samedi 6 novembre 2021

Miller (parole)

Miller, Le Colosse de Maroussi trad. Belmont, Livre de poche p. 42-43 : 

"Tout ce qu’engloutissait son organisme était bon – ambroisie ou poison également. Il ne croyait pas à la modération, ni au bon sens, ni à rien de ce qui était source d’inhibition. Mais aller jusqu’au bout, et tant pis pour le châtiment – oui, à cela il croyait. Il avait des tas de choses qu’il ne pouvait plus faire – la guerre l’avait tant soit peu sonné. Mais malgré le mauvais bras, le genou disloqué, l’œil abîmé, le foie en déroute, les élancements de rhumatismes, les troubles arthritiques, la migraine, les vertiges et Dieu sait quoi, ce qui avait échappé à la catastrophe restait plein de vie et florissant comme un beau tas de fumier frais. 

Il tenait des discours à galvaniser les morts. C’était une sorte de processus dévorant ; quand il décrivait un endroit, il y mordait à pleines dents comme une chèvre qui s’en prend à un tapis. S’il dépeignait quelqu’un, il le mangeait tout cru, de pied en cap. Un événement – il le dévorait en détail, comme une armée de fourmis blanches qui se lance à l’assaut d’une forêt. Il était partout à la fois, en parole. Il attaquait d’en haut, d’en bas, de front, par-derrière, sur les flancs. S’il lui manquait une expression, une image pour en finir aussitôt avec un détail, il le clouait d’un coup de lance, momentanément, et continuait, quitte à revenir plus tard le déchiqueter pièce à pièce. Ou alors, tel un jongleur, il le faisait sauter en l’air, et, juste quand on croyait que, l’ayant oublié, il allait le laisser retomber et se briser, il passait adroitement le bras derrière le dos et le rattrapait sur la paume, sans même se donner la peine de regarder. Et ce n’était pas simple bavardage, c’était du langage qu’il vous servait – langage du ventre, langage de bête féroce. Ses discours se profilaient toujours sur fond de paysage ; on eût dit le protagoniste d’un monde disparu."


Everything he took into his system was good, whether it was poison or ambrosia. He didn't believe in moderation nor good sense nor anything that was in History. He believed in going the whole hog and then taking your punishment. There were a lot of things he couldn't do any more - the war had bunged him up a bit. But despite the bad arm, the dislocated knee, the damaged eye, the disorganized liver, the rheumatic twinges, the arthritic disturbances, the migraine, the dizziness and God knows what, what was left of the catastrophe was alive and flourishing like a smoking dung-heap. 

He could galvanize the dead with his talk. It was a sort of devouring process : when he described aplace he ate into it, like a goat attacking a carpet. If he described a person he ate him alive from head to toe. If it were an event he would devour every detail, like an army of white ants descending upon a forest. He was everywhere at once, in his talk. He attacked from above and below, from the front, rear and flanks. If he couldn’t dispose of a thing at once, for lack of a phrase or an image, he would spike it temporarily, and move on, coming back to it later and devouring it piecemeal. Or like a juggler, he would toss it in the air arid, just when you thought he had forgotten it, that it would fall and break, he would deftly put an arm behind his back and catch it in his palm without even turning his eye. It wasn't just talk he handed out, but language- food and beast language. He always talked against a landscape, like the protagonist of a lost world.