mercredi 10 décembre 2025

De Gaulle (patriotisme)

De Gaulle, Du Patriotisme [1913] in Lettres, notes et carnets t 1, cité par ean-Luc Barré, De Gaulle, une vie t.1 : L'homme de personne, 1890-1944 1° partie chap. 3 :

"Rien ne sait davantage réveiller dans un peuple les mâles vertus et les nobles enthousiasmes que le sentiment de la patrie en danger. Rien ne porte à sa valeur morale de plus funestes coups qu’une longue paix, et des coups d’autant plus terribles qu’ils sont moins soudains et peu sûrs. C’est l’histoire des Perses, efféminés et affaiblis par leur mépris du métier des armes et chez qui les vices régnaient en maîtres. L’explication de ces faits historiques n’est pas difficile à fournir. Les vertus d’un guerrier, tout en pouvant paraître brutales à certains, n’en sont pas moins absolument généreuses et désintéressées. En voyant sa patrie menacée par des ennemis ambitieux, le citoyen comprend de suite la nécessité où il se trouve de rester viril pour la mieux défendre. Tandis qu’une paix prolongée provoque l’amour du gain et le désir du vice. Certes, la guerre traîne après elle bien des maux ; certes, ce serait un grand crime pour un peuple que de la déchaîner sans raison, mais c’en serait un autre que de vouloir la détruire « car sans elle, disait M. de Molkte, sans elle le monde pourrirait ». La guerre développe dans le cœur de l’homme beaucoup de ce qu’il y a de bien ; la paix y laisse croître tout ce qu’il y a de mal […]. La guerre est une loi de la nature, et la nature ne veut pas qu’on porte atteinte à ses lois."


mardi 9 décembre 2025

Revel (gratitude...)

Revel (Jean-François), La Connaissance inutile chap. "L'échec de la culture" : 

"On s'étonne d'ailleurs de voir alors combien de réfugiés politiques européens, parmi les intellectuels chassés du Vieux Continent par les totalitarismes, réfugiés qui, en somme, ne devaient leur survie qu'à l'existence et à l'accueil des États-Unis, ont pris, pendant la guerre froide et la première « offensive de paix » de Moscou, en 1949, des positions pro-soviétiques et antiaméricaines. Thomas Mann fut, en ces années, un autre célébrant de cette édifiante et inédite forme d'hommage reconnaissant à la démocratie qui l'avait sauvé. Le grand malheur du xxe siècle, ce sera d'avoir été celui où l'idéal de la liberté aura été mis au service de la tyrannie, l'idéal de l'égalité au service des privilèges, toutes les aspirations, toutes les forces sociales comprises à l'origine sous le vocable de « gauche » embrigadées au service de l'appauvrissement et de l'asservissement. Cette immense imposture a falsifié tout le siècle, en partie par la faute de quelques-uns de ses plus grands intellectuels. Elle a corrompu jusque dans les moindres détails le langage et l'action politiques, inversé le sens de la morale et intronisé le mensonge au centre de la pensée."


lundi 1 décembre 2025

Lichtenberg (choix d'aphorismes)

Un choix que je fais dans un choix (coll. Libertés, Pauvert). Je ne mentionne pas les (fréquentes et stupéfiantes) prémonitions.



Rien n’est plus insondable que le système des ressorts de nos actions.


Où il y a contrainte des idées, même les idées permises ne se présentent que timidement.


L’art, si bien cultivé aujourd’hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.


Pour que la religion soit appréciée de la masse, il faut nécessairement qu’elle garde quelque chose du haut-goût de la superstition.


Rien ne contribue davantage à la sérénité de l’âme que de n’avoir aucune opinion.


Ce qui nous empêche le plus de tendre nos ressorts, c’est de voir en possession de la gloire certaines personnes dont l’indignité ne fait aucun doute pour nous.


Chez la plupart des hommes, l’incroyance en une chose est fondée sur la croyance aveugle en une autre.


L’esprit et le corps satellite, ou le corps et l’esprit satellite.


J’aurais aimé avoir Swift chez le barbier, Sterne chez le coiffeur, Newton au petit déjeuner et Hume au café.


Les Anciens nous sont certainement supérieurs [...] parce qu’ils n’imitaient pas sans cesse.


Il y a des gens qui possèdent moins du génie qu’un certain talent d’attraper au vol les désirs du siècle 


L’état de veille semble consister essentiellement dans la différence précise et conventionnelle qu’on établit entre ce qui est nous et ce qui est en dehors de nous.


On peut se demander si lorsqu’on roue un assassin, on ne tombe pas précisément dans l’erreur des enfants qui battent la chaise à laquelle ils se sont cognés.


La surface la plus passionnante de la terre, c’est, pour nous, celle du visage humain.


Faire exactement le contraire s’appelle aussi imiter, c’est même expressément imiter le contraire.


Je nomme l’ivresse un état d’exquise sensibilité où chaque impression venue de l’extérieur correspond à de nouvelles pensées inexprimables.


Cette pensée travaillait sans cesse dans sa conscience comme une horloge de mort ; dans l’agitation des affaires et de la vie quotidienne, on ne l’entendait pas, mais dans le silence de la nuit, l'âme tout entière l’écoutait.


Mettre la dernière main à son œuvre, c’est la brûler.


Sur le charme particulier que possède le papier blanc d’un livre relié. Le papier qui n’a pas encore perdu sa virginité et qui brille encore de l’éclat de l’innocence est toujours meilleur que celui dont on a fait usage.


Je suis convaincu qu’on ne s’aime pas seulement dans les autres, mais qu’on se hait en eux.


Toute sensation qui n’est pas interprétée par la raison est plus forte.


Le fait de comprendre une doctrine ne constitue pas une raison suffisante de la croire vraie.


Il est assez triste que, de nos jours, la vérité doive faire soutenir sa cause par des fictions, des romans et des fables.


