jeudi 21 novembre 2024

Sartre (lecture)

Sartre, Les Mots, I, 'Lire'  :

"Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule. Assurément, ce discours ne m’était pas destiné. Quant à l’histoire, elle s’était endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majesté ; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies."


mercredi 20 novembre 2024

Cunningham (quotidien)

Cunningham, Les Heures p. 20 : 

"Clarissa apprécie simplement et sans raison particulière les maisons, l'église, l'homme et le chien. C'est infantile, elle le sait. Un manque d'acuité. Si elle devait l'exprimer en public (aujourd'hui, à son âge), cet amour singulier la rangerait dans la catégorie des dupes et des simples d'esprit, des chrétiens avec leurs guitares acoustiques, ou des épouses qui ont accepté de rester insignifiantes en échange de leur bien-être. Cet amour aveugle, toutefois, lui paraît parfaitement sérieux, comme si chaque chose dans le monde faisait partie d'une vaste et impénétrable intention et que chaque chose dans le monde possédât sa propre dénomination secrète, un nom que peut exprimer le langage, mais qui est simplement la vue de la chose en soi."


mardi 19 novembre 2024

Fernandez (Dominique) (perfection méthodique)

Fernandez (D.), Ramon Livre de Poche p. 508 : 

"Rendant compte du livre de mémoires du comte allemand Harry Kessler, Souvenirs d'un Européen, il  [Ramon Fernandez] souligne ce qui distingue la culture anglaise et la culture allemande. Kessler était allé parfaire en Angleterre son éducation. « A Ascot, il avait vu se former le caractère des jeunes gens appelés à diriger un vaste Empire et à forcer l'admiration de ceux-là mêmes qu'ils opprimaient. A Hambourg, rien de tel : un travail méthodique et patient, mais sans but ; aucune vue pratique sur les tâches qui incomberaient aux futurs maîtres de l'Allemagne. Etre Allemand, disait-on, c'est faire une chose pour elle-même. Ce qui aboutit à une sorte de perfection aveugle qu'on peut employer aux fins les plus folles et les plus périlleuses. » Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de meilleure base à une définition du fanatisme nazi, que ce goût « de faire une chose pour elle-même », cette aspiration à « une sorte de perfection aveugle ». D'ailleurs, après la guerre, Robert Merle, dans son beau roman, La mort est won métier, fera la même analyse, en nous dépeignant, dans son héros le SS Rudolf, non un « monstre », mais un homme ordinaire, coupable seulement, par l'éducation qu'il a reçue, de n'avoir « aucune vue pratique » sur les tâches qui lui incombent ; il les exécute avec une « perfection aveugle », par esprit de pure soumission aux ordres venus d'en haut ; et plus tard, Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes, brodera sa gigantesque fresque sur le même thème de la barbarie par docilité au Führer, à l'Etat, une docilité privée de sens, proprement absurde, contente de faire un chose « pour elle-même », cette chose serait-elle l'extermination de la race juive. Je suis heureux que RF, à la veille de son engagement dans le PPF, ait dénoncé cette culture de la méthode sans objet, et distingué, dans ce plaisir de la perfection mathématique, la racine intellectuelle du péril hitlérien."


lundi 18 novembre 2024

Amis (M.) (familles)

Amis (M.), 'Nouvelle carrière', in Eau lourde et autres nouvelles : 

"La deuxième femme de Sixsmith, qui se séparait de lui, était alcoolique, fille de deux alcooliques. Son amant actuel (ah, ces amants qui ne faisaient que passer dans sa vie !) était alcoolique. Pour compliquer les choses, Sixsmith expliqua en agitant son verre en direction du garçon que sa fille, issue d’un premier mariage, était alcoolique. Comment Sixsmith s’en sortait-il ? Malgré son âge, il avait, Dieu merci, trouvé l’amour dans les bras d’une femme qui aurait pu (jusque dans les tendances alcooliques) être sa fille. Leurs cocktails de crevettes arrivèrent, avec une carafe de gros rouge."


dimanche 17 novembre 2024

De Gaulle (chefs)

De Gaulle, Le Fil de l'Epée, 1° section 'De l'action de guerre' ch. 2, Plon p. 46 : 

"Le recrutement des chefs de valeur devient malaisé quand la paix se prolonge. Le profond ressort de l’activité des meilleurs et des forts est le désir d’acquérir la puissance. Sans doute, aucune puissance n’égale celle du chef de guerre et, tant que la probabilité d'avoir à l’exercer quelque jour apparaît aux âmes vigoureuses, les peuples de traditions militaires parviennent à encadrer leurs troupes de chefs dignes de l’être. Mais, dans une génération qui ne croit plus avoir à combattre, bien peu d’hommes, parmi les meilleurs, s’en tiennent à la carrière des armes, d’autant qu’une époque pacifique n’accorde qu’une situation morale et matérielle restreinte aux soldats qu’elle juge peu utiles. Les volontés fortes, les esprits hardis, les caractères trempés se portent alors naturellement vers les voies qui mènent à la puissance et à la considération."


samedi 16 novembre 2024

Carver (familles)

Carver, "Où sont-ils passés, tous ?" in Œuvres complètes t. 1 § 'Débutants', trad. Huet et Carasso :

"À cette époque, du temps où ma mère couchait avec le premier venu, j’étais sans emploi, je buvais et j’avais perdu les pédales. Mes enfants avaient perdu les pédales, et ma femme avait perdu les pédales et fréquentait un ingénieur de l’aérospatiale au chômage qu’elle avait rencontré aux Alcooliques Anonymes. Lui aussi avait perdu les pédales. Il s’appelait Ross et avait cinq ou six enfants. Il gardait une claudication d’un coup de fusil que lui avait tiré sa première femme. Il n’en avait pas pour l’heure ; il voulait la mienne. Je me demande ce qu’on avait tous dans la tête à l’époque. Sa seconde femme n’avait fait que passer, mais c’était la première qui lui avait tiré dans la cuisse quelques années auparavant, d’où la claudication, et qui, à l’époque dont je parle, l’assignait en justice ou le faisait mettre en prison à peu près tous les six mois, pour défaut de paiement de pension alimentaire."


During those days, when my mother was putting out to men she’d just met, I was out of work, drinking, and crazy. My kids were crazy, and my wife was crazy and having a “thing” with an unemployed aerospace engineer she’d met at AA. He was crazy too. His name was Ross and he had five or six kids. He walked with a limp from a gunshot wound his first wife had given him. He didn’t have a wife now; he wanted my wife. I don’t know what we were all thinking of in those days. The second wife had come and gone, but it was his first wife who had shot him in the thigh some years back, giving him the limp, and who now had him in and out of court, or in jail, every six months or so for not meeting his support payments.



jeudi 14 novembre 2024

Gadda (exception)

Gadda, Connaissance de la douleur, chap. 1 :

"Le tissu collectif, un peu partout à travers le monde [...] possède une heureuse aptitude à oublier, au moins de temps à autre, l’impératif-finalité qui commande en l’incessant travail de ses cellules. Lors se démaillent, dans la compacité du tissu, les charitables accrocs de l’exception. Exigence propre de l’éthique et bienveillance charnelle envers l’humaine créature lancent des rappels discordants. Que la seconde vienne à l’emporter, et une nouvelle série de faits s’amorce, comme un bourgeon, bientôt une branche, jaillis au plein du poteau téléologique."


il tessuto della collettività, un po’ dappertutto forse, nel mondo […] conosce una felice attitudine a smemorarsi, almeno di quando in quando, del fine imperativo cui sottostà il diuturno lavoro delle cellule. Si smàgliano allora, nella compattezza del tessuto, i caritatevoli strappi della eccezione. La finalità etica e la carnale benevolenza verso la creatura umana danno contrastanti richiami. Se ha ragione quest’altra, una nuova serie di fatti ha inizio, scaturita come germoglio, e poi ramo, dal palo teleologico.


Carrière (hiver)

Carrière, L'Épervier de Maheux, incipit : 

"La première neige de l’année tomba en abondance vers la fin de novembre. C’était une apparition précoce qui entraîna le Haut-Pays, et presque tout le Sud dans un hiver sans précédent : pression inouïe du silence, calfeutrant de son étoupe le sang au fond des oreilles (hameaux reclus, bâtiments isolés ne perdaient plus leurs bruits) ; aurores boréales collées contre les vitres resplendissantes de givre ; nuits volatiles comme de l’éther, irrespirables… Et le long glissement des heures à l’intérieur des cours ensevelies où ne sautillait plus aucun oiseau.

Parmi les gens du plateau, tout au plus une demi-douzaine de familles gîtées dans ses replis les mieux exposés, et habituées à soutenir le siège du froid pendant une bonne partie de l’année, personne n’avait jamais connu ces étranges merveilles d’invasion glaciaire qui ramenaient sur les hauteurs des temps de désastres et de grandes famines."


mercredi 13 novembre 2024

Amis (M.) (inspiration)

Amis (M.), La Friction du temps § À vous de poser les questions 1 [2002] : 

"– Qu’est-ce qui déclenche chez vous l’envie d’écrire ?

