, 4° partie (Pléiade 1-608) 8 avril 1928 [trad. Coindreau] : 

« — Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs », redit la voix. Le prédicateur enleva son bras [du lutrin] et se mit à marcher devant le lutrin, les mains derrière le dos, silhouette maigre, voûtée, comme celle de quelqu’un qui, depuis longtemps, a engagé la lutte avec la terre implacable. « J’ai recueilli le sang de l’Agneau ! » Voûté, les mains derrière le dos, sans arrêt, il faisait les cent pas sous les guirlandes de papier et sous la cloche de Noël. On eût dit un petit rocher couvert par les vagues successives de sa voix. Avec son corps il paraissait alimenter sa voix qui, à la manière des succubes, y avait incrusté ses dents. Et la congrégation, de tous ses yeux, semblait le surveiller, le regarder consumé peu à peu par sa voix, jusqu’au moment où il ne fut plus rien, où ils ne furent plus rien, où il n’y eut plus même une voix mais, à la place, leurs cœurs se parlant l’un à l’autre, en psalmodies rythmées sans besoin de paroles ; et, lorsqu’il revint s’accouder au lutrin, levant son visage simiesque, et dans une attitude torturée et sereine de crucifix qui dépassait son insignifiance minable et la rendait inexistante, un long soupir plaintif sortit de la congrégation, et une seule voix de femme, une voix de soprano : «Oui, Jésus ! »


« Brethren and sisteren," it said again. The preacher removed his arm and he began to walk back and forth before the desk, his hands clasped behind him, a meagre figure, hunched over upon itself like that of one long immured in striving with the implacable earth, "I got the recollection and the blood of the Lamb!" He tramped steadily back and forth beneath the twisted paper and the Christmas bell, hunched, his hands clasped behind him. He was like a worn small rock whelmed by the successive waves of his voice. With his body he seemed to feed the voice that, succubus like, had fleshed its teeth in him. And the congregation seemed to watch with its own eyes while the voice consumed him, until he was nothing and they were nothing and there was not even a voice but instead their hearts were speaking to one another in chanting measures beyond the need for words, so that when he came to rest against the reading desk, his monkey face lifted and his whole attitude that of a serene, tortured crucifix that transcended its shabbiness and insignificance and made it of no moment, a long moaning expulsion of breath rose from them, and a woman's single soprano: "Yes, Jesus!" 


mardi 10 décembre 2024

Atkinson (campus)

Atkinson, La souris bleue, trad. Caron, chap. 8 :

"Il dut se frayer un passage à travers un troupeau de jeunes étrangers venus étudier l’anglais : ils se croyaient seuls au monde. Envahie par un mélange de touristes et d’adolescents étrangers, qui tous n’avaient été mis sur terre que pour traînailler, Cambridge, l’été, était l’idée que Jackson se faisait de l’enfer. Les ados semblaient tous porter des treillis kaki, des tenues de camouflage, comme si on était en guerre. Comme s’ils étaient les troupes. (Que Dieu nous vienne en aide, si c’était le cas !) Et les vélos, pourquoi les gens trouvaient-ils que les vélos étaient une bonne chose ? Pourquoi les cyclistes étaient-ils si suffisants ? Pourquoi roulaient-ils sur les trottoirs alors qu’il y avait d’excellentes pistes cyclables ? Qui avait trouvé que c’était une bonne idée de louer des bicyclettes à des ados italiens venus apprendre l’anglais ? Si l’enfer existait, ce dont Jackson ne doutait pas, il devait être gouverné par un comité d’Italiens de quinze ans à bicyclette."


he had to fight his way against a herd of foreign-language students, all entirely oblivious to the existence of anyone else on the planet except other adolescents. Cambridge in summer, invaded by a combination of tourists and foreign teenagers, all of whom were put on earth to loiter, was Jackson's idea of hell. The language students all seemed to be dressed in combats, in khaki and camouflage, as if there were a war going on and they were the troops (God help us if that were the case). And the bikes, why did people think bikes were a good thing? Why were cyclists so smug? Why did cyclists ride on pavements when there were perfectly good cycle lanes? And who thought it was a good idea to rent bicycles to Italian adolescent language students? If hell did exist, which Jackson was sure it did, it would be governed by a committee of fifteen-year-old Italian boys on bikes.



lundi 9 décembre 2024

Fénelon (quiétisme)

Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, in Œuvres I, Pléiade, 1983, p. 573 [à Mme de Chevreuse] :  

"Il n'est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît vide de tout ! […] Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour s'occuper de Dieu. […] Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire […]."


dimanche 8 décembre 2024

Giraudoux (race)

Giraudoux, Pleins pouvoirs [1939], cité par Wikipedia :

"Dans l'équipe toujours remarquable des hommes d’État qui prétendent à la conduite de la France, le seul qui aura compris, celui auquel il conviendra de tresser plus tard des couronnes aussi belles qu'au ministre de la paix, sera le ministre de la race […]. Qu'importe que les frontières du pays soient intactes, si les frontières de la race se rétrécissent et si la peau de chagrin française est le Français ! […] Le pays ne sera sauvé que provisoirement par les seules frontières armées : il ne peut l'être définitivement que par la race française, et nous sommes pleinement d'accord avec Hitler pour proclamer qu'une politique n'atteint sa forme supérieure que si elle est raciale, car c'était aussi la pensée de Colbert et de Richelieu.  Mais il y a race et race. Il y a les races naturelles, déterminées par des caractéristiques physiques primaires, et il y a les races constituées, produit de la fusion de divers éléments ethniques. Les Prussiens - non les Allemands - peuvent prétendre appartenir à la première variété. Nous appartenons à la seconde."


samedi 7 décembre 2024

Giraudoux (public)

Giraudoux, L’Impromptu de Paris : 

"— Jouvet : J’ai eu au lendemain d’une première triomphale, une seconde avec onze spectateurs. […]. Nous leur avons demandé s’il fallait jouer, ils se sont réunis au premier rang, nous ont acclamés à la fin, et sont allés tous les onze ensemble prendre un bock. Et je dois dire que les souvenirs de ce passé me sont les plus précieux, que l’appréhension de temps semblables ne me rebute pas, que l’ovation des onze spectateurs m’attire étrangement et que c’est toujours ces onze-là que je salue, à leur premier rang, dans les triomphes. Mais le théâtre n’a pas les raffinements du comédien. Plein, c’est un génie. Vide, c’est un monstre. Le théâtre n’a de jour cet aspect engageant, cette bonne humeur, ce pittoresque qu’il est hypocritement en train d’affiner pour vous, que si le soir il sait qu’il sera comble. Il est sinistre, si la soirée doit être mauvaise. Quand, entrant en scène devant un public clairsemé, nous autres comédiens sommes tentés d’éprouver de la gratitude pour cette salle demi-pleine, nous sentons, à je ne sais quel défaut de l’acoustique, quelle matité des lumières, que lui éprouve de la haine pour cette salle demi-vide, et qu’il nous fera payer cela très cher demain, quand nous nous retrouverons seuls à seuls. Quand on vit avec un monstre, on le préfère avec le sourire."


