Chalamov, Récits de la Kolyma, éd. Verdier [2003] :
"[D]ésormais il n’avait plus d’inquiétude. Mais quand on lui mit dans la main sa ration de la journée, il la saisit de ses doigts exsangues et pressa le pain contre ses lèvres. Il y planta ses dents de scorbutique : ses gencives saignaient, ses dents branlaient, mais il ne sentait pas la douleur. De toutes ses forces, il pressait le pain contre sa bouche, le fourrait à l’intérieur, le suçait, le déchirait et le rongeait.
Ses voisins essayèrent de l’arrêter :
— Ne mange pas tout. Tu en mangeras plus tard, plus tard…
Et le poète comprit. Il ouvrit grand les yeux sans lâcher le pain ensanglanté qu’étreignaient ses doigts sales et bleuâtres.
— Quand ça, plus tard ? articula-t-il clairement et distinctement, et il ferma les yeux.
Il mourut vers le soir.
Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain ; le mort levait le bras comme une marionnette. C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).