– L’inspiration d’un roman donné peut venir d’une simple phrase, d’une image, d’une situation. Mais les romanciers ne sont pas des poètes. Ce sont des affûteurs. Ce qui me pousse à m’enfermer dans mon bureau, c’est une sensation à l’arrière de la gorge, comme l’envie de ma première cigarette de la journée. Écrire est une activité bien plus physique qu’on ne le croit généralement. La moitié du temps, on a l’impression d’obéir bêtement, tout à fait impuissant, à son corps."


mardi 12 novembre 2024

Cohn (Flore 2)

Cohn (Norman), The Pursuit of the Millennium – Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages p. 74

http://naqiao.hk/libros_fortea/the_pursuit_of_the_millenium.pdf


reprise et complément de

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/10/cohn-flore.html


"For the long-term, indirect influence of Joachim’s speculations can be traced right down to the present day, and most clearly in certain ‘philosophies of history’ of which the Church emphatically disapproves. Horrified though the unworldly mystic would have been to see it happen, it is unmistakably the Joachite phantasy of the three ages that reappeared in, for instance, the theories of historical evolution expounded by the German Idealist philosophers Lessing, Schelling, Fichte and to some extent Hegel; in Auguste Comte’s idea of history as an ascent from the theological through the metaphysical up to the scientific phase; and again in the Marxian dialectic of the three stages of primitive communism, class society and a final communism which is to be the realm of freedom and in which the state will have withered away. And it is no less true — if even more paradoxical — that the phrase ‘the Third Reich’, first coined in 1923 by the publicist Moeller van den Bruck and later adopted as a name for that ‘new order’ which was supposed to last a thousand years, would have had but little emotional significance if the phantasy of a third and most glorious dispensation had not, over the centuries, entered into the common stock of European social mythology."


traduction Google :

Car l'influence indirecte à long terme des spéculations de Joachim peut être retracée jusqu'à nos jours, et plus clairement dans certaines « philosophies de l'histoire » que l'Église désapprouve catégoriquement. Aussi horrifié qu'aurait été le mystique surnaturel de voir cela se produire, c'est incontestablement le fantasme joachi[mi]te des trois âges qui est réapparu, par exemple, dans les théories de l'évolution historique exposées par les philosophes idéalistes allemands Lessing, Schelling, Fichte et dans une certaine mesure Hegel ; dans l'idée d'Auguste Comte de l'histoire comme ascension de la phase théologique à la phase métaphysique jusqu'à la phase scientifique ; et encore dans la dialectique marxienne des trois étapes du communisme primitif, de la société de classes et d'un communisme final qui sera le royaume de la liberté et dans lequel l'État se sera flétri. Et il n'est pas moins vrai — quoique plus paradoxal encore — que l'expression « le Troisième Reich », inventée pour la première fois en 1923 par le publiciste Moeller van den Bruck et adoptée plus tard comme nom pour ce « nouvel ordre » qui était censé durer un mille ans, n'aurait eu que peu de signification émotionnelle si le fantasme d'une troisième et la plus glorieuse dispensation [= régime] n'était pas, au cours des siècles, entré dans le fonds commun de la mythologie sociale européenne.


lundi 11 novembre 2024

Volkoff (réalité)

Volkoff (Vladimir), L'Enlèvement (2000) chap. 1  : 

"Dès les débuts de sa première campagne électorale, Bob Brookes avait compris que la réalité n’existe pas (ou n’existe plus – il admettait qu’elle eût pu exister un jour). Aujourd’hui, n’existe plus que l’opinion. Depuis son élection à la première magistrature de l’État, il avait compris que l’opinion n’existe pas non plus. N’existent que les sondages, que l’on triture comme on veut et qui déterminent l’opinion qui détermine la réalité."


dimanche 10 novembre 2024

Malraux (musée)

Malraux, Le Musée imaginaire, incipit : 

"Un crucifix roman n'était pas d'abord une sculpture, la Madone de Cimabue n'était pas d'abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n'était pas d'abord une statue.

Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d'art est si grand, que nous avons peine à penser qu'il n'en existe pas, qu'il n'en exista jamais, là où la civilisation de l'Europe moderne est ou fut inconnue ; et qu'il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le xixe siècle a vécu d'eux ; nous en vivons encore, et oublions qu'ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l'œuvre d'art. Ils ont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d'art qu'ils réunissaient ; à métamorphoser en tableaux jusqu'aux portraits. Si le buste de César, le Charles-Quint équestre, sont encore César et Charles-Quint, le duc d'Olivares n'est plus que Velasquez. Que nous importe l'identité de l'Homme au Casque, de l'Homme au Gant ? Ils s'appellent Rembrandt et Titien. Le portrait cesse d'être d'abord le portrait de quelqu'un. Jusqu'au XIXe siècle, toutes les œuvres d'art ont été l'image de quelque chose qui existait ou qui n'existait pas, avant d'être des œuvres d'art, – et pour l'être. Aux yeux du peintre seul, la peinture était peinture ; encore était-elle souvent aussi poésie. Et le musée supprima de presque tous les portraits (le fussent-ils d'un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu'il arrachait leur fonction aux œuvres d'art. Il ne connut plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d'imagination, de décor, de possession : mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d'être. Il est une confrontation de métamorphoses."


samedi 9 novembre 2024

Constant + Valéry (dégoût)

Constant (par Daniel Mornet) :

"Affaissé dans ses rancunes et ses langueurs ou poussé de hasards en hasards par des caprices d'énergie, il ne rencontra l'amour de Mme de Charrière que pour trouver une complication à ses détresses. Dans cette âme incertaine et lasse le pessimisme fut un mal aigu ; de la vie il ne connut que de courts espoirs et de longues tortures ; dès sa jeunesse il se réfugia dans le goût du néant : 

"Triste jouet de la tempête, j'ai volé d'erreur en erreur ; vingt hivers ont blanchi ma tête, mille excès ont flétri mon cœur ; j'ai payé quelques jours de fête par des mois entiers de malheur***… Thompson, l'auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit ; et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : « I see no motive to rise, man », répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motif pour rien dans ce monde, et je n'ai de goût pour rien. » 

Sénancour et Constant ont vécu avant la Révolution de plus amers dégoûts que les romantiques eux-mêmes."


rappel :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/12/constant-melancolie.html


*** cf. Valéry, Cahiers (C2-409) : 

"Pardonne-moi, ma vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. C'est avec de la lumière [...] que je paye six minutes de folie, et quelques heures passées hors de moi-même, dans les paradis de tout le monde."


vendredi 8 novembre 2024

Zweig (rupture de civilisation)

Zweig, Le Monde d'hier, chap. 1, Le monde de la sécurité,  traduction S. Niémetz (Belfond 1993) : 

"Il nous est aisé, à nous, les hommes d’aujourd’hui, qui depuis longtemps avons retranché le mot « sécurité » de notre vocabulaire comme une chimère, de railler le délire optimiste de cette génération aveuglée par l’idéalisme, pour qui le progrès technique de l’humanité devait entraîner fatalement une ascension morale tout aussi rapide. Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne plus nous laisser étonner par aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des infamies pires encore que celles de la veille, nous sommes nettement plus sceptiques quant à la possibilité d’une éducation morale des hommes. Nous avons dû donner raison à Freud, quand il ne voyait dans notre culture qu’une mince couche que peuvent crever à chaque instant les forces destructrices du monde souterrain, nous avons dû nous habituer peu à peu à vivre sans terre ferme sous nos pieds, sans droit, sans liberté, sans sécurité. Depuis longtemps nous avons renoncé, pour notre existence, à la religion de nos pères, à leur foi en une élévation rapide et continue de l’humanité ; à nous qui avons été cruellement instruits, cet optimisme prématuré semble assez dérisoire en regard de la catastrophe qui, d’un seul coup, nous a rejetés en deçà de mille années d’efforts humains. Mais ce n’était qu’une folie, une merveilleuse et noble folie que servaient nos pères, plus humaine et plus féconde que les mots d’ordre d’aujourd’hui. Et, chose étrange, malgré toutes mes expériences et toutes mes déceptions, quelque chose en moi ne peut s’en détacher complètement. Ce qu’un homme, durant son enfance, a pris dans son sang de l’air du temps ne saurait plus en être éliminé. Malgré tout ce qui chaque jour me hurle aux oreilles, malgré tout ce que moi-même et d’innombrables compagnons d’infortune avons souffert d’humiliations et d’épreuves, il ne m’est pas possible de renier tout à fait la foi de ma jeunesse en un nouveau redressement, malgré tout, malgré tout. Même de l’abîme de terreur où nous allons aujourd’hui à tâtons, à demi aveugles, l’âme bouleversée et brisée, je ne cesse de relever les yeux vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse et me console avec la confiance héritée de mes pères qu’un jour cette rechute ne paraîtra qu’un intervalle dans le rythme éternel d’une irrésistible progression."


jeudi 7 novembre 2024

Gombrowicz (portrait)

Gombrowicz, § Virginité, in Bakakaï, trad. Sédir et Kosko  :