Chez la plupart des gens, le scepticisme dans un domaine se fonde sur une foi aveugle dans l’autre.


dimanche 30 novembre 2025

Kemelman + Zola (préparatifs rituels)

 Kemelman, On soupçonne le Rabbin trad. Albeck, chap. 1 : 

  "Retroussant la manche gauche de sa chemise jusqu’à l’aisselle, il plaçait la petite boîte noire qui contient les Écritures contre le haut de son bras – près du cœur –, enroulait sept fois la bande au-dessous du coude, puis trois fois pour former sur la main la première lettre du Nom divin, et enfin autour du médius comme un anneau, celui de ses fiançailles spirituelles avec l’Eternel."


Zola, La Faute de l'abbé Mouret, chap. 1 :

[bien sûr, Zola est plus profus... ; il nous offre, en prime de la fiction, un petit documentaire sur la liturgie]

"La Teuse, par-dessus la chasuble, étala l’étole, le manipule, le cordon, l’aube et l’amict. Mais elle continuait à bavarder, tout en s’appliquant à mettre le manipule en croix sur l’étole, et à disposer le cordon en guirlande, de façon à tracer l’initiale révérée du saint nom de Marie. [...]

Il préparait le calice sur une petite table, un grand vieux calice d’argent doré, à pied de bronze, qu’il venait de prendre au fond d’une armoire de bois blanc, où étaient enfermés les vases et les linges sacrés, les Saintes Huiles, les Missels, les chandeliers, les croix. Il posa en travers de la coupe un purificatoire propre, mit par-dessus ce linge la patène d’argent doré, contenant une hostie, qu’il recouvrit d’une petite pale de lin. [...]

L’abbé Mouret avait pris l’amict. Il baisa la croix brodée au milieu, posa le linge un instant sur sa tête ; puis, le rabattant sur le collet de sa soutane, il croisa et attacha les cordons, le droit par-dessus le gauche. Il passa ensuite l’aube, symbole de pureté, en commençant par le bras droit. Vincent, qui s’était accroupi, tournait autour de lui, ajustant l’aube, veillant à ce qu’elle tombât également de tous les côtés, à deux doigts de terre. Ensuite, il présenta le cordon au prêtre, qui s’en ceignit fortement les reins, pour rappeler ainsi les liens dont le Sauveur fut chargé dans sa Passion. [...]

Il récitait les prières consacrées, en prenant le manipule, qu’il baisa, avant de le mettre à son bras gauche, au-dessous du coude, comme un signe indiquant le travail des bonnes œuvres, et en croisant sur sa poitrine, après l’avoir également baisée, l’étole, symbole de sa dignité et de sa puissance. [...]

Vincent emplit les burettes, des fioles de verre grossier, tandis qu’elle se hâtait de prendre un manuterge propre, dans un tiroir. L’abbé Mouret, tenant le calice de la main gauche par le nœud, les doigts de la main droite posés sur la bourse, salua profondément, sans ôter sa barrette, un Christ de bois noir pendu au-dessus du buffet."


vendredi 21 novembre 2025

Moehringer (portrait)

Moehringer (J. R.), Le Bar des grandes espérances, trad. Gillybœuf, chap. 28 :

"Je me suis tourné à ma droite, où un homme âgé d'environ une dizaine d'années de plus que moi, était appuyé contre le bar, en train de lire un livre. Il avait de  grands yeux noirs, une épaisse moustache noire, et il portait un élégant manteau de cuir noir, à la dernière mode et très cher. D'une beauté difficile à croire, presque absurde, il tenait un verre de martini comme s'il s'agissait d'une rose pleine d'épines. « Salut,  ai-je dit. Tu lis quoi ? 

— Rilke. »

Je me suis présenté. Il s'appelait Dalton. Il était avocat — du moins c'est ce qu'il disait. Il venait juste de rentrer d'un tour du monde c'est du moins ce qu'il disait. Il écrivait de la poésie — du moins c'est ce qu'il disait. Rien de ce qu'il disait ne semblait vrai, parce qu'il refusait sèchement de donner le moindre détail, dans quelle branche du droit il exerçait, où il avait voyagé ou bien quel type de vers il écrivait. Toutes les branches du Droit, a-t-il répondu avec impatience. Quelque part en Extrême-Orient, a-t-il dit en faisant un geste de la main. De simples vers, a-t-il dit, avant d'ajouter: "Trouduc". Je me suis dit qu'à cause de son aplomb, de ses propos évasifs, de sa veste en cuir noire et de sa beauté à la James Bond, ce devait être un espion." 


[la proximité de Rilke et des roses pleines d'épines m'a fait m'interroger....]


Moehringer (J. R.), The tender Bar : A Memoir, chap. 28 Tim : 

"I turned to my right, where a man about ten years older than I was leaning against the bar, reading a book. He had large black eyes, a bushy black moustache, and wore a smart black leather coat, very fashionable, very expensive. Handsome in a hard-to-believe, almost preposterous way, he held a martini glass as if it were a thorn-covered rose.

“Hey there,” I said. “What are you reading?”

“Rilke.”

I introduced myself. His name was Dalton. He was a lawyer — or said he was. He’d just gotten back from a ’round-the-world trip — or said he had. He wrote poetry — or said he did. Nothing he said seemed true, because he flatly refused to give any details, like what kind of law he practiced, where he’d traveled, or what kind of verse he wrote. All kinds of law, he said impatiently. Somewhere in the Far East, he said, waving his hand. Just your basic poetry, he said, adding, “Asshole.” I thought his boldness, his vagueness, his black leather jacket, and his James Bond handsomeness, meant he must be a spy."



dimanche 16 novembre 2025

Westlake (les élisabeths)

Westlake, Adios Schéhérazade : trad. Duhamel et Brunius, troisième chapitre 1 :

"Betsy. Quel nom. Betsy Blake. Un nom sorti tout droit d’une bande dessinée. 

