Amiel Journal, 8 mars 1868, éd. Schérer t. 2 p. 17-18* :
« Sensitif, impressionnant*, absorbant comme je le suis, le voisinage de la santé, de la beauté, de l’esprit, de la vertu, exerce une puissante influence sur tout mon être, et réciproquement je m’affecte et m’infecte aussi aisément en présence des vies troublées et des âmes malades. - Madame*** disait que je devais être ‘superlativement féminin’ dans mes perceptions. Cette sensitivité sympathique en est la cause. Pour peu que je l’eusse voulu, j’aurais eu la clairvoyance magique d’une somnambule et pu répéter sur moi une quantité de phénomènes étranges. Je le sais, mais je m’en suis gardé, soit par insouciance, soit par raison. Quand je pense aux intuitions de toutes sortes que j’ai eues depuis mon adolescence, il me semble que j’ai vécu bien des douzaines et presque des centaines de vies. Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi, ou plutôt me forme momentanément à son image et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère, etc. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. Cette faculté de métamorphose ascendante et descendante,de déplication et de réimplication a stupéfié parfois mes amis, même les plus subtils. Elle tient sans doute à mon extrême facilité d’objectivation impersonnelle, qui produit à son tour la difficulté que j’éprouve à m’individualiser pour mon compte, à n’être qu’un homme particulier, ayant son numéro et son étiquette. Rentrer dans sa peau m’a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. Je me suis apparu comme boîte à phénomènes, comme lieu de vision et de perception, comme personne impersonnelle, comme sujet sans individualité déterminée, comme déterminabilité et formabilité pures, et par conséquent ne me résignant qu'avec effort à jouer le rôle tout arbitraire d'un particulier inscrit dans l'état civil d'une certaine ville et d'un certain pays. C’est dans l’action que je me sens entreposé* ; mon vrai milieu, c’est la contemplation. La virtualité pure, l’équilibre parfait est mon refuge de prédilection. Là je me sens libre, désintéressé, souverain. Est-ce un appel, est-ce une tentation ? »
* La citation que Frédéric Paulhan fait de ce texte dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger (tome LXIV, 1907) est très approximative.
* ‘impressionnant’ est certainement mis (par erreur de plume ?) pour ‘impressionnable’
* ‘entreposé’ est ici d’un usage étrange (helvétisme ?) : exilé, enfermé ?