"Rien de plus artificiel que les descriptions de jeunes filles et les comparaisons recherchées que l'on forge à cette occasion. Les lèvres comme des cerises, les seins comme des boutons de rose… Oh, s’il suffisait d’acheter chez le marchand quelques fruits et légumes ! Et si une bouche avait vraiment le goût d’une cerise mûre, qui pourrait tomber amoureux ? Qui se laisserait tenter par un baiser réellement doux comme une friandise ? – Mais chut, assez, secret, tabou, ne parlons pas trop de la bouche. – Le coude d’Alice, vu à travers le voile des sentiments, apparaissait tantôt comme un promontoire virginal lisse et blanc qui se fondait dans le teint plus chaud du bras, tantôt, quand elle laissait pendre sa main, comme une fossette douce et ronde, un repli caché, une chapelle latérale de son corps. À part cela, Alice ressemblait à n’importe quelle autre fille de commandant en retraite, élevée par une mère aimante dans un cottage de banlieue. Comme toute autre, elle se caressait parfois le coude ; comme toute autre, elle apprit de bonne heure à creuser dans le sable avec son pied…"


mercredi 6 novembre 2024

Sachs (Proust)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. XXI : 

[Proust] "Œuvre non pas dénuée de morale comme on l'a dit mais qui, impliquant une pureté de l'enfance, une impureté de l'âge d'homme, porte avec elle un rousseauisme jamais exprimé comme celui de Gide, mais bien plus ancré. Œuvre dans laquelle on ne trouve pas trace de Dieu, car Proust ne croyait ni en l'Eglise catholique, ni en Jéhovah, mais il avait ses dieux d'enfant, lares et familiaux : il adorait le visage de sa mère qui lui est ce que la Sainte Vierge est à beaucoup de catholiques plus que Dieu et il croyait en un paradis qui se vivait dans le ventre de la mère et jusqu'au sortir de l'enfance, car les délices pour lui n'étaient pas dans une vie à venir, mais dans une vie qui avait été et qui ne pouvait plus être jamais"


Note : quand je faisais un séminaire sur l'œuvre d'art comme restitution transposée du paradis perdu de l'enfance, ce passage m'aurait été précieux…  


mardi 5 novembre 2024

Sachs (scènes)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. V :

"Entre ma mère et mon beau-père tout allait mal. Je n'arrivais chez eux que pour les entendre disputer. Une fois même j'intervins, je tendis son chapeau, sa canne, au mari furieux et tremblant il les prit et quitta l'appartement. Pareilles scènes me faisaient une peur terrible. Déjà du vivant de mon grand-père, j'avais entendu quelquefois ces vociférations monstrueuses qui sortent de la bouche des gens policés qui perdent le contrôle d'eux-mêmes. Je ne connais aucun son qui éveille de plus lugubres échos dans l'âme d'un enfant, que lorsque ces hommes, ces femmes, que toute la civilisation nous dit de respecter, se dressent l'un devant l'autre en hurlant 

« Putain, putain, tu n'es qu'une putain ! 

— Et toi un drogué, un maquereau! 

— Salope, traînée ! 

— Et ma dot, hein! avec qui l'as-tu jetée par les fenêtres ? 

— Puisque tu n'as plus rien, tu pourras toujours faire le trottoir, cochonne ! »

Ah! pauvres malheureux forcenés, que tout cela était horrible ! Il me semblait à vous entendre que la terre tremblait autour de moi, que le monde tout entier vacillait sur ses bases et que nous nous engouffrions pêle-mêle dans un abîme, vous, moi, les meubles, le téléphone, la vaisselle, l'appartement, la maison, Paris même, que tout sombrait dans vos rugissements d'animaux, au sein des plus abominables immondices. Que j'ai souffert entre vous lorsque j'épiais sur vos visages et dans vos voix la montée de l'orage. Encore une seconde d'accalmie et tout se déchaînerait. J'aurais voulu être Dieu pour pouvoir vous changer en statues de sel et vous immobiliser avant que votre bras armé ne retombe. Mais le plus horrible ce fut un soir que je m'éveillai au son d'une haute et longue plainte qui montait de la chambre voisine. J'allais, claquant des dents, ouvrir la porte pour porter secours. Ce n'était plus la dispute, mais la réconciliation et ce grand cri de l'âme était un cri de plaisir. Cela me fit l'effet d'un affront personnel et d'une honte sans mélange. La fièvre me prit : je grelottai dans mon lit, les index au creux des oreilles pour ne pas entendre le soupir de cette volupté qu'aucun homme ne peut supporter d'entendre passer sur les lèvres de sa mère. 

(Ah ! si jamais l'Eglise catholique eut une inspiration merveilleuse, ce fut en instaurant le dogme de la Virginité de la Mère du Christ, car la pureté de sa mère est un mensonge auquel tout homme veut croire.)"


Note : quand je menais un séminaire sur la scène de ménage comme euphémisation de la scène primitive, ce passage m'aurait été précieux…  


lundi 4 novembre 2024

Wittgenstein (inspiration)

Wittgenstein, carnet de Drury, cité par Monk p. 510 :

"Dans une lettre (à Goethe je crois) Schiller parle d’une ‘humeur poétique’. Je pense que je sais maintenant ce qu’il voulait dire. Je pense que j’en suis moi-même familier. C’est un état de réceptivité à la nature dans lequel vos pensées semblent aussi vives que la nature elle-même. Mais il est étrange que Schiller n’ait rien produit de mieux, ou du moins c’est mon avis, et donc je ne suis pas entièrement convaincu que ce que je produis dans de tels états vaille vraiment quelque chose. Il se peut que ce qui donne leur brillant à mes pensées en ces occasions soit une lumière qui les éclaire par derrière. Qu’ils [les états, probablement] ne brillent pas par eux-mêmes."     


In a letter (to Goethe I think) Schiller writes of a "poetic mood*. I think I know what he means. I believe I am familiar with it myself. It is a mood of receptivity to nature in which one's thoughts seem as vivid as nature itself. But it is strange that Schiller did not produce anything better (or so it seems to me) and so I am not entirely convinced that what I produce in such a mood is really worth anything. It may be that what gives my thoughts their lustre on these occasions is a light shining on them from behind. That they do not themselves glow.


dimanche 3 novembre 2024

Wittgenstein (chagrin, folie)

Wittgenstein, le 29 juin 1948, cité par Monk p. 522) : 

"Ne laisse pas le chagrin te vexer ; et tu ne dois pas avoir peur de la folie ; elle vient peut-être à toi comme une amie et non une ennemie, et la seule chose qui est mauvaise, c’est ta résistance. Laisse le chagrin entrer dans ton cœur ; ne lui ferme pas la porte ; quand il se tient sur le pas de la porte, dans l’esprit, il est effrayant, mais dans le cœur il ne l’est pas."


Don't let grief vex you. You should let it into your heart. Nor should you be afraid of madness. It cornes to you perhaps as a friend and not as an enemy, and the only thing that is bad is your résistance. Let grief into your heart. Don't lock the door on it. Standing outside the door, in the mind, it is frightening, but in the heart it is not.


samedi 2 novembre 2024

Wittgenstein + Descartes (évidence)

Wittgenstein, 1931, cité par Monk p. 318 : 

"S’il existait des thèses en philosophie, elles devraient être telles qu’elles ne donneraient pas lieu à des disputes, car elles devraient être formulées de telle manière que chacun dirait : Oh oui, bien sûr, c’est évident ! Dès lors que la possibilité existe d’avoir des avis différents et d’en débattre à propos d’une question, cela indique que les choses n’ont pas été dites assez clairement. Une fois qu’une formulation parfaite (la clarté ultime) a été atteinte, il ne peut plus y avoir de regret ou de réticence, car ces derniers sont toujours dus au sentiment que quelque chose vient d’être affirmé et que je ne sais pas encore si je dois l’accepter ou pas. Si par contre vous rendez la grammaire claire pour vous-même et si vous procédez par toutes petites étapes, de sorte que chaque étape est parfaitement évidente et naturelle, aucun désaccord d’aucun type ne peut surgir. La controverse naît toujours de ce qu’on a oublié ou pas formulé clairement certaines étapes, ce qui donne l’impression qu’une affirmation a été faite qui pourrait être discutée."


Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, [1627 ou 1628] Règle II (trad. Cousin) : 

"Toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire, de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction."


vendredi 1 novembre 2024

Revel (phrase)

Revel, Mémoires, incipit : 

"Un retour sur ma jeunesse me montre que j'ai su gérer ma vie de façon judicieuse et avec fermeté jusqu'à l'âge de dix-neuf ans et demi, c'est-à-dire jusqu'en juillet 1943, date de ma réussite au concours d'entrée à l'École normale supérieure. Ce fut lorsque, devant le 45, rue d'Ulm, je pris sur la tête une ou deux de ces «bombes à eau», sacs en papier remplis au robinet de la cour et que les normaliens, perchés sur le toit de la loge du concierge de l'École, précipitaient selon la tradition sur la petite troupe des candidats se bousculant sur le trottoir pour lire la liste des reçus au concours, tout juste affichée sur la porte, que, constatant avec une joyeuse surprise que j'y figurais, je commençai peut-être à laisser se relâcher en moi, sans m'en douter encore, l'intransigeance et la vigilance qui m'avaient précisément permis d'arriver à ce succès."


jeudi 31 octobre 2024

Lewis (Sinclair) (intérieur 2)

Lewis (Sinclair), Babbitt, trad. Rémon, chap. 7

"Il acheva gravement de lire la dernière livraison de l’American Magazine, tandis que sa femme, avec un soupir, mettait de côté ses raccommodages et considérait avec envie les modèles de lingerie dans une revue féminine. La pièce était très silencieuse.