Blake, bien sûr, elle n’y peut rien. D’ailleurs, Blake en soi, ça n’est pas affreux, mais Betsy ! Sur les six mille diminutifs d’Élizabeth, Betsy est vraiment le pire.

C’est vrai, vous savez. Deux filles sur cinq s’appellent Élizabeth, et toutes se retrouvent affublées d’un des sobriquets ou diminutifs en question, et le choix du diminutif en dit long sur la fille. Par exemple Liz est presque toujours une fieffée garce, une luronne, à moins que ça ne soit un grand cheval et qu’elle ait la chtouille, auquel cas elle s’appelle Lizzie. Bess est très comme il faut, mais quand elle couche, elle est prise de remords. Beth se garde pour l’homme de sa vie et travaille dans une bibliothèque ; c’est une grande fille toute simple, mais sérieuse, intelligente et toujours à la hauteur des circonstances, quand l’occasion le demande. Bett est une garce ruineuse, mais une grande dame. Elsa est snob, idéale pour un week-end au ski, mais quand elle donne sa parole, elle la tient. Éliza, on ne l’a pas revue depuis la fin de l’ère glaciaire, mais c’était un baquet de jérémiades. Elsie est une fille du peuple, qui se marre tout le temps, brave, bonne bouille, pas beaucoup d’aventures parce que personne ne veut avoir l’air de profiter d’elle. Elle est perpétuellement tracassée par des bobos de femme, elle ne tient pas le litre, est plutôt taciturne, mais toujours prête à vous dorloter. Lisa s’est donné comme modèle une héroïne de D.H. Lawrence, elle aime les chevaux et les boîtes de nuit. Betty est cent pour cent américaine, se marie, met au monde deux enfants virgule quatre et habite une banlieue moche comme celle où je vis actuellement. C’est dans sa cuisine que les voisines viennent cancaner [cf. note] et elle fait la quête pour les petits polios. Betsy est une gourde."



Betsy. Is that a great name ? Betsy Blake. She sounds like something out of Archie Comics. The Blake part she couldn't help, of course, and Blake by itself isn’t a horrible name, but Betsy ? Of the six thousand different things that Elizabeths are called, Betsy is the absolute worst.

You know, that’s true. Two out of five girls are named Elizabeth, and they all wind up with one of the Elizabeth nicknames, and it tells you an awful lot about the individual girl which one of those nicknames she gets for a label. Like Liz is almost always a real whory swinger, a gutsy good-time girl, unless she’s very bony and has the clap, in which case she’s Lizzie. Bess is respectable but she puts out but she feels guilty about it. Beth saves herself for one man and works in the library and is very square but also reliable and intelligent and a rock in an emergency. Bett is bitchy and expensive but a great lady. Elsa is a ski-weekend swinger, but when she gives her word she keeps it. Eliza hasn't been seen since the ice floe broke up, but before that she was a whiner. Elsie is lower class, cheerful, big-mouthed, big smile, she doesn’t get laid much because nobody wants to take advantage of her. Ella has a lot of physical female complaints and can’t hold her booze and is very quiet and if things go right she'll mother you. Lisa has the self-image of a D. H. Lawrence heroine and likes horses and night clubs. Betty is an all-American girl and gets married and has two point four children and lives in one of these crappy suburban developments like where I am right now and it’s her kitchen where the kaffeeklatsch*** is held and she collects for muscular dystrophy. Betsy is a moron.


*** Kaffeeklatsch : cf. 

https://www.cafe-privilege.com/moments-cafe/le-kaffeeklatsch-de-nos-voisins-allemands


jeudi 13 novembre 2025

Westlake (noir)

Westlake (Donald), Comment voler une Banque, chap. 9 :

"Herman [afro-américain] pensait à sa soirée, à ses invités, à son choix pour le reste de la nuit, et au menu du dîner.

Il l’avait élaboré avec le plus grand soin. Il avait prévu de commencer par des cocktails, des Negroni ; la puissance du gin assombrie par la douceur du vermouth et du Campari. Pour grignoter tout en buvant, il y aurait du caviar et des olives noires dénoyautées. Ensuite, à table, lorsque le véritable repas débuterait, il leur servirait une soupe de haricots noirs, suivie par un filet de bar noir poché, accompagné d’une bonne bouteille de Schwartzekatz. Pour le plat principal, il leur proposerait un steak de Black Angus, sauté au beurre noir, décoré de truffes noires et servi avec son accompagnement de riz noir, le tout arrosé d’un bon pinot noir. En dessert, une tête de nègre, puis le café. De retour dans le salon, en guise de digestifs, il leur offrirait des Black Russians ou de l’eau-de-vie de mûre noire et des noix noires à grignoter."


mercredi 12 novembre 2025

Huysmans (noir)

Huysmans, À Rebours (1884), chap 1 :

"[...] Pour célébrer la plus futile des mésaventures, il avait organisé un repas de deuil.

Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d'une margelle de basalte et rempli d'encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et, par des chandeliers où flambaient des cierges.

Tandis qu'un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d'argent, semée de larmes. »

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Peñas et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

Le dîner de faire-part d’une virilité momentanément morte était-il écrit sur les lettres d'invitations semblables à celles des enterrements."


[deux étrangetés dans cette dernière phrase : 1/ "le dîner de faire-part" : on attendrait plutôt "le faire-part du dîner".. ; 2/ le "était-il" me semble injustifié]


note de Fumaroli :

Ce « repas de deuil » a pour « modèle » le souper « funèbre » que le fameux Grimod de La Reynière, âgé de vingt-cinq ans, avait donné à Paris en 1783, et qui avait eu un grand retentissement. Grimm, dans la Correspondance (t. XIII, p. 25) et Bachaumont dans ses Mémoires secrets (t. XXII, p. 76) en font le récit. Grimod fit de ce souper une opération publicitaire au moment où il publiait ses Réflexions philosophiques sur le plaisir par un célibataire."


