Roth (Joseph), Des Lacets, s'il vous plaît ! (1919), in J. Roth journaliste :
"Allégorie et vestige d’une grande époque, celle des héros fabriqués au plus vite à partir du tout-venant [...], remis à neuf avec les prothèses les plus modernes et réparé à l’image de Dieu, posté au coin de la rue où se croisent le présent et les profits de guerre, quelque chose d’un homme agite un paquet de lacets de sa main droite qu’un hasard bienveillant ou cruel n’a pas voulu laisser au champ d’honneur. Au lieu de se tenir sur ses jambes comme les autres vendeurs de lacets qui les ont ramenées chez eux en sus d’une médaille de bronze et de la croix de l’empereur Charles, celui-là repose sur deux prothèses avec les jambes de pantalon qui flottent autour. Il agite son paquet de lacets d’un air victorieux, comme le drapeau noir de la misère, au-dessus de la tête de passants chômeurs ou oisifs, avec l’énergie de ce désespoir qui trouve sa source dans le service d’assistance aux invalides de la ville de Vienne. Il jette sans arrêt son « Des lacets, s’il vous plaît ! » à la foule comme s’il devait la conduire à l’assaut. Ses lacets sont en ersatz véritable à base de papier, sinon, il y a longtemps qu’il se serait pendu avec. On peut voir mon vendeur de lacets depuis tôt le matin jusque tard le soir. Son paquet reste toujours pareil, personne n’achète de lacets en ersatz de papier. Mais le bout d’homme continue de crier inlassablement et de gesticuler au coin de la rue, une faim intermittente peinte sur le visage, la menace et la prière dans la voix. Il n’est plus vendeur de lacets, il est avertissement et prophète. Son cri est couvert par le bruit du tram qui tourne au coin, son geste de la main effacé par le mouvement du profit en marche. Monde, femmes et argent se marchandent autour de lui, Vienne valse de droite et de gauche, la ville du renard bleu et des aveugles de guerre…"