Elle était conforme au meilleur style type des « Hauteurs Fleuries ». Les murs gris étaient divisés en faux panneaux par des bandes de moulures laquées blanc. De la précédente habitation des Babbitt provenaient deux fauteuils à bascule très sculptés, mais les autres étaient neufs, profonds et confortables, recouverts de velours bleu à raies dorées. En face de la cheminée, un divan de velours bleu, derrière lequel était une table en cerisier et une très grande lampe de piano avec un abat-jour de soie vieil or. (Deux maisons sur trois aux « Hauteurs Fleuries » avaient devant la cheminée un divan, une table en acajou, ou en imitation, et une lampe de piano avec un abat-jour en soie jaune ou rose.)

Sur la table étaient un tapis en fil d’or de fabrication chinoise, quatre magazines, une boîte à cigarettes en argent, et trois livres offerts en cadeaux, grandes et précieuses éditions de contes de fées, illustrés par des artistes anglais, et que n’avait encore lus aucun des Babbitt, sauf Tinka [enfant].

Dans un coin, près de la fenêtre, un grand gramophone dans son meuble spécial. (Huit maisons sur neuf des « Hauteurs Fleuries » en avaient un pareil.)"


mercredi 30 octobre 2024

Lewis (Sinclair) (intérieur 1)

Lewis (Sinclair), Babbitt, trad. Rémon, chap. 2 :

"La chambre présentait un ensemble de couleurs sobre et agréable, d’après un des meilleurs modèles du décorateur qui « faisait les intérieurs » pour la plupart des spéculateurs en maisons de Zénith. Les murs étaient gris, les boiseries blanches, le tapis d’un bleu franc : l’ameublement ressemblait beaucoup à de l’acajou, le bureau avec un grand miroir, la table à coiffer de madame Babbitt, avec des objets de toilette en argent presque massif, les deux lits jumeaux, entre eux une petite table supportant la lampe électrique type pour lire au lit, un verre d’eau, et un livre de chevet type avec illustrations en couleur. Quel ouvrage était-ce ? impossible de le dire, car personne ne l’avait jamais ouvert. Les matelas étaient fermes sans être durs, des matelas bien modernes, qui avaient coûté très cher […] C’était un chef-d’œuvre de chambre à coucher, provenant des « Riantes maisons modernes pour fortunes moyennes ». Seulement elle n’avait rien à voir avec les Babbitt ni avec personne d’autre. Si quelqu’un y avait jamais vécu et aimé, lu à minuit des histoires palpitantes, y était resté étendu les dimanches matin dans une magnifique indolence, il n’en restait pas trace. Elle avait l’air d’une très bonne chambre dans un très bon hôtel."


mardi 29 octobre 2024

Williams (T.) (pensée)

Williams (T.), 'La veuve Holly', in Sucre d'orge, 10x18 p. 186 : 

"Fréquemment, au cours d'une journée, il lui arrivait de s'asseoir, soucieuse, à la table de la cuisine, ou sur son lit défait, de se prendre la tête dans les mains et de murmurer : "Il faut absolument que je pense, il le faut !". Mais cela ne l'avançait à rien. Sans doute semblait-elle penser à quelque chose pendant un moment ; mais ses efforts, en fin de compte, ressemblaient à ceux que ferait pour préserver son intégrité un morceau de sucre jeté au fond d'une tasse de thé bouillant. Dans son esprit, la forme cubique naturelle des pensées était d'une instabilité effrayante. Elle se détendait lentement, ou bien elle se dissolvait, ou encore elle s'étalait à plat sur le fond. Parfois, tout simplement, elle partait à la dérive…"


Often during the day she would sit down worriedly at the kitchen table or on her unmade bed and clasp her forehead and murmur to herself, I’ve got to think, I’ve simply got to think! But it did no good, it did no good at all. Oh, yes, for a while she would seem to be thinking of something. But in the end it was always pretty much like a lump of sugar making strenuous efforts to preserve its integrity in a steamingly warm cup of tea. The cubic shape of a thought would not keep. It relaxed and dissolved and spread out flat on the bottom or drifted away.

lundi 28 octobre 2024

O'Faolain (11 sept)

O'Faolain (Nuala), Best Love Rosie 

"[C]'est en septembre, lors du premier anniversaire des attentats du World Trade Center. Une messe de commémoration était prévue et, la semaine précédente, Min a beaucoup parlé. Elle me racontait ce jour maudit où elle avait allumé la télé et vu l'avion qui percutait la tour et cru que c'était un jeu et elle ne trouvait plus le numéro de Reeny en Espagne et le ragoût qu'elle avait sur le feu était si brûlé qu'elle avait dû jeter la casserole et Andy Sutton avait descendu le fauteuil de la chambre et était allé chercher Mme Beckett parce qu'elle ne recevait que la première chaîne et Tess était venue en sortant du travail et avait fait des sandwiches au jambon et Andy était passé prendre une douzaine de bières et une bouteille de vodka au Kilbride Inn parce qu'il arrivait du monde sans arrêt et dans la rue toutes les portes étaient ouvertes et on entendait les télés beugler et le fils d'Enzo avait apporté du fish and chips alors que le Sorrento n'était pas censé livrer et il était resté et avait regardé la télé la bouche ouverte."


dimanche 27 octobre 2024

Amis (M.) (foule)

 Amis (M.), La Friction du temps § 'Finale de la Ligue des champions 1999' :

"Chaque fois, ça me frappe, avec toute la fraîcheur d’une révélation : assister à un match de foot dans un stade est la pire façon imaginable de voir un match de foot. Même sans compter le voyage jusqu’au terrain (aller et retour), les quarante-huit heures perdues et hors de prix, le fait d’être écrasé et parqué avec toute la civilité qu’on accorde généralement à un agrégat rebelle de voyous et de sociopathes, quand on trouve enfin un siège tout là-haut au sommet de la falaise de gradins, tout en soignant son saignement de nez et son hypothermie, on plonge le regard sur un cirque de puces dans un abîme embrumé ; et quand il se passe quelque chose, tout le monde se lève, si bien qu’on est forcé de se tordre le cou à travers un collage mouvant de frisottis et de boucles d’oreilles. Oui, la télé, sans compter qu’elle est à portée de télécommande et gratuite, c’est bien mieux – sous tous les rapports, sauf un. La foule. La foule est le moteur de cette expérience particulière. Elle est exigeante : on doit lui abandonner son identité. Et il serait vain d’essayer de s’y opposer. C’est un mille-pattes qui vous enrobe de pied en cap, électrisant et combustible. Soulagé, humilié, terrorisé, on se perd dans la chaleur corporelle d’innombrables aisselles enflammées, dans les rugissements stridents et les sifflements endiablés : cris d’un milliard de bébés fondus en un seul hurlement désespéré."


samedi 26 octobre 2024

Amis (dealer)




Amis / Tarantino / ? : extr. des dialogues de Pulp Fiction in Martin Amis  La Friction du temps :

"Dans une scène, Vincent va acheter quelques grammes d’héroïne à son dealer, Lance (le drôle et christique Eric Stoltz) :

Lance : T’as encore ta Malibu ?

Vincent : Oh mec. Tu sais pas ce qu’un connard a fait l’autre jour ?

Lance : Quoi ?

Vincent : Il l’a putain de viandée…

Lance : Oh mec… C’est tordu, ça.

Vincent : À qui tu le dis. Elle était au garage depuis trois ans. Dehors depuis cinq jours et ce pédé de merde me la viande.

Lance (pesant la poudre) : On devrait les tuer, merde, mec. Pas de procès, pas de jury. Exécuté direct… L’enculé.

Vincent : Qu’est-ce qu’est plus dégonflé que niquer la voiture d’un mec ? Quoi, merde, ça se fait pas de viander la bagnole d’un mec.

Lance : Ça se fait pas.

Vincent : C’est contre les règles.

(Drogue et fric changent de main.)

Lance : Merci.

Vincent : À toi. Ça te dérange si je me shoote ici ?"


vendredi 25 octobre 2024

Amis (M.) (langage)

Amis (M.), La Friction du temps : Bellow, Nabokov, Hitchens, Travolta, Trump. Essais et reportages 1994-2017 :


[quelques passages sur le langage…]


"La bataille contre les dérives du vocabulaire, barbarismes et pédanteries n’est pas une bataille publique. Elle se joue dans l’âme de tout individu qui se soucie du sort des mots."


