vendredi 3 juin 2022

Ilf et Pétrov (langue de caoutchouc)

Ilf et Petrov, Le Veau d'or chap. XIX Le timbre universel (trad. Préchac) p. 278 :

[passage copié sur Google Livres]


"Elle tira d'une armoire une longue planchette en bois sur laquelle trente-six cachets balançaient leurs têtes vernies et, retirant agilement de leurs coches ceux dont elle avait besoin, se mit à les appliquer tour à tour sur les divers papiers urgents. Depuis longtemps le directeur d'Hercule ne signait plus rien de sa propre main. En cas de besoin, il sortait de la poche de son gilet un cachet humide, soufflait dessus avec amour et appliquait un fac-similé lilas en face de son propre nom. Cette méthode de travail lui plaisait beaucoup et lui avait suggéré l'idée de confier au caoutchouc toutes ses décisions les plus fréquentes. C'est ainsi que firent leur apparition les premières maximes caoutchoutées. 

« Rien contre. Polykhaïev. » 

« D'accord. Polykhaïev. » 

« Excellente idée. Polykhaïev. » 

« À réaliser. Polykhaïev. » 

Ayant vérifié par la pratique l'utilité de son invention, le directeur d'Hercule en vint à la conclusion que, puisqu'elle simplifiait considérablement son travail, il convenait d'encourager et de développer son emploi. Une nouvelle série caoutchoutée vit bientôt le jour, avec des décisions cette fois plus longues :

« Passez-lui un savon. Polykhaïev. » 

« Inscrivez un blâme à l'ordre du jour. Polykhaïev. » 

« Envoyez-le à la périphérie. Polykhaïev. » 

« À licencier sans indemnités. Polykhaïev. » 

Le combat pour les locaux mené par le directeur d'Hercule contre le Service du Logement lui inspira une nouvelle série standard : 

« Je ne dépends pas de leurs services. Polykhaïev. » 

« Ils sont tous timbrés là-bas, ou quoi ? Polykhaïev. » 

« Ne m'empêchez pas de travailler. Polykhaïev. » 

« Vous me prenez pour un gardien de nuit ? Polykhaïev. » 

« L'hôtel est à nous, un point c'est tout. Polykhaïev. » 

« Je sais ce dont vous êtes capables. Polykhaïev. » 

« Vous n'aurez pas les lits, ni les lavabos. Polykhaïev. » 

La série fut commandée en trois exemplaires, car on prévoyait que la lutte serait longue et le directeur perspicace avait de bonnes raisons de penser qu'un jeu ne lui suffirait pas. Puis vint un ensemble destiné aux besoins intérieurs d'Hercule :

« Demandez à Gazelle Mikhaïlovna. Polykhaïev. » 

« Ne me cassez pas les pieds. Polykhaïev. » 

« Qui veut voyager loin ménage sa monture. Polykhaïev. » 

« Allez tous vous faire voir ! Polykhaïev. »

La pensée créatrice du directeur n'était naturellement pas limitée au pur domaine administratif. Homme aux larges horizons qui ne pouvait se permettre d'ignorer les questions politiques du moment, il se fit fabriquer un superbe timbre universel, dont l'élaboration lui prit plusieurs jours. C'était une admirable pensée caoutchoutée, applicable par lui à n'importe quelle circonstance de l'existence. Outre qu'elle permettait de réagir sans délai à tout événement nouveau, elle le dispensait de la nécessité de fournir chaque fois des efforts intellectuels épuisants. La construction du timbre était si ingénieuse qu'il suffisait d'y remplir un petit espace resté libre pour obtenir la décision nécessitée par l'actualité : 

En réponse à .................................. 

nous tous, personnel de l'entreprise "Hercule", répondons comme un seul homme par : 

— l'amélioration de la qualité de la correspondance administrative; 

— l'élévation de la productivité ; 

— l'accentuation  de la lutte contre l'esprit bureaucratique, la lenteur dans les réponses, le népotisme et la flagornerie ; 

— la suppression des absences injustifiées et des anniversaires ; 

— la diminution des notes de frais pour calendriers et portraits ; 

— la croissance générale de l'activité syndicale ; 

— le refus de fêter Noël, Pâques, la Pentecôte, l'Annonciation, les Rois, le Kourban-Baïram, le Yom-Kippour, le Ramadan, le Pourim et autres fêtes religieuses ; 

— la lutte impitoyable contre le formalisme administratif, le voyoutisme, l'ivrognerie, l'irresponsabilité, l'absence de colonne vertébrale et la déviation pérévierzévienne ; 

— l'adhésion unanime à l'association : « À bas l'esprit routinier des tréteaux d'opéra ! » 

— la conversion unanime au soja ; 

— le passage unanime à la correspondance en alphabet latin ; 

— et toutes les mesures qui s'affirmeront nécessaires à l'avenir. 

La ligne en pointillé était remplie par Polykhaïev au fur et à mesure des besoins et en fonction des nécessités du moment. Le procédé plaisait au directeur, qui se mit à en user de plus en plus souvent. Il en vint même à l'utiliser pour répondre aux allégations, intrigues, menées et excès de ses propres collaborateurs. Par exemple : « En réponse àux excès du comptable Kukuschkind, qui a effrontément réclamé le paiement d'heures supplémentaires, répondons par... » Ou bien : « En réponse àux viles intrigues et répugnantes allégations de l'employé Borissokhliebski, qui a demandé un congé extraordinaire, répondons par... » Etc. À tout cela, il fallait obligatoirement répondre par l'amélioration, l'élévation, l'accentuation, la suppression, la diminution, la croissance générale, le refus de la lutte impitoyable contre, l'adhésion unanime, le passage unanime, la conversion unanime et toutes les mesures qui s'affirmeraient nécessaires à l'avenir. 

Et ce n'est qu'après avoir ainsi semoncé Kukuschkind et Borissokhliebski que le directeur ajoutait la brève remarque « Passez-lui un savon. Polykhaïev » ou bien : « Envoyez-le à la périphérie. Polykhaïev. » 

Lorsqu'ils firent connaissance avec les décisions caoutchoutées, certains des Herculéens furent pris de tristesse : l'abondance des points évoqués les effrayait, en particulier ceux concernant l'alphabet latin et l'adhésion unanime à l'association luttant contre l'esprit routinier des tréteaux d'opéra. [...]

Le travail avançait sans relâche, le caoutchouc remplaçant parfaitement l'homme, On peut même dire que le Polykhaïev caoutchouté ne le cédait nullement à son prototype vivant."