vendredi 6 décembre 2024

Atkinson (conception)

Atkinson (Kate), Dans les coulisses du musée, chap. I : '1951 : Conception' (trad. Bourdier) : 

"Ça y est, j’existe ! Je suis conçue alors que minuit sonne à la pendule posée sur la cheminée, dans la pièce de l’autre côté du vestibule. La pendule a appartenu autrefois à mon arrière-grand-mère (une femme nommée Alice) et c’est sa sonnerie fatiguée qui salue mon entrée dans le monde. Ma fabrication commence au premier coup de minuit et s’achève au dernier, au moment où mon père se retire de sur ma mère, roule de côté et se retrouve subitement plongé dans un sommeil sans rêve grâce aux cinq pintes de bière John Smith qu’il a bues au Bol-de-Punch, avec ses amis Walter et Bernard Belling. Lorsque j’ai été arrachée au néant, ma mère faisait semblant de dormir – comme elle le fait souvent en ces circonstances. Mais mon père a de la santé et il ne se laisse pas décourager pour autant."


Chapter  1951  Conception : 

I exist ! I am conceived to the chimes of midnight on the  clock on the mantelpiece in the room across the hall. The clock once belonged to my great-grandmother (a woman called Alice) and its tired chime counts me into the world. I’m begun on the first stroke and finished on the last when my father rolls off my mother and is plunged into a dreamless sleep, thanks to the five pints of John Smith’s Best Bitter he has drunk in the Punch Bowl with his friends, Walter and Bernard Belling. At the moment at which I moved from nothingness into being my mother was pretending to be asleep – as she often does at such moments. My father, however, is made of stern stuff and he didn’t let that put him off.


NB : allusions évidentes 

- à l'auto-généalogie de Sterne (mentionné plus loin dans le roman), liée au thème humoristique de la pendule

- à Shakespeare, comme il se doit ("chimes of midnight")



jeudi 5 décembre 2024

Bigot (conflits)

Bigot (Christophe), L'Hystéricon (2010), p. 24-25 : 

"On pourrait être plus particulièrement sensible à la manière dont la lutte des classes conditionne l'évolution des rapports humains dans un microcosme donné. Mais cette fameuse lutte des classes se complique, chacun le sait, de la lutte darwinienne entre les forts et les faibles. Laquelle ne recoupe pas nécessairement celle des riches et des pauvres ! Et il faut encore ajouter à cela la lutte plus ou moins déclarée des garçons contre les filles (nom de code : domination masculine). Des filles contre les garçons (qu'il est impossible de réduire au Mouvement de Libération des Femmes). Des filles contre les filles (connue sous l'appellation de catfighting, ou plus vulgairement de crêpage de chignon). Des garçons contre les garçons (dite émulation entre mâles ou, horreur, concours de bites). 

La liste peut s'allonger indéfiniment : gauchistes contre droitiers, fumeurs contre non-fumeurs, lève-tôt contre lève-tard, coincés contre cool, enfin mille autres facteurs et antagonismes, attractions et répulsions, batailles ouvertes et conflits larvés, dont les catégories pourraient se décliner à l'infini."


mercredi 4 décembre 2024

Gide (rétroaction)

Gide, Journal, 1893 (anthol. Folio p. 47-48) : 

"J’ai voulu indiquer, dans cette Tentative amoureuse, l’influence du livre sur celui qui l’écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie ; comme l’on voit en physique ces vases mobiles suspendus, pleins de liquide, recevoir une impulsion, lorsqu’ils se vident, dans le sens opposé à celui de l’écoulement du liquide qu’ils contiennent. Nos actes ont sur nous une rétroaction. « Nos actions agissent sur nous autant que nous agissons sur elles », dit George Eliot.

Donc j’étais triste parce qu’un rêve d’irréalisable joie me tourmente. Je le raconte, et cette joie, l’enlevant au rêve, je la fais mienne ; mon rêve en est désenchanté ; j’en suis joyeux.

Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant. C’est une réciprocité que j’ai voulu indiquer ; non plus dans les rapports avec les autres, mais avec soi-même. Le sujet agissant, c’est soi ; la chose rétroagissante, c’est un sujet qu’on imagine. C’est donc une méthode d’action sur soi-même, indirecte, que j’ai donnée là ; et c’est aussi tout simplement un conte."


cf. Montaigne, Essais, II, XVIII, Du démentir : 

"Je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre m’a fait."


mardi 3 décembre 2024

Gide (Claudel)

Gide, Journal (anthol. Folio p. 81-82) :

"1er décembre 1905. Chez Fontaine, Paul Claudel est là que je n’ai pas revu depuis plus de trois ans. Jeune, il avait l’air d’un clou ; il a l’air maintenant d’un marteau-pilon. Front très peu haut, mais assez large ; visage sans nuances, comme taillé au couteau ; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l’on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. Oui, je crois que c’est là l’impression qui domine : la tête fait corps avec le tronc. Je le regarderai mieux mardi prochain (il vient déjeuner chez nous) ; j’étais occupé un peu trop à me défendre et n’ai répondu qu’à demi à ses avances. Il me fait l’effet d’un cyclone figé. Quand il parle on dirait que quelque chose en lui se déclenche ; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l’hostilité même quand on est de son avis."


rappel : 

lundi 2 décembre 2024

Amis (portraits)

Amis (Martin), Argot rimé, in Eau lourde et autres nouvelles [Heavy Water, § 'Rhyming slang', in State of England, 1998] :

"Le gros Lol : il était la preuve vivante de l’idée qu’on est ce qu’on mange. Le gros Lol était ce qu’il mangeait. Encore mieux, le gros Lol était ce qu’il était en train de manger. Et il mangeait, pour le déjeuner, un breakfast anglais, le menu spécial de Del à trois livres vingt-cinq. Sa bouche était un filet de bacon mal cuit, ses yeux un brouillard d’œufs battus et de tomates en boîte. Son nez ressemblait au bout d’une saucisse légèrement grillée… sans compter les haricots en sauce de la couleur de son teint, et les champignons poilus de ses oreilles. Paradise Street jusqu’en bas de la raie de son gros cul, tel était le gros Lol. Une miche de pain grillé sur des jambes.