'Le système des classes a plus ou moins été remplacé par le système des âges (les jeunes et assez jeunes représentant la nouvelle aristocratie) ; pour ma part, je ne puis m’empêcher de voir l’opposition bâclé/pédant en termes générationnels."


"Ce sont les mots qui nous tiennent ; quand les mots partent, il ne reste pas grand-chose."


"J’avais entendu la grande Jessica Lange, remerciant son équipe lors d’une cérémonie des Oscars, employer l’expression lastly but not leastly (au lieu de last but not least)."


jeudi 24 octobre 2024

Vialatte (conscience)

Vialatte, Almanach de janvier [début des années 60] : 

" [...] Le prix Goncourt est recherché de tous et le jury très embarrassé. « Il y a des cas où l’homme, disait un grand journal, doit voter selon sa conscience. » C’est ce qui complique beaucoup les choses pour le jury au premier tour. Car chacun vote suivant sa conscience personnelle, qui ne dit pas comme celle de tout le monde. Au cinquième tour, comme il faut qu’on en sorte, il vote enfin suivant la conscience du voisin. Et rien ne prouve, après tout, qu’elle ne vaut pas la sienne. Ainsi le prix est-il attribué [...]."


mercredi 23 octobre 2024

Sève (immobilité)

Sève (B.), L'Altération musicale, V, Emprise 1 : 

"Ce n’est pas seulement par convention et contrainte sociales que l’auditeur d’un concert classique ne bouge guère, mais bien par un effet de la musique sur lui. L’effet culturel s’enracine dans un effet naturel aussi difficile à nier qu’à établir avec précision. Le règlement des gestes consiste à les déterminer, à leur imprimer certaines directions et certaines intensités, mais aussi à suspendre directions et intensités. La musique n’agit pas comme un système d’interdits extérieurs mais comme un principe interne de mobilité qui règle les mouvements spontanés et désordonnés, par un fin réglage intérieur. C’est du vivant réglé par du vivant. L’immobilité du spectateur n’est pas paralysie, elle est retenue de mouvements seulement esquissés (léger balancement du corps par exemple). Sauter, se rouler par terre, gesticuler ne sont pas compatibles avec l’écoute des puissants chorals de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et pas davantage avec l’écoute des formidables imprécations de Didon dans Les Troyens de Berlioz. La musique qui retient le corps est alors cousine de la gymnastique qui l’exerce […]."


mardi 22 octobre 2024

Saint-Amant (cauchemar)

    Saint-Amant, Visions (début) [Wikisource] : 


  "Un grand chien maigre et noir, se traisnant lentement,
Accompagné d’horreur et d’epouventement,
S’en vient toutes les nuits hurler devant ma porte,
Redoublant ses abois d’une effroyable sorte.
Mes voisins, eperdus à ce triste resveil,

N’osent ny ne sçauroient r’appeller le sommeil ;
Et chacun, le prenant pour un sinistre augure,
Dit avec des soûpirs tout ce qu’il s’en figure.
Moy, qu’un sort rigoureux outrage à tout propos,
Et qui ne puis gouster ny plaisir ny repos,
Les cheveux herissez, j’entre en des resveries
De contes de sorciers, de sabaths, de furies ;
J’erre dans les enfers, je raude dans les cieux ;
L’ame de mon ayeul se presente à mes yeux ;
Ce fantosme leger, coiffé d’un vieux suaire,
Et tristement vestu d’un long drap mortuaire,
À pas affreux et lents s’approche de mon lit ;
Mon sang en est glacé, mon visage en paslit,
De frayeur mon bonnet sur mes cheveux se dresse,
Je sens sur l’estomach un fardeau qui m’oppresse.
Je voudrois bien crier, mais je l’essaye en vain :
Il me ferme la bouche avec sa froide main ;
Puis d’une voix plaintive en l’air evanouye,
Me predit mes malheurs, et long-temps, sans siller,
Murmurant certains mots funestes à l’ouye,
Me contemple debout contre mon oreiller.
Je voy des feux volans, les oreilles me cornent ;
Bref, mes sens tous confus l’un l’autre se subornent
En la credulité de mille objets trompeurs
Formez dans le cerveau d’un excez de vapeurs,
Qui, s’estant emparé de uostre fantaisie,
La tourne moins de rien en pure frenesie."


lundi 21 octobre 2024

Carson (catholiques)

Carson (Jan), Les Ravissements chap. 25 juin, Hannah : 

[en Ulster] "Les profs nous ont fait marcher avec les catholiques. C’était un genre de chasse au trésor et on devait faire ami-ami entre nous pour en finir avec les Troubles et être en paix. On ne savait pas de quoi parler. On avait du mal à prononcer leurs noms bizarres. Et Kathleen nous a dit que leurs pères étaient tous dans l’ira (c’est eux qui avaient fait exploser sa mère). Je voulais quand même être gentille avec les catholiques. Jésus était gentil avec tout le monde. Même les lépreux, et si tu attrapais la lèpre en ce temps-là, c’était drôlement contagieux. Des bouts de ta figure noircissaient, puis ils tombaient. Je voulais être gentille comme Jésus, mais je ne faisais pas confiance aux catholiques. Ils étaient différents de nous d’un tas de manières. Quand c’était leur tour d’apporter le pique-nique, il y avait du faux jambon dans leurs sandwiches. Le genre infect qui sort d’une boîte."


The teachers made us walk round with the Catholics. We were meant to be on a scavenger hunt and also making friends with each other so the Troubles would end and we could get peace. We didn’t know what to talk about. We couldn’t pronounce their funny names. And Kathleen said their daddies were all in the IRA (they were the ones who blew up her mum). I still wanted to be nice to the Catholics. Jesus was nice to everyone. Even lepers, and if you had leprosy in them days it was really contagious. Bits of your face went black, then fell off. I wanted to be nice like Jesus was, but I didn’t trust Catholics. They were different from us in lots of ways. When it was their turn to bring the packed lunch, their sandwiches were made with fake ham. The minging kind you get in a tin.


dimanche 20 octobre 2024

Saint-Amant (fumeur)

Saint-Amant, Le Fumeur [XVII° s.] :


Assis sur un fagot, une pipe à la main, 

Tristement accoudé contre une cheminée,

Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,

Je songe aux cruautés de mon sort inhumain. 


L'espoir, qui me remet du jour au lendemain,

Essaie à gagner temps sur ma peine obstinée, 

Et, me venant promettre une autre destinée, 

Me fait monter plus haut qu'un empereur romain. 


Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,

Qu'en mon premier état, il me convient descendre,

Et passer mes ennuis à redire souvent : 


Non, je ne trouve point beaucoup de différence 

De prendre du tabac à vivre d'espérance, 

Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent. 



Voir : Pagès F., Descartes et le Cannabis éd. 1001 Nuits p. 46 : 

"Il sortit de sa poche un livre intitulé L'Embarras des richesses, l'ouvrit à une page marquée d'avance et lut ceci : « La coutume qu'avaient les brasseurs de remonter leurs produits par des substances hallucinogènes ou susceptibles de provoquer des transes, telles que les graines de jusquiame noire, la belladone et les pommes épineuses, remontait au moins à la fin du Moyen Âge... Roessingh, l'historien de l'industrie hollandaise du tabac, n'écarte pas la possibilité qu'une partie de la marchandise ait pu être "saucée" avec du Cannabis sativa, bien connu des Hollandais qui avaient voyagé dans le Levant et l'Orient indien. » C'est extrait d'un livre savant et sérieux, conclut-il en me montrant la couverture du livre de Simon Schama***. 

— C'est une possibilité... Vous en faites une certitude. En bon cartésien, j'écarte tout ce qui est douteux ou probable..." 


*** cf. https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070717293-l-embarras-de-richesses-une-interpretation-de-la-culture-hollandaise-au-siecle-d-or-simon-schama/


samedi 19 octobre 2024

Renard (sommeil)

Renard, Bucoliques (préface) : 

"Si tu te couchais et te levais plus tôt, quelle serait ton œuvre ? Songe à la mobilité de l'esprit : la pensée que tu viens d'avoir, tu ne l'avais pas il y a une seconde, et déjà elle t'échappe. La lettre que tu écris, le livre en train, si tu variais tes heures de sommeil et de travail, seraient autres. Tu ne te servirais ni des mêmes idées, ni des mêmes mots. Toute ta vie intellectuelle changerait de forme et de qualité. Tu perds peut-être quotidiennement, à dormir, à manger, à faire la bête, l'instant unique où tu aurais du génie."


vendredi 18 octobre 2024

Ramuz (Noé)

Ramuz,Vendanges  IV, éd. Séquences, Rezé, 2002, p. 64 :

