Stravinski, Poétique musicale
[l'identité des traducteurs de Stravinski est souvent mystérieuse]
p. 40 : "La tradition est bien autre chose qu'une habitude, même excellente, puisque l'habitude est par définition une acquisition inconsciente et qui tend à devenir machinale, alors que la tradition résulte d'une acceptation consciente et délibérée. Une tradition véritable n'est pas le témoignage d'un passé révolu ; c'est une force vivante qui anime et informe le présent. […] Bien loin d'impliquer la répétition de ce qui fut, la tradition suppose la réalité de ce qui dure. Elle apparaît comme un bien de famille, un héritage qu'on reçoit sous condition de le faire fructifier avant de le transmettre à sa descendance. […] Brahms suit la tradition de Beethoven sans lui emprunter aucune pièce de son habillement. Car l'emprunt d'un procédé n'a rien à voir avec l'observance d'une tradition. On replace un procédé : on renoue une tradition pour faire du nouveau. La tradition assure ainsi la continuité de la création."
p. 50 : "L'époque contemporaine nous offre […] l'exemple d'une culture musicale où se perdent de jour en jour le sens de la continuité et le goût de la communion.
Le caprice individuel, l'anarchie intellectuelle qui tendent à régir le monde où nous vivons isolent l'artiste de ses semblables et le condamnent à paraître aux yeux du public en qualité de monstre : un monstre d'originalité, inventeur de sa langue, de son vocabulaire et de l'appareil de son art. L'usage des matériaux éprouvés et des formes établies lui est communément interdit. Il en vient à parler un idiome sans relation avec le monde qui l'écoute. Son art devient vraiment unique, en ce sens qu'il est incommunicable et clos de toutes parts. Le bloc erratique n'est plus une curiosité d'exception ; c'est le seul modèle qui soit offert à l'émulation des néophytes."