dimanche 23 juillet 2023

Romains (épiphanie 1/2)

Romains, Les Hommes de bonne volonté t. 4 p. 114 : 

"ll avait dépassé les premiers X de fer qui bordent le pont, et il commençait à perdre espoir quand soudain il fut traversé par un événement très léger, l'équivalent d'un mouvement de brise ou d'un déplacement de brume. Avant de s'être avisé, même vaguement, du contenu de l'impression qu'il allait avoir, il comprit que c'était celle qu'il cherchait, et dans le même instant aussi, il eut une trace de déception : « Alors, ce n'était que cela ? » 

La scène se détachait de lui ; la scène, c'est-à-dire les choses autour de lui, le monde actuel à l'endroit où il touchait à lui, Laulerque. Un abîme s'élargissait, mais d'une espèce très particulière, qui ne diminuait pas les dimensions des choses, qui ne les noyait pas dans le lointain du crépuscule. Au contraire, tout devenait d'une précision et d'un intérêt étonnants. Pas un détail n'était douteux, ni superflu. Une perfection. Comme un tableau de musée sous verre ; comme une salle de reconstitution historique dans un musée ; vous la regardez de tout près, bien à votre aise, sans rien perdre, ni une fleur du tapis, ni l'aiguille d'or sur le cadran de la pendule ; mais il y a entre cet ensemble et vous un cordon de velours, que vous ne demandez pas à franchir. Il vous sépare. Il y a d'un côté des choses, totalement révolues, qui même si elles bougent, bougent à l'intérieur d'un passé définitivement clos ; et de l'autre côté, vous, témoin, situé dans un autre temps."

[à suivre]