... à suivre... 

jeudi 6 novembre 2025

Westlake (bévues)

Westlake, Donald, Pierre Qui Roule [1970], "Phase 1" (éd. Rivages Noir, trad. Nolent) :

"Donc il nous faut un chauffeur, un type pour les serrures et un homme à tout faire.

— C'est ça. Pour les serrures, il y a ce petit gars de Des Moines, tu vois qui je veux dire ?

— C'était pas Wise ? Ou Wiseman ? Welsh ?

— Whistler ! dit Dortmunder.

— C'est ça ! dit Kelp, et il fit non de la tête. Il est en taule. Il s'est fait gauler pour avoir libéré un lion. »

Dortmunder quitta le lac des yeux et regarda Kelp.

« Pour avoir fait quoi ? »

Kelp remua la tête nerveusement.

« J'y suis pour rien, moi ! C'est ce qu'on m'a dit. Il était au zoo avec ses gamins, il s'ennuyait un peu et, sans trop y penser, juste pour s'occuper un peu les mains, comme toi et moi on gribouille sur une feuille quand on téléphone, quoi, il s'est mis à tripoter les serrures, sauf qu'au bout du compte il a libéré un lion. [...]

— Pourquoi pas Lartz ? Tu te souviens de lui ?

— Oublie-le, dit Kelp. Il est à l'hôpital. 

— Depuis quand ?

— Environ deux semaines. Il a percuté un avion. » Dortmunder se tourna vers lui lentement et le regarda longuement.

« Il a percuté quoi ?

— C'est pas de ma faute ! D'après ce que j'ai compris, il était au mariage d'un de ses cousins, à Long Island, et en rentrant il a pris la Van Wick Expressway à contresens par erreur, je suppose qu'il devait avoir un peu bu, et...

— Tu m'étonnes !

— Ouais. Et il s'est emmêlé les crayons avec les panneaux, il s'est retrouvé sur la piste dix-sept de l'aéroport et il a percuté l'avion d'Eastern Airlines qui venait juste d'arriver de Miami."


lundi 3 novembre 2025

Naspini (incipit)

Naspini (Sacha), Nives ou les cœurs volatils, incipit : 

"Anteo Raulli sortit pour aller verser la bouillie dans l’auge du cochon ; mais à la place de la pitance, c’est lui-même qui plongea dedans la tête la première, victime d’un coup de sang, tandis que son seau restait à terre. Une dizaine de minutes plus tard, ne le voyant pas rentrer, Nives jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine et découvrit la scène ; entre-temps, Ciclamino, qui n’avait pas une idée très claire de ce qui se passait, avait fini par se résoudre à mâchouiller une oreille de son maître.

— Salopard ! hurla Nives.

Elle vola jusqu’à son mari, l’attrapa par les pieds et le tira à l’abri sur le gravier. Quand elle le fit basculer sur le côté, elle constata qu’il avait la pommette luisante et la joue mangée. Ses molaires étaient exposées dans une sorte de rictus qui ne saignait même pas, le cochon l’ayant bien nettoyé à coups de langue. Anteo, la paupière écarquillée, semblait fixer du regard la pointe de son nez. Nives l’observa pendant un moment, tandis que le vent défaisait son chignon et jetait ses cheveux sur son visage par rafales. Elle finit par s’adresser à son homme à voix haute :

— Je te l’avais bien dit, de ne pas sortir quand la tramontane souffle."


samedi 1 novembre 2025

Bronsky (pleurs)

Bronsky (Alina), Ma vie nest pas un roman ! chap. 10 :

"Ça faisait longtemps que je n’avais pas pleuré. Un jour, mon iPhone était tombé dans la cuvette des WC mais j’avais retenu mes larmes. Lorsque papa était parti de la maison avec toutes ses affaires, j’étais restée digne, polie et fière. Je lui avais souhaité bonne chance au plus grand désespoir de ma mère qui disjonctait et aurait voulu que moi aussi je disjoncte. Mon premier [zéro] en allemand remontait à loin mais je me souvenais encore des picotements dans mes yeux et d’une grosse boule dans la gorge, pourtant, je n’avais pas non plus pleuré. Enfin si. Dans les toilettes."

jeudi 30 octobre 2025

Larbaud (Lolita)

Larbaud, Jaune, bleu, blanc, Pléiade p. 889 :

" « Je retourne au pays chrétien, à la terre apostolique » c'est décidément l'Espagne qui est le mieux outillé des pays d'Occident, en fait de prénoms. Elle a ces prénoms-gigognes, pourvus d'un jeu de diminutifs capables d'exprimer toute espèce de nuances : l'âge, le degré de familiarité dans lequel on et avec les personnes... Lolita est une petite fille ; Lola est en âge de se marier ; Dolores a trente ans ; doña Dolores a soixante ans. Ou encore : je me permets de demander à don José des nouvelles de la jeune veuve, sa soeur, doña Dolores. Reçu « avec toute confiance », en ami de la maison, je ne tarde pas à appeler : Dolores ? Un jour, inspiré par l'amour, je murmurerai : Lola. Et, le soir des  noces, j'aurai Lolita dans mes bras. C'est le principe ; mais il y a aussi des formes, et des déformations, locales : Loliù, Lolin... La gamme entière."


mercredi 29 octobre 2025

Bronsky (diététique)

Bronsky (Alina), La Tresse de ma grand-mère :

"Comme Grand-Mère avait désormais du temps à revendre, les plats longuement bouillis et soigneuse­ment mixés ont pris le dessus. Elle préparait du chou-fleur et du brocoli au cuit-vapeur et écrasait les légumes à la fourchette comme si je n’avais pas de dents. Parfois, elle était déjà aux fourneaux avant même que je sois levé et remplissait de légumes sans sel et d’épeautre des Tupperware que je devais emporter pour mes journées d’école de plus en plus longues. Les sandwichs étaient réservés aux célibataires alcooliques, aux enfants délaissés qui rentraient seuls à la maison et aux Allemands.