[…] Quand elle était fermée, comme maintenant, la bouche d’Yv[onne] avait l’air d’une pièce de monnaie coincée dans la fente d’un distributeur. Non, il n’y avait même pas de fente : juste le bord entaillé d’un penny de cuivre qui bouche l’ouverture. Oh mon Dieu, pensait Mal, dans quel état est son bateau. (On disait bateau, pour dire figure, à cause de figure de proue.) Jamais l’expression ne lui avait semblé plus appropriée. Il voyait la tête entière comme une proue, un rétrécissement, un virage en épingle à cheveux."


Fat Lol : he provided dramatic proof of the proposition that you are what you eat. Fat Lol was what he ate. More than this, Fat Lol was what he was eating. And he was eating, for his lunch, an English breakfast — Del’s All Day Special at £3.25. His mouth was a strip of undercooked bacon, his eyes a mush of egg yolk and tinned tomatoes. His nose was like the end of a lightly grilled pork sausage — then the baked beans of his complexion, the furry mushrooms of his ears. Paradise Street right down to his bum crack — that was Fat Lol. A loaf of fried bread on legs.

[…] 

When closed, as now, it — Yv’s mouth — looked like a copper coin stuck in a slot. No, there wasn’t any slot : just the nicked rim of the penny jamming it. Dear oh dear, thought Mal : the state of her boat. Boat was rhyming slang for face (via boat race). It had never struck him as appropriate or evocative until now. Her whole head like a prow, a tight corner, a hairpin bend.


dimanche 1 décembre 2024

Mathieu (café)

Mathieu (Nicolas), Aux Animaux la guerre :

"Il roulait sans penser à rien. Il n’avait pas envie de rentrer. Il n’avait nulle part où aller. C’est comme ça qu’il finit par se retrouver dans un village paumé à deux trois bornes de la Ferme. Une rue, vingt maisons, une boucherie et le Café de la Poste, rade miteux et pourtant très fréquenté le week-end. Les jeunes du coin venaient s’y saouler à la Stella Artois, manger des croque-monsieur et jouer au baby. Jusqu’à une heure du mat’, la musique était forte, l’ambiance plutôt masculine et quand on cherchait la bagarre, on n’avait généralement pas trop de mal à la trouver. Et puis au moment de fermer, on éclusait quelques mirabelles pour la route. Chaque année, quelques clients finissaient plantés dans un fossé, certains y laissant leur peau. Grâce à Dieu, la nécessité de maintenir des petits commerces en zone rurale l’emportait encore sur les impératifs de la sécurité routière."


samedi 30 novembre 2024

Zeh (enfants)

Zeh (Juli), Nouvel An [2018] trad. Labourie  :

"Les enfants sont comme ils sont. Depuis leur plus jeune âge, Jonas joue à la tractopelle et Bibbi aux poupées, alors que ni Henning ni Theresa ne correspondent aux modèles traditionnels de l’homme et de la femme. Et ils réclament maman. Bibbi et Jonas n’ont que faire des règles de l’émancipation moderne. Ils veulent maman parce que c’est maman. [...] Si le comportement des parents détermine le caractère des enfants, c’est à cause de Henning que les réclamations de Bibbi et Jonas tapent sur le système de Theresa. Voilà pourquoi Theresa est à bout de nerfs voire, certains jours, au bord de l’explosion du matin au soir. Parce que le fait que les enfants n’en aient que pour maman est à ses yeux la preuve que Henning n’assume pas pleinement son rôle de père. Alors que c’est le cas. Il assume. Il en est convaincu. Ce n’est pas sa faute si les enfants ne veulent pas de lui."


vendredi 29 novembre 2024

Ferrari (scène)

Ferrari, Sermon sur la chute de Rome (1° chap) : 

"Ils ont rampé cette nuit-là l'un sur l'autre dans l'obscurité de leur chambre, sans faire de bruit pour ne pas alerter Jean-Baptiste et Jeanne-Marie qui faisaient semblant de dormir, allongés sur leur matelas dans un coin de la pièce, le coeur battant devant le mystère des craquements et des soupirs rauques qu'ils comprenaient sans pouvoir le nommer, pris de vertige devant l'ampleur du mystère qui mêlait si près d'eux la violence à l'intimité, tandis que leurs parents s'épuisaient rageusement à frotter leurs corps l'un à l'autre, tordant et explorant la sécheresse de leurs propres chairs pour en ranimer les sources anciennes taries par la tristesse, le deuil et le sel et puiser, tout au fond de leurs ventres, ce qu'il y restait d'humeurs et de glaires, ne serait-ce qu'une trace d'humidité, un peu du fluide qui sert de réceptacle à la vie, une seule goutte, et ils ont fait tant d'efforts que cette goutte unique a fini par sourdre et se condenser en eux, rendant la vie possible, alors même qu'ils n'étaient plus qu'à peine vivants."


jeudi 28 novembre 2024

Romains (incomplet)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, préface, éd. Bouquins t. 1 p. 9 : 

"Ne nous arrive-t-il pas, même à ceux d'entre nous qui ont le plus de foi en l'avenir, de nous demander, en regardant autour de nous : « Où cela va-t-il ? » et de trouver ce monde actuel « bien déroutant » ? Je désire même qu'on s'aperçoive, en me lisant, que certaines choses ne vont nulle part. Il y a des destinées qui finissent on ne sait où, comme les oueds dans le sable. Il y a les êtres, les entreprises, les espérances « dont on n'entend plus parler ». Bolides qui se pulvérisent ou comètes apériodiques du firmament humain. Tout un pathétique de la dispersion, de l'évanouissement, dont la vie abonde, mais que les livres se refusent presque toujours, préoccupés qu'ils sont, au nom de vieilles règles, de commencer et de finir le jeu avec les mêmes cartes"


mercredi 27 novembre 2024

Gautier (bisexe)

Gautier, Mademoiselle de  Maupin : 

"Ma chimère serait d’avoir tour à tour les deux sexes pour satisfaire à cette double nature : – homme aujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur l’oreille, une tournure de capitan et d’aventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens et d’être tout ce qu’on peut être. 

