dimanche 1 décembre 2019

Pieds : Mercier, Balzac, Céline, Nabokov


Mercier, Le nouveau Paris p. 795-796 : 
« Le lendemain des massacres de Septembre, je descendais à pas lents la rue St-Jacques, immobile d'étonnement et d'horreur, surpris de voir les cieux, les éléments, la cité et les humains tous également muets. Déjà deux charrettes pleines de corps morts, avaient passé près de moi : un conducteur tranquille les menait en plein soleil, et à moitié ensevelis dans leurs vêtements noirs et ensanglantés, aux plus profondes carrières de la plaine Montrouge, que j'habitais alors ; une troisième voiture s'avance... un pied dressé en l'air en sortait d'une pile de cadavres ; à cet aspect, je fus terrassé de vénération ; ce pied rayonnait d'immortalité! Il était déjà céleste, celui à qui il avait appartenu ! et la dépouille portait un signe de majesté que l’œil des bourreaux ne pouvait apercevoir. Je l'ai vu, ce pied ; je le reconnaîtrai au grand jour du jugement dernier, lorsque l'éternel, assis sur ses tonnerres, jugera les rois et les septembriseurs. »

Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu : 
« Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?.. Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez. 
-- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus. 
-- Non. Et vous ? 
-- Rien. 
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d'aplomb sur la toile qu'il leur montrait, n'en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour. 
-- Oui, oui, c'est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux. 
Et il s'empara d'une brosse qu'il leur présenta par un mouvement naïf. 
-- Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture. 
-- Nous nous trompons, voyez ?... reprit Porbus. 
En s'approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d'un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tous, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d'admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d'une ville incendiée. 
-- Il y a une femme là-dessous, s'écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture. »

Céline, Mort à crédit Pléiade p. 842-843 :
« J’ai eu de la veine ! qu’il admettait. Ça je t’assure ! Nous arrivions au Bois-le-Duc... une carburation splendide !... Je ne voulais même pas ralentir... J’aperçois l’institutrice... grimpée en haut du remblai... Elle me faisait des signes... Elle avait lu tous mes ouvrages... Elle agitait son ombrelle... Je ne veux pas être impoli... Je freine à hauteur de l’école... À l’instant je suis entouré, fêté !... Je me désaltère... Je ne devais plus stopper qu’à Chartres... dix-huit kilomètres encore... Le dernier contrôle... J’invite cette jeune fille... Je lui dis : “ Montez Mademoiselle... montez donc à côté de moi ! Prenez donc place ! ” Elle hésite, elle tergiverse la mignonne, elle fait la coquette un peu... J’insiste... La voilà qui s’installe...
Nous démarrons... Depuis le matin, à chaque contrôle, surtout à travers la Bretagne, c’était du cidre et encore du cidre... Ma mécanique vibrait très fort, gazait parfaitement... Je n’osais plus du tout ralentir... Et pourtant j’avais très envie !... Enfin il faut que je cède !... Je freine donc encore un peu... J’arrête tout, je me lève, je saute, j’avise un buisson... Je laisse la belle au volant ! Je lui crie de loin : “ Attendez-moi ! Je reviens dans une seconde !... ” À peine effleurais-je ma braguette, que je me sens, vous entendez ! Assommé ! Enlevé ! Propulsé effroyablement ! tel un fétu par la bourrasque ! Baoum ! Formidable! une détonation inouïe!... Les arbres, les feuillages alentour sont arrachés, fauchés, soufflés par la trombe ! L’air s’embrase ! Je me retrouve au fond d’un cratère et presque évanoui... Je me tâte!... Je me rassemble !... Je rampe encore jusqu’à la route !... Le vide absolu ! La voiture ? Vacuum mon ami ! Vacuum ! Plus de voiture ! Évaporée !... Foudroyée ! Littéralement ! Les roues, le châssis... Chêne !... pitchpin ! calcinés !... Toute la membrure... Que voulez-vous! Je me traîne aux environs, je me démène d’une motte à l’autre ! Je creuse ! Je trifouille! Quelques miettes de-ci, de-là! quelques brindilles... Un petit morceau d’éventail, une boucle de ceinture ! Un des bouchons du réservoir... Une épingle à cheveux ! C’est tout !... Une dent dont je ne fus jamais sûr !... L’enquête officielle n’a rien résolu !... Rien élucidé !... C’était à prévoir... Les causes de ce formidable embrasement demeurent pour toujours mystérieuses... C’est presque deux semaines plus tard à six cents mètres de l’endroit, qu’il fut retrouvé dans l’étang et d’ailleurs après maints sondages un pied nu de cette demoiselle à moitié rongé par les rats. »

Nabokov, Autres rivages Pléiade p. 1282 : 
« Vers la fin, la monotonie du procédé devint absolument insupportable ; l'opérateur, perdant la tête, n'arrivait pas à trouver la quatrième vue, l'ayant mélangée avec celles déjà passées, et, tandis que Lenski attendait patiemment dans l'obscurité, certains des spectateurs se mirent à projeter les ombres noires de leurs mains levées sur l'écran blanc effrayé, et, l'instant d'après, un gamin éhonté et agile (est-il possible que ce fût moi après tout, le Hyde de mon Jekyll ?) trouva le moyen de silhouetter son pied, ce qui, naturellement, déclencha une compétition bruyante. »
« Toward the end, the monotony of the proceedings became quite unbearable; the flustered operator could not find the fourth slide, having got it mixed up with the used ones, and while Lenski patiently waited in the dark, some of the spectators started to project the black shadows of their raised hands upon the frightened white screen, and presently, one ribald and agile boy (could it be I after all—the Hyde of my Jekyll ?) managed to silhouette his foot, which, of course, started some boisterous competition.  »