"On était là où l'homme reste toujours le même, et la grande odeur est restée la même, et ses effets sur le cœur de l'homme sont les mêmes, – rien n'est changé ici depuis le temps de Noé, parce que nous sommes tous sortis de lui. Je l'ai vu couché sur le pavé avec sa barbe, sa grande barbe blanche, et ses deux chiens courants rôdaient avec inquiétude autour de lui. Les femmes étaient allées dormir, tandis qu'on entendait le grand bruit du pressoir, qui, lui, ne cesse pas, qui ne cesse jamais ; et Cham était sorti le premier du pressoir où ses frères étaient restés. Il a été les chercher au pressoir et, se tenant debout sur la porte du pressoir, il les appelle. Noé n'entend rien ; Noé, quand ils viennent, ne les voit pas venir. Et depuis lors une malédiction est sur Chanaan, fils de Cham, et sur les enfants de Chanaan. C'est ce qu'on nous enseignait dans nos leçons d'histoire biblique, mais je n'aurais pas eu besoin de ces leçons. L'histoire de Noé, je l'ai vue, j'ai vu Noé ivre de vin nouveau."


jeudi 17 octobre 2024

Baudelaire-Quincey (paix)

Baudelaire / Quincey, Les Paradis artificiels, II, III :

"La ville de L... représentait la terre avec ses chagrins et ses tombeaux, situés loin derrière, mais non totalement oubliés ni hors de portée de ma vue. L'océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un grand calme, personnifiait mon esprit et l'influence qui le gouvernait alors. Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces égales et puissantes : activités infinies, infini repos."


mercredi 16 octobre 2024

Ramuz (unanimisme)

Ramuz, Présence de la mort, fin chap. 15, Pléiade pp. 44-45 : 

"Là-bas, c'était du côté de la ville où on voyait monter une grosse fumée ; ils dirent : "On y va". Ayant achevé de faire tomber tout ce qui pouvait tomber, ayant entassé à la hâte dans un coin les chaises et les tables, les ayant arrosées de pétrole... L'air est lourd. On ne va pas droit, cela ne fait rien, on fera cortège. On se donnera le bras. Ils avaient pris une couverture de lit rouge, qu'ils attachèrent à une perche. On mettra ça devant ; ça marchera devant nous. Ils prirent dans la direction de la ville, pendant que l'intérieur du café était en train de brûler. Soudain, une flamme sortit par la fenêtre, comme ils virent, s'étant retournés ; - alors ils se mirent à chanter, chacun chantant un chant à soi, mais ça faisait quand même un chant à tous, c'est ça qui est beau ; s'étant donc mis à chanter, se soutenant les uns les autres, s'aidant les uns les autres, se poussant en avant les uns les autres ; étant nombreux, n'étant qu'un seul, – c'est ça qui est beau ; – étant plusieurs, n'étant qu'une seule personne."


mardi 15 octobre 2024

Thompson (Earl) (jeunes)

Thompson (Earl), Un Jardin de sable chap. 11 :

"La ville regorgeait de jeunes gens qui, à défaut de pouvoir être embauchés chez Western Union ou Southern Bell, passaient leurs journées à affûter des couteaux de boucher volés dans la cuisine de maman ou à fabriquer des pieds de biche avec de vieux amortisseurs de voiture dans l’attente de la parfaite nuit sans lune pour se faire l’épicerie du coin, et de jeunes filles aux seins nus sous leur chemisier à col marin qui, une cigarette au coin des lèvres, leurs bas roulés sous le genou et un chapeau d’homme enfoncé sur l’œil, allaient reconnaître les lieux pour le compte des garçons. On voyait des adolescents sécher les réunions des scouts pour scier canons et crosses de carabines à un coup calibre .22 achetées avec leur salaire de colporteur de graines ou de magazines, pendant que dans leur tête crépitaient des mitraillettes fantasmées. À tous ceux-là, Roosevelt n’avait rien à dire. Leurs héros se nommaient John Dillinger, Pretty Boy Floyd, les Barker, Bonnie Parker et Clyde Barrow, Alvin Karpis, ou encore Homer Van Meter."


lundi 14 octobre 2024

Céline (parade militaire)

Céline, Féerie 1 Pléiade p. 107 :

"Les canons tonnent.. le soleil jette dans les aciers les cuirasses les cuivres les grosses caisses de ces feux des éblouissements que vos yeux trente ans clignent encore ! que l’âme sait plus… qu’a pas d’âge rien… les tribunes palpitent vous diriez... c'est les énormes hurrahs du trèpe !... et les couleurs !... les buées des hommes... c'est les délires les trépignements des patriotes... cent mille gueules ouvertes... deux cent mille... le halo des respirations... je vois à travers ! je vois !... je vois les ombrelles je vois les aigrettes... je vois les boas... plumes à flots... bleus... verts... roses... ça comme cascade des Tribunes !... la mode ! la haute mode !... et les mousselines... flots orange... mauve... c'est les élégances haut en bas... les fragilités…"


dimanche 13 octobre 2024

Pessoa (vacuité)

Pessoa, Le livre de l’intranquillité, tome 1, éd. Bourgois, p. 151 :

"Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est-à-dire chez les saints – car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement –, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité."


samedi 12 octobre 2024

Blanché (géométrie)

Blanché (Robert), L’axiomatique, Que-sais-je ? PUF, p. 2 :

"Avec [les Grecs], la géométrie a cessé d’être un recueil de recettes pratiques ou, au mieux, d’énoncés empiriques, pour devenir une science rationnelle. D’où le rôle pédagogique privilégié qu’on n’a, depuis, cessé de lui reconnaître. Si on la fait étudier aux enfants, c’est moins pour enseigner des vérités que pour discipliner l’esprit, sa pratique étant censée donner et développer l’habitude du raisonnement rigoureux. Comme l’écrit L. Brunschvicg : « Euclide, pour de nombreuses générations qui se sont nourries de sa substance, a été moins un professeur de géométrie qu’un professeur de logique."


vendredi 11 octobre 2024

Fagus (portraits)

Fagus, Éphéméride, in Pas perdus (1926) :

"Une après-midi d’octobre 1906, je croisai sous ce dais deux hommes de mauvaise mine cheminant côte à côte, presque bras dessus, bras dessous. Petits l’un et l’autre ; l’un épais, ventripotent, portait sur un cou gras un masque rougeaud, tout en barbe et en cheveux, pêle-mêlés de roux, de gris, de blanc, de blond. D’une paire de petits yeux ronds bleus, un regard fuyait, insaisissable ; bouche large, sans menton, batracienne, à grosses lèvres rouges. Le second, sec, trépidant, osseux, tout en moustaches (noires, rabattues sur une bouche longue et mince, entre de voraces mâchoires) ; les yeux bruns, câlins, impudents et faux, d’un commis-voyageur pour marchandises interlopes. Je les reconnus aussitôt sans les avoir auparavant jamais vus : l’un était Aristide Briand et l’autre était Jaurès."


jeudi 10 octobre 2024

Thompson (Earl) (central téléphonique)

Thompson (Earl), Un Jardin de sable chap 9 : 

"Un jour, sa grand-mère l’emmena voir le grand bâtiment ouvert du central. Là-bas, ça sentait le linoleum neuf, la cire à meubles, l’électricité et le ciment frais. Pour le style, on était quelque part entre Frank Lloyd Wright et le Magicien d’Oz. Dans le hall d’entrée, une gigantesque fresque murale, bien dans l’esprit WPA* et intitulée 20th Century Ltd, représentait des poseurs de lignes téléphoniques casqués tels des guerriers troyens, tissant leur toile sur les grandes plaines. Des héros ouvriers, aux bras épais comme des pieds de table de ferme, vêtus de bleus de travail moulants immaculés, venant louer la puissance de l’industrie et du commerce américains, symbolisés par un entrelacs très cubiste d’engrenages, de leviers, de cheminées d’usine, d’avions, de trains et d’un tas d’autres choses, à un héros fermier indécemment bien nourri et flanqué de son héroïne d’épouse, avec laquelle il avait, très comme il se doit, engendré une paire de moutards aryens aux yeux bleus, lesquels attendaient patiemment, avec sous leur petit bras de héros chacun son manuel de lecture illustré, aussi neuf et impeccable que leurs chaussures, que les ouvriers aient enfin installé leur téléphone."