Mais ce sont là des choses impossibles, et il n’y faut pas songer."


mardi 26 novembre 2024

Rousseau (séparation)

Rousseau, 4° lettre à Malesherbes : 

"J'ai un cœur très aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux ; je les aime tous, et c'est parce que je les aime que je hais l'injustice ; c'est parce que je les aime que je les fuis, je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas. Cet intérêt pour l'espèce suffit pour nourrir mon cœur ; je n'ai pas besoin d'amis particuliers, mais, quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre, car, quand ils se détachent, ils me déchirent."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/05/woolf-nabokov-separation-amoureuse.html


lundi 25 novembre 2024

Goncourt (hôtels)

Goncourt, Journal 28 décembre 1865, éd. Bouquins t. 1 p. 1217 :

"On sent là-dedans la banalité, l’impropriété, la chose à tous. Il y a un ordre froid, une symétrie inanimée, rien ne flâne, rien ne traîne, rien ne met aux meubles la trace d’un hier à vous, un livre, un objet oublié. 

Au fond c’est nu, garni du strict nécessaire, des éléments du mobilier, sans le luxe et la distraction de la moindre inutilité, à peine une gravure au mur, pas un portrait, pas un souvenir, pas un de ces objets personnels, pour ainsi dire, à un lieu. 

Les meubles ont la forme courante des ameublements à la grosse, écoulés aux commissaires-priseurs ; ils ont les recouvrements tristes des couleurs insalissables. La cheminée n’est pas le foyer et n’a pas de cendres. 

Voilà les mélancolies d’une chambre d’hôtel."


dimanche 24 novembre 2024

Duhamel (dieu)

Duhamel, Les Pasquier t. 6 : Les Maîtres p. 724 : 

"Je suis président de la Société des Etudes rationalistes. Cela ne signifie aucunement que j'oublie mes origines chrétiennes. Je ne crois pas en Dieu, Pasquier, mais le Christ est la plus belle œuvre de l'humanité. Des millions et des millions d'hommes ont mis des milliers d'années pour faire un Dieu, pour composer, de tous leurs rêves et de toutes leurs espérances, un Dieu. C'est un phénomène respectable. Ceux qui ne le comprennent pas sont de médiocres observateurs. Aujourd'hui, le christianisme est en péril. Il s'est encombré de trop de choses. Il traîne avec soi toutes les fables orientales de l'Ancien Testament, comme si l'on devait sauver tout ce sublime bric-à-brac. C'est une grande faute. Il faut sauver l'essentiel. Il faut sauver cette idée d'un dieu humain et charitable qui s'est cristallisée dans les âmes au prix de tant de souffrances. Et, pour sauver l'essentiel du christianisme, s'il faut consentir à sacrifier quelques vieilles légendes barbares, vraiment, qu'est-ce que cela peut faire ?"


samedi 23 novembre 2024

Péguy (Mounet-Sully)

Péguy, Les suppliants parallèles (O.C. t. 2, 1920) (Wikisource) :

"Nous devons éternellement respecter les émotions d’art que nous avons une fois reçues. Quel homme de ma génération, jeune alors, ne se rappelle, comme une initiation sacrée, le scéniquement somptueux commencement de la tragédie dans sa version française, et Mounet debout au plus haut des marches, à droite, recevant comme un Dieu la supplication de tout un peuple. Ce peuple, vous me le dites, était un peuple de figurants. D’où prenez-vous que dans le monde moderne les figurants de théâtre, par leur situation sociale (ἕδρα), ne soient pas excellemment disposés à devenir les représentants, les images des suppliants de l’antiquité. C’est comme si vous disiez que M. Mounet-Sully n’est pas un roi du monde moderne, et ainsi n’est pas éminemment désigné, par sa situation sociale même, pour devenir une image, un représentant des rois de l’antiquité. Nous avons encore le timbre rocheux et beurré de sa voix sonnant dans nos mémoires :

Enfants, du vieux Cadmus jeune postérité,

Pourquoi vers ce palais vos cris ont-ils monté,…

Il avait un manteau blanc superbe où il se drapait comme un ancien, mieux qu’un ancien, car nous n’avons jamais vu d’ancien se draper, et le moindre de ses gestes est demeuré intact dans la mémoire de nos regards."


+ cet extrait de

https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00497/la-comedie-francaise-joue-peguy-chez-le-pape.html

"… dans les dernières décennies du XIXe siècle, il y eut plusieurs tentatives (dès 1869) de faire revivre un lieu unique, le théâtre antique d'Orange, en tant que lieu de représentation. La plus belle d'entre elles fut en 1888, lorsque vint la Comédie-Française, avec Julia Bartet dans le rôle-titre d'Antigone de Sophocle et surtout le tragédien Mounet-Sully pour jouer Œdipe-Roi toujours de Sophocle. Ce fut un triomphe pour l'acteur et l'impulsion véritable qui assit le rendez-vous estival des Chorégies d'Orange. Péguy assista à la représentation d'Œdipe-Roi d'août 1894, toujours avec Mounet-Sully dans le rôle-titre. Il fut sensible à l'atmosphère quasi mystique dans laquelle fut donnée la représentation, et sensible au lien théâtre-religion, fondamental dans la Grèce antique, mais aussi au Moyen-âge."


vendredi 22 novembre 2024

Duncan (Mounet-Sully)

Duncan, Ma Vie, traduction Allary, Folio p.  ? :

"Le deuxième acte commença, et la grande tragédie se déroula devant nous. Après la confiance du jeune roi triomphant vinrent les premiers doutes, les premières inquiétudes. Le désir passionné de savoir la vérité à tout prix, puis la crise suprême. Alors Mounet-Sully dansa. Je voyais enfin ce que j'avais toujours rêvé, la grande figure héroïque de la danse. Nouvel entracte. Je regardai Raymond. Il était pâle, ses yeux brûlaient. Troisième acte. Rien ne saurait le décrire. Seuls ceux qui l'ont vu, ceux qui ont vu le grand Mounet-Sully, peuvent comprendre ce que nous éprouvâmes. Quand, dans le mouvement final d'angoisse superbe, dans son délire, et dans son paroxysme d'horreur, l'horreur du péché et de l'orgueil blessé, quand, après avoir arraché ses yeux de leur orbite, il comprend qu'il ne verra jamais plus la lumière du jour et que, ayant appelé ses enfants près de lui, il fait sa dernière sortie, alors la vaste salle du Trocadéro, les six mille spectateurs, furent secoués de sanglots. Nous descendîmes, Raymond et moi, l'interminable escalier avec tant de lenteur et tellement à contrecoeur que les gardes durent nous mettre dehors. C'est alors que je compris que je venais de recevoir la grande révélation de l'art. Désormais, je connaissais ma route. Nous rentrâmes à pied, ivres d'inspiration, et pendant des semaines nous vécûmes sur cette impression. J'étais loin de penser qu'un jour je danserais sur la scène aux côtés du grand Mounet." 


jeudi 21 novembre 2024

Sartre (lecture)

Sartre, Les Mots, I, 'Lire'  :

"Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule. Assurément, ce discours ne m’était pas destiné. Quant à l’histoire, elle s’était endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majesté ; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies."


mercredi 20 novembre 2024

Cunningham (quotidien)

Cunningham, Les Heures p. 20 : 

"Clarissa apprécie simplement et sans raison particulière les maisons, l'église, l'homme et le chien. C'est infantile, elle le sait. Un manque d'acuité. Si elle devait l'exprimer en public (aujourd'hui, à son âge), cet amour singulier la rangerait dans la catégorie des dupes et des simples d'esprit, des chrétiens avec leurs guitares acoustiques, ou des épouses qui ont accepté de rester insignifiantes en échange de leur bien-être. Cet amour aveugle, toutefois, lui paraît parfaitement sérieux, comme si chaque chose dans le monde faisait partie d'une vaste et impénétrable intention et que chaque chose dans le monde possédât sa propre dénomination secrète, un nom que peut exprimer le langage, mais qui est simplement la vue de la chose en soi."


mardi 19 novembre 2024

Fernandez (Dominique) (perfection méthodique)

Fernandez (D.), Ramon Livre de Poche p. 508 : 

"Rendant compte du livre de mémoires du comte allemand Harry Kessler, Souvenirs d'un Européen, il  [Ramon Fernandez] souligne ce qui distingue la culture anglaise et la culture allemande. Kessler était allé parfaire en Angleterre son éducation. « A Ascot, il avait vu se former le caractère des jeunes gens appelés à diriger un vaste Empire et à forcer l'admiration de ceux-là mêmes qu'ils opprimaient. A Hambourg, rien de tel : un travail méthodique et patient, mais sans but ; aucune vue pratique sur les tâches qui incomberaient aux futurs maîtres de l'Allemagne. Etre Allemand, disait-on, c'est faire une chose pour elle-même. Ce qui aboutit à une sorte de perfection aveugle qu'on peut employer aux fins les plus folles et les plus périlleuses. » Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de meilleure base à une définition du fanatisme nazi, que ce goût « de faire une chose pour elle-même », cette aspiration à « une sorte de perfection aveugle ». D'ailleurs, après la guerre, Robert Merle, dans son beau roman, La mort est won métier, fera la même analyse, en nous dépeignant, dans son héros le SS Rudolf, non un « monstre », mais un homme ordinaire, coupable seulement, par l'éducation qu'il a reçue, de n'avoir « aucune vue pratique » sur les tâches qui lui incombent ; il les exécute avec une « perfection aveugle », par esprit de pure soumission aux ordres venus d'en haut ; et plus tard, Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes, brodera sa gigantesque fresque sur le même thème de la barbarie par docilité au Führer, à l'Etat, une docilité privée de sens, proprement absurde, contente de faire un chose « pour elle-même », cette chose serait-elle l'extermination de la race juive. Je suis heureux que RF, à la veille de son engagement dans le PPF, ait dénoncé cette culture de la méthode sans objet, et distingué, dans ce plaisir de la perfection mathématique, la racine intellectuelle du péril hitlérien."


lundi 18 novembre 2024

Amis (M.) (familles)

Amis (M.), 'Nouvelle carrière', in Eau lourde et autres nouvelles : 

"La deuxième femme de Sixsmith, qui se séparait de lui, était alcoolique, fille de deux alcooliques. Son amant actuel (ah, ces amants qui ne faisaient que passer dans sa vie !) était alcoolique. Pour compliquer les choses, Sixsmith expliqua en agitant son verre en direction du garçon que sa fille, issue d’un premier mariage, était alcoolique. Comment Sixsmith s’en sortait-il ? Malgré son âge, il avait, Dieu merci, trouvé l’amour dans les bras d’une femme qui aurait pu (jusque dans les tendances alcooliques) être sa fille. Leurs cocktails de crevettes arrivèrent, avec une carafe de gros rouge."


dimanche 17 novembre 2024

De Gaulle (chefs)

De Gaulle, Le Fil de l'Epée, 1° section 'De l'action de guerre' ch. 2, Plon p. 46 : 

"Le recrutement des chefs de valeur devient malaisé quand la paix se prolonge. Le profond ressort de l’activité des meilleurs et des forts est le désir d’acquérir la puissance. Sans doute, aucune puissance n’égale celle du chef de guerre et, tant que la probabilité d'avoir à l’exercer quelque jour apparaît aux âmes vigoureuses, les peuples de traditions militaires parviennent à encadrer leurs troupes de chefs dignes de l’être. Mais, dans une génération qui ne croit plus avoir à combattre, bien peu d’hommes, parmi les meilleurs, s’en tiennent à la carrière des armes, d’autant qu’une époque pacifique n’accorde qu’une situation morale et matérielle restreinte aux soldats qu’elle juge peu utiles. Les volontés fortes, les esprits hardis, les caractères trempés se portent alors naturellement vers les voies qui mènent à la puissance et à la considération."


samedi 16 novembre 2024

Carver (familles)

Carver, "Où sont-ils passés, tous ?" in Œuvres complètes t. 1 § 'Débutants', trad. Huet et Carasso :

"À cette époque, du temps où ma mère couchait avec le premier venu, j’étais sans emploi, je buvais et j’avais perdu les pédales. Mes enfants avaient perdu les pédales, et ma femme avait perdu les pédales et fréquentait un ingénieur de l’aérospatiale au chômage qu’elle avait rencontré aux Alcooliques Anonymes. Lui aussi avait perdu les pédales. Il s’appelait Ross et avait cinq ou six enfants. Il gardait une claudication d’un coup de fusil que lui avait tiré sa première femme. Il n’en avait pas pour l’heure ; il voulait la mienne. Je me demande ce qu’on avait tous dans la tête à l’époque. Sa seconde femme n’avait fait que passer, mais c’était la première qui lui avait tiré dans la cuisse quelques années auparavant, d’où la claudication, et qui, à l’époque dont je parle, l’assignait en justice ou le faisait mettre en prison à peu près tous les six mois, pour défaut de paiement de pension alimentaire."