Comme je déversais le contenu des boîtes dans les toilettes de l’école et me goinfrais à la place de sucreries, j’ai commencé, en plus de grandir, à m’épaissir. Et un jour, Grand-Mère a cessé de m’appeler “squelette”.

“Enfin, son système digestif fonctionne”, disait-elle à mon grand-père en pinçant mes plis de graisse."


dimanche 19 octobre 2025

Ellory (restaurant juif)

Ellory, R.J., Les Assassins :

"Ray Irving, de la quatrième division de la brigade criminelle, n’était pas juif, mais il estimait que son estomac représentait un candidat sérieux.

Il concoctait son petit déjeuner à partir de l’interminable carte casher – une omelette à la mortadelle, façon pancake, peut-être du jambon de Virginie en tranches épaisses, et des œufs. D’autres fois, il préférait du saumon fumé cuit avec de la crème de fromage, de la laitue, de l’oignon doux, un bagel, des pêches, du chocolat, un baba aux fruits et aux noix, du pumpernickel grillé et un jus de canneberge.

Pour le déjeuner, il y avait les sandwichs, mais il ne s’agissait pas de sandwichs comme les autres ; c’était les fameux sandwichs au bœuf salé, assez gros pour nourrir une petite famille, des combinaisons gargantuesques baptisées Crise de Foi, Bœuf en Folie, Jambon Quand Tu Nous Tiens ou encore le Fameux de Chez Reuben. Enfin, pour le dîner, on pouvait commander le pain de viande, les côtes d’agneau grillées, l’assiette de dinde du Vermont, le poulet au paprika à la roumaine, du pastrami servi sur des knishes aux pommes de terre maison, accompagné d’emmental fondu. Si vous demandiez une salade, on vous en préparait une : la Central Park, la Julienne Child, la George Shrimpton, la Zorba le Grec, la Spéciale au Thon, la Deux Fois du Foie, et la préférée d’Irving entre toutes, la Saumon Beau Bateau !"


note : la présence du "jambon de Virginie" dans une carte casher me semble étrange... C'est bien du jambon de porc :

https://www-virginia-org.translate.goog/blog/post/virginia-ham-history/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=rq#:~:text=Virginia%20ham%20is%20noted%20for,ham%20truly%20unlike%20any%20other.


mardi 7 octobre 2025

Roth (portrait de femme)

Roth (Ph.), Laisser Courir II, 1 :

"Le rire que cette idée fit naître en elle semblait avoir un rapport direct avec sa très petite ossature… ce fut comme si un vent avait soufflé au travers. Elle n’était pas vraiment beaucoup plus grande ni plus lourde que Libby. Ses ballerines dorées, tournées vers l’intérieur, avaient un air garçon manqué, et sa jupe et son chandail ne laissaient aucun doute quant à la hauteur et à la rondeur des diverses parties de son corps. Là où les gens ordinaires avaient le creux des reins, elle arborait un petit derrière en forme de boulet de canon. Ses seins aussi, fermes et pratiquement alignés sur ses épaules, faisaient penser à de petites sphères métalliques. Son visage était une chose maigre, pas très frappante, jolie dans le style majorette de lycée : la bouche un arc, le menton une pointe, les yeux des perles bleues, le nez tout juste assez grand pour faire place à ses taches de rousseur. Ses cheveux tombaient sur ses épaules en boucles, frisées naturellement."


The laugh this produced in her seemed to have directly to do with her very small bones — as though a wind had blown through them. She was not really very much taller or heavier than Libby. Her gold ballet slippers had an inward, tomboyish turn, and her skirt and sweater left no doubt as to how high and how round were her various parts. Where run-of-the-mill people have the small of their back, she carried a little cannonball of a behind. Her breasts too, packed up nearly on a line with her shoulders, had the suggestion of small metallic spheres. Her face was a not very arresting, meager thing, pretty on the style of high school baton twirlers : the mouth a bow, the chin a point, the eyes blue beads, the nose hardly big enough to support its freckles. Her hair fell onto her shoulders in ringlets, naturally curly.



vendredi 3 octobre 2025

Roth (compassion)

Roth (Philip), Laisser Courir (1966)  I, II :

"Je me demande si je ne parle pas comme un membre de cette foule immense et perfide qui depuis quelque temps réclame la compassion. On nous demande de plus en plus, semble-t-il, de faire des démonstrations très pieuses et très publiques de nos sentiments. On tourne un coin de rue et l’on tombe sur une brave dame chapeautée qui vous agite sous le nez un tronc plein de pièces en vous demandant de donner. Il n’y a qu’à regarder la télévision : cinquante animateurs et dix présentateurs de disques organisent un véritable marathon : ils ne dorment plus, ils ne prennent pas le temps de manger, ils chantent, ils font des plaisanteries et s’exhibent, et rien de tout cela pour eux-mêmes. C’est une époque bizarre où même les gens corrompus et qui n’ont pas de sentiment font la quête pour compenser le durcissement des artères. C’est une époque de regrets : tout le monde a un cœur qui saigne."