* La Work Projects Administration ou WPA (créée sous le nom de Works Progress Administration) est la principale agence fédérale instituée dans le cadre du New Deal (programme économique d'état pour résorber la crise de 1929) durant la présidence de Franklin Delano Roosevelt dans le domaine des grands travaux.  [Wikipedia]


mercredi 9 octobre 2024

Queneau (asthme 3)

Queneau, Loin de Rueil : 

"Et maintenant et maintenant ça ne va plus du tout, car c’est pire qu’un étranglement, pire qu’un encerclement, pire qu’un étouffement, c’est un abîme physiologique, un cauchemar anatomique, une angoisse métaphysique, une révolte, une plainte, un cœur qui bat trop vite, des mains qui se crispent, une peau qui sue. Louis-Philippe des Cigales n’est plus que le poisson jeté sur le plancher d’une barque et qui ouvre la bouche désespérément parce qu’il se sent mourir et parce qu’il va mourir. Mais Louis-Philippe des Cigales qui sans bouger de son fauteuil a été lancé dans un monde où les hommes ne parviennent pas plus à respirer que les aquatiques sur terre arrachés à leur eau, Louis-Philippe des Cigales ne mourra pas bien qu’il se sente mourir, il ne mourra pas encore cette fois-ci, il respire de plus en plus fort, et la respiration s’arrête, rien ne rentre dans la poitrine, on croit qu’il n’y a pas moyen de tenir, et puis on tient quand même."


mardi 8 octobre 2024

Queneau (asthme 2)

Queneau, Loin de Rueil : 

"Louis-Philippe des Cigales des deux poings appuyés sur ses genoux, Louis-Philippe des Cigales penché commence à mal respirer tout simplement c’est-à-dire qu’il est en train de prendre conscience de sa respiration par le simple fait qu’elle ne fonctionne pas épatamment en ce moment. Louis-Philippe des Cigales on ne peut pas dire qu’il halète non on ne peut pas dire ça mais il est affligé en ce moment, ce moment après la prise de conscience de la difficulté de respirer, Louis-Philippe des Cigales est affligé d’une constriction des poumons, des muscles pulmonaires, des nerfs pulmoneux, des canaux pulmoniques, des vaisseaux pulmoniens, c’est une espèce d’étouffement, mais ce n’est pas un étouffement qui prend par la gorge, par le tuyau d’en haut, c’est un étouffement qui part d’en bas, qui part des deux côtés à la fois aussi, c’est un étouffement thoracique, un encerclement du tonneau respiratoire. Et maintenant et maintenant ça ne va plus du tout. Ce n’est pas un étouffement qui prend par le cou comme si on tenait ledit col de deux poignes solides, non c’est un étouffement qui monte des ténèbres du diaphragme, qui se déploie à partir de l’aine  et puis aussi c’est un étouffement triste, un effondrement du moral, une crise de conscience."


(à suivre)

lundi 7 octobre 2024

Queneau (asthme 1)

Queneau, Les Enfants du limon, livre IV, chap. LXXX :  

"Au milieu de la nuit Daniel se réveilla peu à peu. Il respirait mal. Ses poumons se durcissaient et semblaient ne plus vouloir fonctionner. Il s’assit dans son lit, aspirant péniblement et ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Par la fenêtre ouverte il vit la masse noire des arbres et les étoiles, la nature nocturne. Il détourna les yeux et regarda le mur obscur en face de lui et le lavabo qui reflétait une vague lueur. Il respirait de plus en plus mal. Il suait. La poitrine penchée contre ses genoux levés, il essayait de prendre une position qui diminuait la suffocation. Il entendit sonner 2 heures, puis 3 heures. Peu à peu l’oppression diminua. Il y avait encore comme une sorte d’âcreté dans la respiration même. Il entendit sonner 4 heures. Il murmura : « Je suis heureux, je suis heureux, je suis heureux."


Queneau, Les Enfants du limon, livre V, chap. CXVIII :

"Depuis quelques jours Daniel sentait l’air se resserrer autour de lui, se rider, se friper. Et ce soir-là lorsque couché il fut sur le point de s’endormir, à l’intérieur de sa poitrine, il sentit l’espace qui se resserrait, se fripait, se ridait, se contractait comme un vieux parchemin. Il se dressa et s’assit dans son lit et se demanda si après une dizaine d’années il allait recommencer à avoir des crises d’asthme. Il se recoucha ; mais sa respiration devenait plus lente, plus pénible, prête à s’immobiliser. Il se dressa de nouveau et s’assit, tout bossu, prenant automatiquement la position de l’asthmatique, celle des momies du Pérou celles qu’on mettait dans des jarres, celle de l’embryon.

Peut-être cela n’allait-il pas venir. Il lui sembla que sa respiration se régularisait. Il s’allongea ; mais bientôt il dut reprendre son attitude fœtale. Il attendit. Il étudiait le rythme de ses inspirations et de ses expirations. […] 

Replié sur lui-même, il sentait venir l’étouffement. Lorsqu’il allait à la pêche à La Ciotat, il regardait toujours avec horreur les cabrioles du poisson qui, gueule ouverte, sanglante du hameçon arraché, essayait de saisir un espace respirable dans cette grande masse d’air qui l’angoissait."


dimanche 6 octobre 2024

Proust & Nabokov (remémoration)

Proust, Sodome et Gomorrhe, éd. Pléiade (ancienne) p. 650 : 

"Dans ce grand «cache-cache» qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tous cas s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé."


Nabokov, Retrouvailles, éd. Quarto p. 455 :

"Lev prit lentement le chemin du retour, traversa la place, passa devant la poste et la mendiante...

Soudain, il s'arrêta net. Quelque part au fond de sa mémoire, il y eut une sorte de léger remous, comme si quelque chose de très petit s'était éveillé et commençait à bouger. Le mot était encore invisible, mais son ombre, comme sortie de derrière un coin, commençait à apparaître et il eut envie de poser le pied sur cette ombre pour l'empêcher de se retirer et de disparaître à nouveau. Hélas, c'était trop tard. Tout s'évanouit, mais, à l'instant même où son cerveau relâchait ses efforts, la chose frémit à nouveau, de manière plus perceptible cette fois, et, telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille, il vit apparaître, silencieusement, mystérieusement, à pas légers, le corpuscule vivant d'un mot... «Donne ta patte, Joker.» Joker ! Comme c'était simple. Joker...» "



samedi 5 octobre 2024

O'Neddy (romantiques)

O'Neddy, Une fièvre de l'époque [1837] (Poésies posthumes, éd. 1877) :


"Il est depuis longtemps avéré que nous sommes, 

Dans le siècle, environ six mille jeunes hommes 

Qui du démon de l'Art nous croyant tourmentés 

Dépensons notre vie en excentricités ; 

Qui, du fatal Byron copiant les allures, 

De solennels manteaux drapons nos encolures. 

Esprits du second rang, poètes incomplets, 

Moins artistes, hélas ! qu'artistiques reflets, 

Qu'aux portes de la Gloire une commune audace 

Inconsidérément tous à la fois entasse. 

Or chacun d'entre nous, dans sa prose et ses vers, 

A quotidiennement le malheureux travers 

De mettre à nu son moi, de décrire les phases 

De son cœur, d'en trahir les occultes emphases. 

À l'excès pour ma part, j'ai ce tempérament : 

Je prends mon moi pour thème avec emportement. 

Voici l'un de ces chants : mon moi, ma fantaisie, 

Ont un fidèle écho dans cette poésie. 

Artistes incomplets, mes frères, puissiez-vous 

Y sentir palpiter le mal qui nous tient tous !"


vendredi 4 octobre 2024

Chesterton (amateurs)

Chesterton, Le jeu parfait, in Petites choses formidables, trad. Darbon : 

"Vous qui pourtant savez jouer, comme vous êtes loin du pur amour du sport ! Nous autres seuls qui ne savons pas jouer aimons vraiment le Jeu pour lui-même. Vous aimez la gloire et les vivats, vous aimez la voix sismique de la victoire, mais vous n'aimez pas le croquet. Vous n'aimerez jamais le croquet tant que vous n'apprécierez pas d'y perdre. Nous seuls, les incapables, pouvons aimer une occupation de façon désintéressée. Pour nous seuls, l'art existe pour l'art. Nous qui voyons le vrai visage du Croquet, si j'ose dire, nous sommes très heureux de le voir poser sur nous un regard de colère. On nous traite d'amateurs, mais nous en sommes très fiers, car le mot “amateur”, en français, signifie “amant”. Nous acceptons toutes les aventures où nous jette notre dame, les désastreuses comme les ennuyeuses."


The perfect game, in Tremendous trifles 

"How far you really are from the pure love of the sport – you who can play. It is only we who play badly who love the Game itself. You love glory ; you love applause ; you love the earthquake voice of victory ; you do not love croquet. You do not love croquet until you love being beaten at croquet. It is we the bunglers who adore the occupation in the abstract. It is we to whom it is art for art's sake. If we may see the face of Croquet herself (if I may so express myself) we are content to see her face turned upon us in anger. Our play is called amateurish ; and we wear proudly the name of amateur, for amateurs is but the French for Lovers. We accept all adventures from our Lady, the most disastrous or the most dreary.


jeudi 3 octobre 2024

Platon (amour-propre)

Platon, Lois V, 731-732, trad. L. Robin, Pléiade pp. 783-784 : 