During those days, when my mother was putting out to men she’d just met, I was out of work, drinking, and crazy. My kids were crazy, and my wife was crazy and having a “thing” with an unemployed aerospace engineer she’d met at AA. He was crazy too. His name was Ross and he had five or six kids. He walked with a limp from a gunshot wound his first wife had given him. He didn’t have a wife now; he wanted my wife. I don’t know what we were all thinking of in those days. The second wife had come and gone, but it was his first wife who had shot him in the thigh some years back, giving him the limp, and who now had him in and out of court, or in jail, every six months or so for not meeting his support payments.



jeudi 14 novembre 2024

Gadda (exception)

Gadda, Connaissance de la douleur, chap. 1 :

"Le tissu collectif, un peu partout à travers le monde [...] possède une heureuse aptitude à oublier, au moins de temps à autre, l’impératif-finalité qui commande en l’incessant travail de ses cellules. Lors se démaillent, dans la compacité du tissu, les charitables accrocs de l’exception. Exigence propre de l’éthique et bienveillance charnelle envers l’humaine créature lancent des rappels discordants. Que la seconde vienne à l’emporter, et une nouvelle série de faits s’amorce, comme un bourgeon, bientôt une branche, jaillis au plein du poteau téléologique."


il tessuto della collettività, un po’ dappertutto forse, nel mondo […] conosce una felice attitudine a smemorarsi, almeno di quando in quando, del fine imperativo cui sottostà il diuturno lavoro delle cellule. Si smàgliano allora, nella compattezza del tessuto, i caritatevoli strappi della eccezione. La finalità etica e la carnale benevolenza verso la creatura umana danno contrastanti richiami. Se ha ragione quest’altra, una nuova serie di fatti ha inizio, scaturita come germoglio, e poi ramo, dal palo teleologico.


Carrière (hiver)

Carrière, L'Épervier de Maheux, incipit : 

"La première neige de l’année tomba en abondance vers la fin de novembre. C’était une apparition précoce qui entraîna le Haut-Pays, et presque tout le Sud dans un hiver sans précédent : pression inouïe du silence, calfeutrant de son étoupe le sang au fond des oreilles (hameaux reclus, bâtiments isolés ne perdaient plus leurs bruits) ; aurores boréales collées contre les vitres resplendissantes de givre ; nuits volatiles comme de l’éther, irrespirables… Et le long glissement des heures à l’intérieur des cours ensevelies où ne sautillait plus aucun oiseau.

Parmi les gens du plateau, tout au plus une demi-douzaine de familles gîtées dans ses replis les mieux exposés, et habituées à soutenir le siège du froid pendant une bonne partie de l’année, personne n’avait jamais connu ces étranges merveilles d’invasion glaciaire qui ramenaient sur les hauteurs des temps de désastres et de grandes famines."


mercredi 13 novembre 2024

Amis (M.) (inspiration)

Amis (M.), La Friction du temps § À vous de poser les questions 1 [2002] : 

"– Qu’est-ce qui déclenche chez vous l’envie d’écrire ?

– L’inspiration d’un roman donné peut venir d’une simple phrase, d’une image, d’une situation. Mais les romanciers ne sont pas des poètes. Ce sont des affûteurs. Ce qui me pousse à m’enfermer dans mon bureau, c’est une sensation à l’arrière de la gorge, comme l’envie de ma première cigarette de la journée. Écrire est une activité bien plus physique qu’on ne le croit généralement. La moitié du temps, on a l’impression d’obéir bêtement, tout à fait impuissant, à son corps."


mardi 12 novembre 2024

Cohn (Flore 2)

Cohn (Norman), The Pursuit of the Millennium – Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages p. 74

http://naqiao.hk/libros_fortea/the_pursuit_of_the_millenium.pdf


reprise et complément de

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/10/cohn-flore.html


"For the long-term, indirect influence of Joachim’s speculations can be traced right down to the present day, and most clearly in certain ‘philosophies of history’ of which the Church emphatically disapproves. Horrified though the unworldly mystic would have been to see it happen, it is unmistakably the Joachite phantasy of the three ages that reappeared in, for instance, the theories of historical evolution expounded by the German Idealist philosophers Lessing, Schelling, Fichte and to some extent Hegel; in Auguste Comte’s idea of history as an ascent from the theological through the metaphysical up to the scientific phase; and again in the Marxian dialectic of the three stages of primitive communism, class society and a final communism which is to be the realm of freedom and in which the state will have withered away. And it is no less true — if even more paradoxical — that the phrase ‘the Third Reich’, first coined in 1923 by the publicist Moeller van den Bruck and later adopted as a name for that ‘new order’ which was supposed to last a thousand years, would have had but little emotional significance if the phantasy of a third and most glorious dispensation had not, over the centuries, entered into the common stock of European social mythology."


traduction Google :

Car l'influence indirecte à long terme des spéculations de Joachim peut être retracée jusqu'à nos jours, et plus clairement dans certaines « philosophies de l'histoire » que l'Église désapprouve catégoriquement. Aussi horrifié qu'aurait été le mystique surnaturel de voir cela se produire, c'est incontestablement le fantasme joachi[mi]te des trois âges qui est réapparu, par exemple, dans les théories de l'évolution historique exposées par les philosophes idéalistes allemands Lessing, Schelling, Fichte et dans une certaine mesure Hegel ; dans l'idée d'Auguste Comte de l'histoire comme ascension de la phase théologique à la phase métaphysique jusqu'à la phase scientifique ; et encore dans la dialectique marxienne des trois étapes du communisme primitif, de la société de classes et d'un communisme final qui sera le royaume de la liberté et dans lequel l'État se sera flétri. Et il n'est pas moins vrai — quoique plus paradoxal encore — que l'expression « le Troisième Reich », inventée pour la première fois en 1923 par le publiciste Moeller van den Bruck et adoptée plus tard comme nom pour ce « nouvel ordre » qui était censé durer un mille ans, n'aurait eu que peu de signification émotionnelle si le fantasme d'une troisième et la plus glorieuse dispensation [= régime] n'était pas, au cours des siècles, entré dans le fonds commun de la mythologie sociale européenne.


lundi 11 novembre 2024

Volkoff (réalité)

Volkoff (Vladimir), L'Enlèvement (2000) chap. 1  : 

"Dès les débuts de sa première campagne électorale, Bob Brookes avait compris que la réalité n’existe pas (ou n’existe plus – il admettait qu’elle eût pu exister un jour). Aujourd’hui, n’existe plus que l’opinion. Depuis son élection à la première magistrature de l’État, il avait compris que l’opinion n’existe pas non plus. N’existent que les sondages, que l’on triture comme on veut et qui déterminent l’opinion qui détermine la réalité."


dimanche 10 novembre 2024

Malraux (musée)

Malraux, Le Musée imaginaire, incipit : 

"Un crucifix roman n'était pas d'abord une sculpture, la Madone de Cimabue n'était pas d'abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n'était pas d'abord une statue.

Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d'art est si grand, que nous avons peine à penser qu'il n'en existe pas, qu'il n'en exista jamais, là où la civilisation de l'Europe moderne est ou fut inconnue ; et qu'il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le xixe siècle a vécu d'eux ; nous en vivons encore, et oublions qu'ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l'œuvre d'art. Ils ont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d'art qu'ils réunissaient ; à métamorphoser en tableaux jusqu'aux portraits. Si le buste de César, le Charles-Quint équestre, sont encore César et Charles-Quint, le duc d'Olivares n'est plus que Velasquez. Que nous importe l'identité de l'Homme au Casque, de l'Homme au Gant ? Ils s'appellent Rembrandt et Titien. Le portrait cesse d'être d'abord le portrait de quelqu'un. Jusqu'au XIXe siècle, toutes les œuvres d'art ont été l'image de quelque chose qui existait ou qui n'existait pas, avant d'être des œuvres d'art, – et pour l'être. Aux yeux du peintre seul, la peinture était peinture ; encore était-elle souvent aussi poésie. Et le musée supprima de presque tous les portraits (le fussent-ils d'un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu'il arrachait leur fonction aux œuvres d'art. Il ne connut plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d'imagination, de décor, de possession : mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d'être. Il est une confrontation de métamorphoses."


samedi 9 novembre 2024

Constant + Valéry (dégoût)

Constant (par Daniel Mornet) :

"Affaissé dans ses rancunes et ses langueurs ou poussé de hasards en hasards par des caprices d'énergie, il ne rencontra l'amour de Mme de Charrière que pour trouver une complication à ses détresses. Dans cette âme incertaine et lasse le pessimisme fut un mal aigu ; de la vie il ne connut que de courts espoirs et de longues tortures ; dès sa jeunesse il se réfugia dans le goût du néant : 

"Triste jouet de la tempête, j'ai volé d'erreur en erreur ; vingt hivers ont blanchi ma tête, mille excès ont flétri mon cœur ; j'ai payé quelques jours de fête par des mois entiers de malheur***… Thompson, l'auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit ; et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : « I see no motive to rise, man », répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motif pour rien dans ce monde, et je n'ai de goût pour rien. » 

Sénancour et Constant ont vécu avant la Révolution de plus amers dégoûts que les romantiques eux-mêmes."


rappel :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/12/constant-melancolie.html


*** cf. Valéry, Cahiers (C2-409) : 

"Pardonne-moi, ma vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. C'est avec de la lumière [...] que je paye six minutes de folie, et quelques heures passées hors de moi-même, dans les paradis de tout le monde."


vendredi 8 novembre 2024

Zweig (rupture de civilisation)

Zweig, Le Monde d'hier, chap. 1, Le monde de la sécurité,  traduction S. Niémetz (Belfond 1993) : 

"Il nous est aisé, à nous, les hommes d’aujourd’hui, qui depuis longtemps avons retranché le mot « sécurité » de notre vocabulaire comme une chimère, de railler le délire optimiste de cette génération aveuglée par l’idéalisme, pour qui le progrès technique de l’humanité devait entraîner fatalement une ascension morale tout aussi rapide. Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne plus nous laisser étonner par aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des infamies pires encore que celles de la veille, nous sommes nettement plus sceptiques quant à la possibilité d’une éducation morale des hommes. Nous avons dû donner raison à Freud, quand il ne voyait dans notre culture qu’une mince couche que peuvent crever à chaque instant les forces destructrices du monde souterrain, nous avons dû nous habituer peu à peu à vivre sans terre ferme sous nos pieds, sans droit, sans liberté, sans sécurité. Depuis longtemps nous avons renoncé, pour notre existence, à la religion de nos pères, à leur foi en une élévation rapide et continue de l’humanité ; à nous qui avons été cruellement instruits, cet optimisme prématuré semble assez dérisoire en regard de la catastrophe qui, d’un seul coup, nous a rejetés en deçà de mille années d’efforts humains. Mais ce n’était qu’une folie, une merveilleuse et noble folie que servaient nos pères, plus humaine et plus féconde que les mots d’ordre d’aujourd’hui. Et, chose étrange, malgré toutes mes expériences et toutes mes déceptions, quelque chose en moi ne peut s’en détacher complètement. Ce qu’un homme, durant son enfance, a pris dans son sang de l’air du temps ne saurait plus en être éliminé. Malgré tout ce qui chaque jour me hurle aux oreilles, malgré tout ce que moi-même et d’innombrables compagnons d’infortune avons souffert d’humiliations et d’épreuves, il ne m’est pas possible de renier tout à fait la foi de ma jeunesse en un nouveau redressement, malgré tout, malgré tout. Même de l’abîme de terreur où nous allons aujourd’hui à tâtons, à demi aveugles, l’âme bouleversée et brisée, je ne cesse de relever les yeux vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse et me console avec la confiance héritée de mes pères qu’un jour cette rechute ne paraîtra qu’un intervalle dans le rythme éternel d’une irrésistible progression."


jeudi 7 novembre 2024

Gombrowicz (portrait)

Gombrowicz, § Virginité, in Bakakaï, trad. Sédir et Kosko  :

"Rien de plus artificiel que les descriptions de jeunes filles et les comparaisons recherchées que l'on forge à cette occasion. Les lèvres comme des cerises, les seins comme des boutons de rose… Oh, s’il suffisait d’acheter chez le marchand quelques fruits et légumes ! Et si une bouche avait vraiment le goût d’une cerise mûre, qui pourrait tomber amoureux ? Qui se laisserait tenter par un baiser réellement doux comme une friandise ? – Mais chut, assez, secret, tabou, ne parlons pas trop de la bouche. – Le coude d’Alice, vu à travers le voile des sentiments, apparaissait tantôt comme un promontoire virginal lisse et blanc qui se fondait dans le teint plus chaud du bras, tantôt, quand elle laissait pendre sa main, comme une fossette douce et ronde, un repli caché, une chapelle latérale de son corps. À part cela, Alice ressemblait à n’importe quelle autre fille de commandant en retraite, élevée par une mère aimante dans un cottage de banlieue. Comme toute autre, elle se caressait parfois le coude ; comme toute autre, elle apprit de bonne heure à creuser dans le sable avec son pied…"


mercredi 6 novembre 2024

Sachs (Proust)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. XXI : 

[Proust] "Œuvre non pas dénuée de morale comme on l'a dit mais qui, impliquant une pureté de l'enfance, une impureté de l'âge d'homme, porte avec elle un rousseauisme jamais exprimé comme celui de Gide, mais bien plus ancré. Œuvre dans laquelle on ne trouve pas trace de Dieu, car Proust ne croyait ni en l'Eglise catholique, ni en Jéhovah, mais il avait ses dieux d'enfant, lares et familiaux : il adorait le visage de sa mère qui lui est ce que la Sainte Vierge est à beaucoup de catholiques plus que Dieu et il croyait en un paradis qui se vivait dans le ventre de la mère et jusqu'au sortir de l'enfance, car les délices pour lui n'étaient pas dans une vie à venir, mais dans une vie qui avait été et qui ne pouvait plus être jamais"