I wonder if I am not speaking as a member of that vast and treacherous populace that has lately come out for Compassion. We seem called upon more and more to make very pious, very public, demonstrations of our feelings. You turn a corner and there’s a suburban lady in a pillbox hat, jingling a container full of coins at you, demanding, give. Watch television, and fifty entertainers and ten disc jockeys are staging “a marathon”; they lose sleep, take their meals on the run, sing, make jokes and display themselves, and none of this for their own benefit. It is a peculiar age indeed, when even the corrupt and the unfeeling are out collecting so as to beat down hardening of the arteries. It’s the age to feel sorry — a bleeding heart is standard equipment.


mercredi 24 septembre 2025

Boyne (apparence)

Boyne (John), Le Syndrome du canal carpien (trad. Aslanides):

"Dans sa jeunesse, elle était un canon absolu. À l’époque, elle ne pouvait pas apparaître dans une pièce sans sentir le regard de tous les hommes se poser sur elle. Désormais, elle avait souvent l’impression d’être invisible. La dernière fois qu’elle avait surpris tout le monde à se tourner dans sa direction, c’était quelques mois plus tôt, alors qu’elle entrait d’un pas nonchalant dans le bar du Claridge après avoir passé l’après-midi chez le coiffeur et l’esthéticienne ; tous les clients, hommes et femmes, avaient arrêté de parler pour la dévisager. Pendant un moment, elle avait eu l’impression d’avoir retrouvé le pouvoir de ses vingt ans. Ce fut bref, car elle comprit rapidement qu’en réalité, ils regardaient Judi Dench, qui, entrée derrière elle, scrutait la salle des yeux, pour aller rejoindre Maggie Smith, assise à une table dans un coin devant une bouteille de champagne et un bol de cacahuètes grillées, qui distillait des remarques acerbes à tous ceux qui osaient l’approcher."


vendredi 19 septembre 2025

Revel (Chevalier de) / Constant / Ruyer (mort de Dieu)

Revel (chevalier de), cité par Ruyer, La Gnose de Princeton : des savants à la recherche d'une religion, (p. 10) 

qui précise : "Cité, avec approbation, par Benjamin Constant, dans une lettre, écrite en 1790 [4 juin], à Madame de Charrière."

"Dieu est mort avant d’avoir fini son ouvrage... Il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens. Il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir. Mais au milieu de son travail il est mort. Si bien que tout à présent se trouve fait dans un but qui n'existe plus. Nous en particulier, nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée. Nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran et dont les rouages, doués d'intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : « Puisque je tourne, j'ai donc un but. » "


Constant  : 

"Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve juste, n’est pas de moi ; elle est d’un Piémontais, homme d’esprit dont j’ai fait la connaissance à la Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort  [etc]. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des Ier, VII et XVIIIe siècles de notre ère."


lundi 15 septembre 2025

Caradec (bistrot)

Caradec (François), Le Doigt coupé de la rue du Bison

 "On ne peut pas s’occuper des voyages de tous les gens qu’on rencontre au café, pas vrai ?

– Caisse tue vieux, aile halle doigt d’allée houx est l’vœu, sept flammes.

Ça, c'est Maurice, on comprend pas toujours bien ce qu’il dit, il a un défaut de la langue, mais on s’habitue à en entendre la moitié, ça ne mérite jamais beaucoup plus. On a l’indic qu’on peut. Avec sa gueule rose et molle et ses yeux globuleux, chochotte, va, il a toujours l’air d’attendre quelqu’un, le Maurice. On l’a surnommé Pénélopette. Il paraît qu’il parle comme ça depuis qu’il est passé à Fresnes. À force de lui cogner la tête sur le sol en ciment, ils ont dû déranger les pépins dans la courge."


vendredi 12 septembre 2025

Céline (malveillance)

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 117-118 :

"D’après ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait l’élément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment qu’ils avaient prononcé de m’écraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu’après qu’on m’eût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle brûlait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J’étais la bête. Le bord entier l’exigeait, frémissant jusqu’aux soutes."


jeudi 11 septembre 2025

Platon (société 2)

Platon, République, IX (trad. Chambry) :

"Il reste maintenant à examiner l’homme tyrannique lui-même : comment il sort de l’homme démocratique, et, quand il en est sorti, quel est son caractère et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

— Oui, dit-il, c’est bien ce qu’il faut.

— Eh bien ! repris-je, c’est à peu près de la même façon que se forme la tyrannie dans les États, c’est-à-dire de la démocratie excessive. […]

Dans les États démocratiques, il y a des hommes accoutumés, dès leur jeunesse, à se soumettre aux désirs inutiles et doux, mais funestes, que nous avons déjà appelés désirs superflus. Quand leur père nourrit en eux les désirs nécessaires et modérés, leurs semblables viennent au contraire les séduire, en les remplissant de ces désirs nouveaux. Alors, s’ils cèdent, ils passent de la démocratie à la tyrannie.

Car chez cet homme, dès qu’un seul de ces grands désirs, comme un chef de bande, a pris possession de l’âme, il attire à lui les désirs dissipés qui rôdent au-dehors, et, les ayant rassemblés, il se fortifie, jusqu’à ce qu’il engendre en lui-même la folie et devienne plein de fureur. […]

C’est ainsi que, dans l’homme démocratique, naît le tyran intérieur."


mercredi 10 septembre 2025

Platon (société 1)

Platon, République VIII (trad. Chambry) :

"Lorsque une cité démocratique, altérée de liberté, trouve de mauvais échansons qui l’enivrent outre mesure, si, en l’ivresse, elle châtie ses magistrats, et si ces magistrats n’ont plus de crédit, alors ceux qui obéissent s’accoutument à ne plus obéir, et ceux qui commandent à se mettre sur le pied de simples particuliers. Et dans une telle cité l’égalité est si absolue, qu’elle s’étend aux hommes et aux femmes, et jusqu’aux animaux. […]

Telles sont les dispositions d’esprit qui règnent dans la démocratie, dispositions charmantes, à coup sûr, et pleines de liberté, mais qui la rendent incapable de toute espèce de gouvernement. […]

De cette liberté excessive naît nécessairement dans le peuple, soit dans les particuliers, soit dans la cité entière, le plus affreux esclavage. […] Car la démocratie, dans son ivresse de liberté, ne respecte plus aucune autorité, ni celle des lois, ni celle des chefs. Quiconque veut se mettre à la tête du peuple, et qui se déclare le champion de ses intérêts, devient son idole.[…] C’est ainsi que du sein de la démocratie s’élève la tyrannie."


samedi 30 août 2025

Platon (re)

 PlatonGorgias, éd. Brisson (2008) :

[je sais, je sais, je l'ai déjà publié en 2021 ; mais il y a des choses qui méritent d'être répétées]
 

  "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"


vendredi 29 août 2025

Huth (séparation)

 Huth (Angela), Valse-hésitation trad. Neuhoff, chap. III :

"Pourquoi l’avoir épousé ? Il n’était pas comme ça il y a deux ans. Il a toujours été faible. Mais au début il était gentil et pas trop exigeant. Je crois vraiment que je l’aimais quand je l’ai épousé. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment, un jour, on peut aimer quelqu’un en toute quiétude, et puis, le lendemain, comment des détails qui ne vous dérangeaient pas du tout jusque-là vous rendent carrément dingue. Je me suis mise à détester des choses auxquelles il ne pouvait rien. La forme de sa nuque, sa respiration sifflante le matin à cause de son asthme. Quand j’ai fini par déclarer qu’il fallait qu’un de nous deux s’en aille, il a abandonné la partie sans se battre une seule seconde. J’aurais pu le tuer tant il était raisonnable, à suggérer ces six mois de séparation et à m’énoncer avec des trémolos dans la voix quelles dispositions financières il avait prises. Là-dessus, il a rempli deux, trois valises puis m’a donné une adresse où envoyer ses chemises quand elles reviendraient de la blanchisserie. Il m’a embrassée pour me dire au revoir littéralement en pleurs… vous imaginez ? […] Il était très gentil [...] et tellement prévenant que c’en était étouffant."



mercredi 20 août 2025

Donleavy (vendeur de voitures)

Donleavy, Les Béatitudes bestiales de Balthazar B., (trad. Mayoux) chap. 13 :

"Attendez un peu, vous allez voir ce que vous allez voir. Attendez un peu. Écartons ces housses. Ah, je vous demande de regarder ça tout à loisir. Qu’est-ce que vous en dites. On n’a jamais rien vu de plus splendide sur quatre roues à Dublin. Elle serait capable de traîner deux cents ânes protestants à reculons de Glasnevin à Rathgar, même si eux, ils pensaient qu’à aller à Belfast pour fuir le pape. Jetez donc un coup d’œil, si vous voulez bien, sous le capot. Regardez-moi ça un peu. Douze, que vous en avez, des cylindres. Tout prêts tout flambants. Gros chacun comme ma cuisse. Et les bougies du même acabit. Vous grimperez une pente raide comme le derrière de votre crâne, là, sans changer de vitesse. À l’aise.

— Elle est terriblement grande.

— C’est pas ça qui doit vous faire peur. Que ferait sur la grand-route un amateur de courses, un homme énergique comme vous, s’il n’avait pas un peu de place disponible, pour la dame, peut-être. Hein. Et puis, vous ne tenez sûrement pas à vous faire sortir de la route. Ils sont tout un tas maintenant sur nos routes le dimanche, commerçants et cabaretiers, des automobilistes qu’ils s’appellent s’il vous plaît. Croyez-moi, quand ils verront ça leur arriver dessus, ils vous causeront pas d’ennuis, c’est moi qui vous le dis."



mardi 19 août 2025

Schlanger (styles XVII° siècle)

Schlanger (J.), Dire trop ou trop peu § 31 p. 129 : 

"Au XVIIe siècle, quand règne la longue phrase aux articulations latines de Descartes ou de Bossuet, on apprécie aussi le style non lié, les phrases courtes et coupées de La Bruyère, l'énoncé détaché de la maxime et de l'aphorisme : tout cela repris d'une autre couche de la latinité, plus tardive, plus nerveuse, plus expressive, qui se plaît à un phrasé haché, tendu, agité ou parfois même forcé. 

Ou bien l'oeuvre pourra suivre la voie de la litote, de la sourdine et de l'atténuation, cette réticence dans la diction par laquelle Léo Spitzer, rappelons-le, définissait Racine et l'ensemble du style classique. En choisissant l'expression qui semble la plus neutre et la plus générale, l'écrivain classique, disait Spitzer, estompe la caractérisation et atténue la brutalité du trait. Il lisse les aspérités du particulier parce qu'il vise l'uni, le sobre, la puissance expressive du terme distancié. Racine se tient ainsi très loin des techniques d'accentuation, d'insistance ou de grossissement à fleur de nerfs, très loin des reliefs exagérés de l'expressivité baroque. Il préfère la discrétion de la retenue, qui ne rend pas la diction imprécise, vague ou floue, mais peut d'une note claire énoncer sobrement des choses cruelles."


dimanche 17 août 2025

Renard (poule)

 Renard (Jules), Histoires naturelles § La Poule : 

"Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu’on lui ouvre la porte.

C’est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d’œufs d’or.

Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d’abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s’ébattre.

Elle s’y roule, s’y trempe et, d’une vive agitation d’ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l’eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s’arrête.

Droite sous son bonnet phrygien, l’œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l’une et de l’autre oreille.

Et, sûre qu’il n’y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. 

Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.

On dirait qu’elle marche pieds nus."



vendredi 15 août 2025

Nerval (Dodu)

Nerval, Sylvie, XII : 

"[N]ous arrivions à Loisy. On nous attendait pour souper. La soupe à l’oignon répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tourne-broches. Pendant longtemps il s’était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l’ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait*. L'aubergiste de La Croix d’or lui contestait ce détail ; de là des haines prolongées."


[allusion à une théorie du "suicide" de Rousseau par empoisonnement]


samedi 9 août 2025

Gerber (profs)

Gerber (Alain), Le Central :

"Ses collègues, il les a vus à l’œuvre. En 58, tous, ils étaient pour de Gaulle – sauf le surveillant général, un communiste notoire, et, il va sans dire, le philosophe. C’était déjà la même chose à Langres : un philosophe, il faut toujours que ça se distingue. On déciderait à l’unanimité de lui doubler son salaire, il trouverait le moyen d’être contre ! Bref. En 58, tous pour l’Algérie française, prêts à descendre dans la rue derrière les drapeaux tricolores. Deux ans plus tard, l’autodétermination est à l’ordre du jour et les mêmes suivent le grand Charles comme un seul homme. Et comme la quasi-totalité du troupeau. Le F.L.N. n’a pas de souci à se faire : il combat l’armée d’un peuple vaincu. Et même si les paras l’emportent sur le terrain, ceux qui les ont envoyés là-bas s’empresseront de se coucher devant les rebelles. Les Français se moquent d’être cocus, pourvu qu’on leur fiche la paix. S’ils avaient toujours été comme ça, il y a belle lurette qu’il n’y aurait plus de France du tout. Napoléon a collé son pied au cul de l’Europe entière, et maintenant on se défile devant trois marchands de tapis armés de leur plat à couscous. Diên Biên Phù a tout fichu par terre : voilà ce que ça devrait enseigner, un historien – et ce serait aussi une sacrée leçon de morale."


lundi 4 août 2025

Gillespie (modèles)

 Gillespie (Robert B.), Coney Island Casino, trad. Watkins, chap II :

"Thomas Wolfe n’était qu’un des écrivains entrant dans la composition de Toby Ferris. Orphelin dans sa ville natale de Jackson, Mississippi, il n’avait pas eu de parents pour le modeler et il rejetait le moule que ses circonstances et son environnement avaient tenté de lui imposer. Il se façonnait plutôt selon ses rêves, les films qu’il voyait, son besoin d’autoprotection et ses livres. Il était Rhett Butler et W. C. Fields, Long John Silver et M. Micawber, Tom Swift et Bugs Bunny, le roi Arthur et le roi Lear, le Mouron Rouge et Sam Spade, d’Artagnan et Paul Bunyan, Buck et Moby Dick, Huckleberry Finn et Hawkeye, Errol Flynn et Tyrone Power, le Fantôme et Stan Laurel, George Washington et Robert E. Lee ainsi que d’innombrables autres héros sans oublier son camarade orphelin Oliver Twist et des héroïnes telles que Shirley Temple et Lady Macbeth. Ces cohabitations produisaient de curieux effets."


dimanche 3 août 2025

Queneau (maris)

Queneau, Le Dimanche de la vie, chap. 1 : 

"Chantal faisait allusion aux mœurs des hommes, des hommes mariés, et singulièrement à celles du sien, Paul Boulingra : l’alcoolisme buté, la tabagie autistique, la paresse sexuelle, la médiocrité financière, la lourdeur sentimentale. Seulement voilà, Julia trouvait que sa sœur avait été particulièrement mal servie en la personne de son Popol. Elle cita des types qui ne buvaient que de l’eau comme le mari à la Trendelino, qui ne fumaient point comme celui de la Foucolle, qui braisaient à houilles rehaussées comme celui de la Panigere, qui gagnaient largement leur vie comme celui de la Parpillon et qui pouvaient avoir pour leur épouse de délicates attentions comme celui de la Foucolle, déjà cité. Sans compter ceux qui savent remettre un plomb, porter les paquets, conduire la voiture, baisser les yeux lorsqu’ils croisent une pute. Julia pensait bien que son militaire serait de cette espèce, et elle en sourit de plaisir. Ce qui agaça Chantal."


mardi 29 juillet 2025

Mercier + Encyclopédie + Smith (clous)

Mercier, Tableau de Paris, chap. CCXCIV : "Épingliers. Cloutiers" :

"Un sauvage admire un clou, & il a raison. C’est à Paris que l’homme observateur voit combien l’art a demandé de combinaisons, d’expériences & de soins. Il faut trente mains & trente outils pour la formation d’une épingle ; vous en aurez mille pour douze sols.

Les aiguilliers-épingliers regardent leur profession comme l’une des plus anciennes, puisqu’ils soutiennent qu’Hénoc en fut l’inventeur.

L’aiguille est nécessaire à presque tous les métiers : pour que l’aiguille ne soit ni molle ni cassante, pour qu’elle reçoive la perfection dont elle est susceptible, il faut plus de vingt opérations, toutes également essentielles & extrêmement délicates. Les cloutiers ont pris S. Cloud pour patron, & les épingliers S. Sébastien, parce que celui-ci fut martyrisé à coups de fleches."



Encyclopédie, § ÉPINGLIER, 

s. m. (Commerce.) marchand qui vend des épingles, des clous d’épingles, des touches, des aiguilles, &c.

Les Epingliers à Paris sont un corps gouverné par trois jurés, dont la jurande dure deux ans. On les élit à deux reprises différentes ; au mois de Mai on en élit deux, l’année suivante on élit le troisieme, & ainsi de suite. Les statuts de cette communauté sont très-anciens. Leur principal travail étoit autrefois les épingles : mais depuis que les vivres sont devenus plus chers, & Paris plus peuplé, ils ne les font plus, ils les tirent de Laigle & autres endroits de la Normandie, où les ouvriers sont à meilleur compte.



Encyclopédie, § CLOU : 

(article très long et très technique, qui montre bien le souci des procédés de métiers dans l'Encyclopédie)

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/CLOU



et bien sûr le très classique 

Smith, Essai sur la Richesse des nations t. 2, G.F. p. 308-309 :

"Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse et de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail. [...]

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.

Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles ; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers."


lundi 28 juillet 2025

Baudelaire + Bliss (travail)


Baudelaire, Mon cœur mis à nu : 

"Tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser"


Bliss : [cliquer sur l'image pour l'agrandir, puis cliquer n'importe où pour revenir à la page]