"Le plus grave [...] des maux qui affligent l'âme de la plupart des hommes, c'est ce mal congénital pour lequel chacun est, envers lui-même, plein d'indulgence, et auquel personne ne s'ingénie à échapper : c'est le mal qu'on appelle l'amour-propre, en ajoutant que cette tendresse de l'individu pour lui-même est naturelle à tout homme et qu'elle est à bon droit obligatoire pour chacun. Mais ce qui est très vrai, c'est que chacun de tous nos manquements en chaque occasion a pour cause l'extrême affection que l'on a pour soi : celui qui aime s'aveugle à tel point en effet à l'endroit de ce qu'il aime, qu'il en vient à juger de travers sur ce qui est juste, bon et beau, dans la conviction que toujours ce qui est sien mérite plus d'estime que ce qui est la vérité ! En fait, celui qui sera un grand homme, celui-là au moins ne doit chérir ni lui-même, ni les choses qui sont siennes, mais ce qui est juste, aussi bien s'il se trouve que ce le soit du fait de sa propre action ou, mieux encore, du fait de celle d'autrui. Or, elle est également un résultat de cette même faute, l'illusion qui fait prendre à tous les hommes la sottise qui est la leur, pour de la sagesse : d'où il suit que nous, qui, pour ainsi dire, ne savons rien, nous nous figurons savoir tout, et que, faute de nous en remettre à autrui pour faire ce dont nous n'avons pas la connaissance, nous nous trompons en le faisant nous-mêmes. Aussi tout homme doit-il éviter de s'aimer véhémentement lui-même, mais être toujours à la poursuite de celui qui vaut mieux que lui, sans chercher à se retrancher, en une pareille situation, derrière aucun sentiment de fausse honte."


mardi 1 octobre 2024

Goncourt (Allemandes 2)

Goncourt, Journal t. 2 p. 524 : 

"La femme, ici [en Allemagne], semble de la femme fabriquée à la pacotille, une créature au visage embryonnaire, à peine équarrie dans une chair bise, une ébauche de nature, à laquelle le créateur n’a pas donné le coup de pouce de la gentillezza féminine. On ne sait si l’on a affaire à des femmes, à des hommes, en présence de ces androgynes, qui, par économie, portent des vêtements masculins et ne trahissent leur sexe, que par la largeur d’un fessier anormal dans une culotte. 

À rencontrer, dans les chemins verts, ces mineuses, ces débardeurs marmiteux, à la figure charbonnée, au chapeau paré de plumes de coq, on a l’impression d’être tombé, en plein mardi gras, dans un carnaval loqueteux, dans une descente de la Courtille, barbouillée de boue et de suie."


rappel : 

Coleridge (harpe)

Coleridge, The Aeolian Harp (1795), vv. 27-34 et 40-49. Traduction de Germain d’Hangest, in S. T.  Coleridge, Vingt-cinq poèmes, Paris, Aubier, 1945, p. 167-169 :


"Ah, cette vie unique en nous et hors de nous,

Qui s’unit à tout mouvement et en devient l’âme,

Lumière dans le son, énergie sonore dans la lumière,

Rythme en toute pensée et joie en tout lieu,

Il eût dû, me semble-t-il, être impossible

De ne pas aimer toute chose dans un univers ainsi comblé :

Où la brise chante, où l’air muet immobile

Est la Musique elle-même qui sommeille sur sa lyre.

[...] Mille pensers que je n’appelle ni ne retiens,

Et mille images gratuites et fugaces

Traversent mon âme indolente et passive,

Inconstantes et diverses comme les souffles capricieux

Qui s’enflent et voltigent sur cette harpe captive.

L’ensemble de la nature animée ne serait-il

Que harpes organiques aux diverses structures,

Dont le frisson s’achève en pensée, tandis que passe sur elles,

Plastique et immense, le même souffle intelligible

À la fois âme de chacune et dieu de toutes ?"



O ! the one Life within us and abroad,

Which meets all motion and becomes its soul,

A light in sound, a sound-like power in light,

Rhythm in all thought, and joyance every where —

Methinks, it should have been impossible

Not to love all things in a world so fill'd ;

Where the breeze warbles, and the mute still air

Is Music slumbering on her instrument. 

[…] Full many a thought uncall'd and undetain'd,

And many idle flitting phantasies,

Traverse my indolent and passive brain,

As wild and various as the random gales

That swell and flutter on this subject Lute !

And what if all of animated nature

Be but organic Harps diversely fram'd,

That tremble into thought, as o'er them sweeps

Plastic and vast, one intellectual breeze,

At once the Soul of each, and God of all ?


lundi 30 septembre 2024

Walser (responsabilité)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. Weideli :

"Rappelez-vous seulement ce que vous m’avez crié à la figure cette charmante nuit-là, vous comprendrez qu’entre nous il ne peut plus y avoir de rapports.

— Mais, monsieur Tobler, tout ça c’était l’ivresse, pas moi.

— L’ivresse, pas vous : qu’est-ce que vous racontez là ? Mais c’est justement la question ! Cinq fois, six fois et même davantage, je me suis dit : ce n’est pas lui. Mais si, bien sûr que c’était vous. L’homme n’est pas composé d’une double nature, sinon l’existence ici-bas serait vraiment trop confortable. S’il suffisait à chacun de dire “ce n’était pas moi” quand il a fait une boulette, quel sens auraient encore l’ordre et le désordre ? Non, non, pour l’amour du ciel, qu’on soit ce qu’on est."


dimanche 29 septembre 2024

Crews (grand-père)

Crews, Des Mules et des hommes, trad. Garnier II, 2 :

"Grandpa passait le plus clair de son temps à lire les trois journaux auxquels il était abonné, des journaux qu'apportait le facteur. Cela lui était égal qu'ils soient toujours vieux de deux ou trois jours ; il les lisait de la première à la dernière page, restant debout jusqu'à l'aube avec une lampe à pétrole près de lui tout en sirotant un bocal rempli de gniole qu'il gardait sur le chambranle de la cheminée. Il ne se soûlait pas ; il aimait juste se mouiller le bec tant qu'il était éveillé. 

Il s'interrompait juste pour regarder autour de lui de temps en temps, des fois que quelqu'un s'apprêterait à faire quelque chose. Alors il expliquait en long, en large et dans les moindres détails la façon dont il fallait s'y prendre. Il faisait ça à propos de toute tâche, qu'il s'y connaisse ou non. Après quoi il retournait à son journal."


samedi 28 septembre 2024

Crews (combat)

Crews, Des Mules et des hommes, trad. Garnier, I, 2, :

"Il était à un pique-nique de l'église et Frank Porter, un gars de Coffee County, a eu le malheur de lui dire qu'il avait un sacré coup de fourchette, ce qui à l'époque était considéré par tout le monde comme une insulte. Avoir un sacré coup de fourchette ça voulait dire être un goinfre. Un cochon à l'auge. Du coup, daddy a invité Frank Porter – ils étaient à l'église, ils ne pouvaient quand même pas en découdre là-bas – à le retrouver le lendemain sur une crête à chênes noirs qui séparait les comtés de Coffee et de Bacon.

Le lendemain à l'aube les deux hommes se sont opposés, daddy et celui qui l'avait insulté, au milieu d'un petit bouquet de chênes noirs qui poussaient sur un à-plat sablonneux truffé de terriers de spermophiles et de nids de serpents à sonnettes. Chacun avait amené plusieurs amis pour veiller au bon déroulement du combat, ou plutôt leurs amis avaient insisté pour venir, histoire de s'assurer qu'il n'y ait ni surins, ni pétoires ni haches qui traînent dans le secteur et risquent d'entraîner la mort de l'un ou de l'autre, ou des deux.

Ils s'y sont mis et se sont battus jusqu'à midi, là ils se sont arrêtés le temps que chacun rentre chez lui manger et se rafistoler du mieux possible, ensuite ils sont revenus et ils ont remis ça jusqu'à la tombée de la nuit. Ils ne se battaient pas tout le temps. Par consentement mutuel et par nécessité, ils faisaient des pauses pour souffler. Pendant qu'ils se reposaient, leurs amis se battaient. De l'avis de tous ceux présents, ça avait été une sacrée bonne journée. Un peu saignante, mais une bonne journée. Des années après la bagarre, dans les deux comtés, on mesurait encore le temps d'après le jour du combat."


vendredi 27 septembre 2024

Céline (chien)

 Céline, D’un Château l’autre, Pléiade p. 62 : 

"Presque toujours j’emmène Agar… il m’attend, il ronfle… je m’aventurerais pas sans chien… il est pourri de défauts Agar, grogneur, hurleur… et comme emmêleur de sa chaîne ! … vous l’avez partout ! … il la rend serpent, sa chaîne ! … vous l’avez devant… elle vous tortille entre les jambes ! … il est derrière ! … vous arrêtez pas d’hurler… « Agar ! Agar ! … » vous faillez en fait de compagnie vous étendre, fracturer, cent fois… oui, mais une qualité d’Agar, il fait ami avec personne ! … c’est pas le chien social… il s’occupe que de vous ! …"


jeudi 26 septembre 2024

Capote (village)

Capote, De Sang-froid (1965), incipit, traduction Girard (1966), édition Folio p. 15 :

"Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent «là-bas». À quelque soixante-dix miles à l’est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d’une pureté de désert. Le parler local est hérissé d’un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d’étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste : des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain, qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne."



The village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call “out there.” Some seventy miles east of the Colorado border, the countryside, with its hard blue skies and desert-clear air, has an atmosphere that is rather more Far West than Middle West. The local accent is barbed with a prairie twang, a ranch-hand nasalness, and the men, many of them, wear narrow frontier trousers, Stetsons, and high-heeled boots with pointed toes. The land is flat, and the views are awesomely extensive; horses, herds of cattle, a white cluster of grain elevators rising as gracefully as Greek temples are visible long before a traveler reaches them.