Note : quand je faisais un séminaire sur l'œuvre d'art comme restitution transposée du paradis perdu de l'enfance, ce passage m'aurait été précieux…  


mardi 5 novembre 2024

Sachs (scènes)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. V :

"Entre ma mère et mon beau-père tout allait mal. Je n'arrivais chez eux que pour les entendre disputer. Une fois même j'intervins, je tendis son chapeau, sa canne, au mari furieux et tremblant il les prit et quitta l'appartement. Pareilles scènes me faisaient une peur terrible. Déjà du vivant de mon grand-père, j'avais entendu quelquefois ces vociférations monstrueuses qui sortent de la bouche des gens policés qui perdent le contrôle d'eux-mêmes. Je ne connais aucun son qui éveille de plus lugubres échos dans l'âme d'un enfant, que lorsque ces hommes, ces femmes, que toute la civilisation nous dit de respecter, se dressent l'un devant l'autre en hurlant 

« Putain, putain, tu n'es qu'une putain ! 

— Et toi un drogué, un maquereau! 

— Salope, traînée ! 

— Et ma dot, hein! avec qui l'as-tu jetée par les fenêtres ? 

— Puisque tu n'as plus rien, tu pourras toujours faire le trottoir, cochonne ! »

Ah! pauvres malheureux forcenés, que tout cela était horrible ! Il me semblait à vous entendre que la terre tremblait autour de moi, que le monde tout entier vacillait sur ses bases et que nous nous engouffrions pêle-mêle dans un abîme, vous, moi, les meubles, le téléphone, la vaisselle, l'appartement, la maison, Paris même, que tout sombrait dans vos rugissements d'animaux, au sein des plus abominables immondices. Que j'ai souffert entre vous lorsque j'épiais sur vos visages et dans vos voix la montée de l'orage. Encore une seconde d'accalmie et tout se déchaînerait. J'aurais voulu être Dieu pour pouvoir vous changer en statues de sel et vous immobiliser avant que votre bras armé ne retombe. Mais le plus horrible ce fut un soir que je m'éveillai au son d'une haute et longue plainte qui montait de la chambre voisine. J'allais, claquant des dents, ouvrir la porte pour porter secours. Ce n'était plus la dispute, mais la réconciliation et ce grand cri de l'âme était un cri de plaisir. Cela me fit l'effet d'un affront personnel et d'une honte sans mélange. La fièvre me prit : je grelottai dans mon lit, les index au creux des oreilles pour ne pas entendre le soupir de cette volupté qu'aucun homme ne peut supporter d'entendre passer sur les lèvres de sa mère. 

(Ah ! si jamais l'Eglise catholique eut une inspiration merveilleuse, ce fut en instaurant le dogme de la Virginité de la Mère du Christ, car la pureté de sa mère est un mensonge auquel tout homme veut croire.)"


Note : quand je menais un séminaire sur la scène de ménage comme euphémisation de la scène primitive, ce passage m'aurait été précieux…  


lundi 4 novembre 2024

Wittgenstein (inspiration)

Wittgenstein, carnet de Drury, cité par Monk p. 510 :

"Dans une lettre (à Goethe je crois) Schiller parle d’une ‘humeur poétique’. Je pense que je sais maintenant ce qu’il voulait dire. Je pense que j’en suis moi-même familier. C’est un état de réceptivité à la nature dans lequel vos pensées semblent aussi vives que la nature elle-même. Mais il est étrange que Schiller n’ait rien produit de mieux, ou du moins c’est mon avis, et donc je ne suis pas entièrement convaincu que ce que je produis dans de tels états vaille vraiment quelque chose. Il se peut que ce qui donne leur brillant à mes pensées en ces occasions soit une lumière qui les éclaire par derrière. Qu’ils [les états, probablement] ne brillent pas par eux-mêmes."     


In a letter (to Goethe I think) Schiller writes of a "poetic mood*. I think I know what he means. I believe I am familiar with it myself. It is a mood of receptivity to nature in which one's thoughts seem as vivid as nature itself. But it is strange that Schiller did not produce anything better (or so it seems to me) and so I am not entirely convinced that what I produce in such a mood is really worth anything. It may be that what gives my thoughts their lustre on these occasions is a light shining on them from behind. That they do not themselves glow.


dimanche 3 novembre 2024

Wittgenstein (chagrin, folie)

Wittgenstein, le 29 juin 1948, cité par Monk p. 522) : 

"Ne laisse pas le chagrin te vexer ; et tu ne dois pas avoir peur de la folie ; elle vient peut-être à toi comme une amie et non une ennemie, et la seule chose qui est mauvaise, c’est ta résistance. Laisse le chagrin entrer dans ton cœur ; ne lui ferme pas la porte ; quand il se tient sur le pas de la porte, dans l’esprit, il est effrayant, mais dans le cœur il ne l’est pas."


Don't let grief vex you. You should let it into your heart. Nor should you be afraid of madness. It cornes to you perhaps as a friend and not as an enemy, and the only thing that is bad is your résistance. Let grief into your heart. Don't lock the door on it. Standing outside the door, in the mind, it is frightening, but in the heart it is not.


samedi 2 novembre 2024

Wittgenstein + Descartes (évidence)

Wittgenstein, 1931, cité par Monk p. 318 : 

"S’il existait des thèses en philosophie, elles devraient être telles qu’elles ne donneraient pas lieu à des disputes, car elles devraient être formulées de telle manière que chacun dirait : Oh oui, bien sûr, c’est évident ! Dès lors que la possibilité existe d’avoir des avis différents et d’en débattre à propos d’une question, cela indique que les choses n’ont pas été dites assez clairement. Une fois qu’une formulation parfaite (la clarté ultime) a été atteinte, il ne peut plus y avoir de regret ou de réticence, car ces derniers sont toujours dus au sentiment que quelque chose vient d’être affirmé et que je ne sais pas encore si je dois l’accepter ou pas. Si par contre vous rendez la grammaire claire pour vous-même et si vous procédez par toutes petites étapes, de sorte que chaque étape est parfaitement évidente et naturelle, aucun désaccord d’aucun type ne peut surgir. La controverse naît toujours de ce qu’on a oublié ou pas formulé clairement certaines étapes, ce qui donne l’impression qu’une affirmation a été faite qui pourrait être discutée."


Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, [1627 ou 1628] Règle II (trad. Cousin) : 

"Toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire, de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction."