mardi 7 octobre 2025

Roth (portrait de femme)

Roth (Ph.), Laisser Courir II, 1 :

"Le rire que cette idée fit naître en elle semblait avoir un rapport direct avec sa très petite ossature… ce fut comme si un vent avait soufflé au travers. Elle n’était pas vraiment beaucoup plus grande ni plus lourde que Libby. Ses ballerines dorées, tournées vers l’intérieur, avaient un air garçon manqué, et sa jupe et son chandail ne laissaient aucun doute quant à la hauteur et à la rondeur des diverses parties de son corps. Là où les gens ordinaires avaient le creux des reins, elle arborait un petit derrière en forme de boulet de canon. Ses seins aussi, fermes et pratiquement alignés sur ses épaules, faisaient penser à de petites sphères métalliques. Son visage était une chose maigre, pas très frappante, jolie dans le style majorette de lycée : la bouche un arc, le menton une pointe, les yeux des perles bleues, le nez tout juste assez grand pour faire place à ses taches de rousseur. Ses cheveux tombaient sur ses épaules en boucles, frisées naturellement."


The laugh this produced in her seemed to have directly to do with her very small bones — as though a wind had blown through them. She was not really very much taller or heavier than Libby. Her gold ballet slippers had an inward, tomboyish turn, and her skirt and sweater left no doubt as to how high and how round were her various parts. Where run-of-the-mill people have the small of their back, she carried a little cannonball of a behind. Her breasts too, packed up nearly on a line with her shoulders, had the suggestion of small metallic spheres. Her face was a not very arresting, meager thing, pretty on the style of high school baton twirlers : the mouth a bow, the chin a point, the eyes blue beads, the nose hardly big enough to support its freckles. Her hair fell onto her shoulders in ringlets, naturally curly.



vendredi 3 octobre 2025

Roth (compassion)

Roth (Philip), Laisser Courir (1966)  I, II :

"Je me demande si je ne parle pas comme un membre de cette foule immense et perfide qui depuis quelque temps réclame la compassion. On nous demande de plus en plus, semble-t-il, de faire des démonstrations très pieuses et très publiques de nos sentiments. On tourne un coin de rue et l’on tombe sur une brave dame chapeautée qui vous agite sous le nez un tronc plein de pièces en vous demandant de donner. Il n’y a qu’à regarder la télévision : cinquante animateurs et dix présentateurs de disques organisent un véritable marathon : ils ne dorment plus, ils ne prennent pas le temps de manger, ils chantent, ils font des plaisanteries et s’exhibent, et rien de tout cela pour eux-mêmes. C’est une époque bizarre où même les gens corrompus et qui n’ont pas de sentiment font la quête pour compenser le durcissement des artères. C’est une époque de regrets : tout le monde a un cœur qui saigne."


I wonder if I am not speaking as a member of that vast and treacherous populace that has lately come out for Compassion. We seem called upon more and more to make very pious, very public, demonstrations of our feelings. You turn a corner and there’s a suburban lady in a pillbox hat, jingling a container full of coins at you, demanding, give. Watch television, and fifty entertainers and ten disc jockeys are staging “a marathon”; they lose sleep, take their meals on the run, sing, make jokes and display themselves, and none of this for their own benefit. It is a peculiar age indeed, when even the corrupt and the unfeeling are out collecting so as to beat down hardening of the arteries. It’s the age to feel sorry — a bleeding heart is standard equipment.


mercredi 24 septembre 2025

Boyne (apparence)

Boyne (John), Le Syndrome du canal carpien (trad. Aslanides):

"Dans sa jeunesse, elle était un canon absolu. À l’époque, elle ne pouvait pas apparaître dans une pièce sans sentir le regard de tous les hommes se poser sur elle. Désormais, elle avait souvent l’impression d’être invisible. La dernière fois qu’elle avait surpris tout le monde à se tourner dans sa direction, c’était quelques mois plus tôt, alors qu’elle entrait d’un pas nonchalant dans le bar du Claridge après avoir passé l’après-midi chez le coiffeur et l’esthéticienne ; tous les clients, hommes et femmes, avaient arrêté de parler pour la dévisager. Pendant un moment, elle avait eu l’impression d’avoir retrouvé le pouvoir de ses vingt ans. Ce fut bref, car elle comprit rapidement qu’en réalité, ils regardaient Judi Dench, qui, entrée derrière elle, scrutait la salle des yeux, pour aller rejoindre Maggie Smith, assise à une table dans un coin devant une bouteille de champagne et un bol de cacahuètes grillées, qui distillait des remarques acerbes à tous ceux qui osaient l’approcher."


vendredi 19 septembre 2025

Revel (Chevalier de) / Constant / Ruyer (mort de Dieu)

Revel (chevalier de), cité par Ruyer, La Gnose de Princeton : des savants à la recherche d'une religion, (p. 10) 

qui précise : "Cité, avec approbation, par Benjamin Constant, dans une lettre, écrite en 1790 [4 juin], à Madame de Charrière."

"Dieu est mort avant d’avoir fini son ouvrage... Il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens. Il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir. Mais au milieu de son travail il est mort. Si bien que tout à présent se trouve fait dans un but qui n'existe plus. Nous en particulier, nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée. Nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran et dont les rouages, doués d'intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : « Puisque je tourne, j'ai donc un but. » "


Constant  : 

"Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve juste, n’est pas de moi ; elle est d’un Piémontais, homme d’esprit dont j’ai fait la connaissance à la Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort  [etc]. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des Ier, VII et XVIIIe siècles de notre ère."


lundi 15 septembre 2025

Caradec (bistrot)

Caradec (François), Le Doigt coupé de la rue du Bison

 "On ne peut pas s’occuper des voyages de tous les gens qu’on rencontre au café, pas vrai ?

– Caisse tue vieux, aile halle doigt d’allée houx est l’vœu, sept flammes.

Ça, c'est Maurice, on comprend pas toujours bien ce qu’il dit, il a un défaut de la langue, mais on s’habitue à en entendre la moitié, ça ne mérite jamais beaucoup plus. On a l’indic qu’on peut. Avec sa gueule rose et molle et ses yeux globuleux, chochotte, va, il a toujours l’air d’attendre quelqu’un, le Maurice. On l’a surnommé Pénélopette. Il paraît qu’il parle comme ça depuis qu’il est passé à Fresnes. À force de lui cogner la tête sur le sol en ciment, ils ont dû déranger les pépins dans la courge."


vendredi 12 septembre 2025

Céline (malveillance)

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 117-118 :

"D’après ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait l’élément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment qu’ils avaient prononcé de m’écraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu’après qu’on m’eût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle brûlait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J’étais la bête. Le bord entier l’exigeait, frémissant jusqu’aux soutes."


jeudi 11 septembre 2025

Platon (société 2)

Platon, République, IX (trad. Chambry) :

"Il reste maintenant à examiner l’homme tyrannique lui-même : comment il sort de l’homme démocratique, et, quand il en est sorti, quel est son caractère et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

— Oui, dit-il, c’est bien ce qu’il faut.

— Eh bien ! repris-je, c’est à peu près de la même façon que se forme la tyrannie dans les États, c’est-à-dire de la démocratie excessive. […]

Dans les États démocratiques, il y a des hommes accoutumés, dès leur jeunesse, à se soumettre aux désirs inutiles et doux, mais funestes, que nous avons déjà appelés désirs superflus. Quand leur père nourrit en eux les désirs nécessaires et modérés, leurs semblables viennent au contraire les séduire, en les remplissant de ces désirs nouveaux. Alors, s’ils cèdent, ils passent de la démocratie à la tyrannie.

Car chez cet homme, dès qu’un seul de ces grands désirs, comme un chef de bande, a pris possession de l’âme, il attire à lui les désirs dissipés qui rôdent au-dehors, et, les ayant rassemblés, il se fortifie, jusqu’à ce qu’il engendre en lui-même la folie et devienne plein de fureur. […]

C’est ainsi que, dans l’homme démocratique, naît le tyran intérieur."


mercredi 10 septembre 2025

Platon (société 1)

Platon, République VIII (trad. Chambry) :

"Lorsque une cité démocratique, altérée de liberté, trouve de mauvais échansons qui l’enivrent outre mesure, si, en l’ivresse, elle châtie ses magistrats, et si ces magistrats n’ont plus de crédit, alors ceux qui obéissent s’accoutument à ne plus obéir, et ceux qui commandent à se mettre sur le pied de simples particuliers. Et dans une telle cité l’égalité est si absolue, qu’elle s’étend aux hommes et aux femmes, et jusqu’aux animaux. […]

Telles sont les dispositions d’esprit qui règnent dans la démocratie, dispositions charmantes, à coup sûr, et pleines de liberté, mais qui la rendent incapable de toute espèce de gouvernement. […]

De cette liberté excessive naît nécessairement dans le peuple, soit dans les particuliers, soit dans la cité entière, le plus affreux esclavage. […] Car la démocratie, dans son ivresse de liberté, ne respecte plus aucune autorité, ni celle des lois, ni celle des chefs. Quiconque veut se mettre à la tête du peuple, et qui se déclare le champion de ses intérêts, devient son idole.[…] C’est ainsi que du sein de la démocratie s’élève la tyrannie."


samedi 30 août 2025

Platon (re)

 PlatonGorgias, éd. Brisson (2008) :

[je sais, je sais, je l'ai déjà publié en 2021 ; mais il y a des choses qui méritent d'être répétées]
 

  "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"


vendredi 29 août 2025

Huth (séparation)

 Huth (Angela), Valse-hésitation trad. Neuhoff, chap. III :

"Pourquoi l’avoir épousé ? Il n’était pas comme ça il y a deux ans. Il a toujours été faible. Mais au début il était gentil et pas trop exigeant. Je crois vraiment que je l’aimais quand je l’ai épousé. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment, un jour, on peut aimer quelqu’un en toute quiétude, et puis, le lendemain, comment des détails qui ne vous dérangeaient pas du tout jusque-là vous rendent carrément dingue. Je me suis mise à détester des choses auxquelles il ne pouvait rien. La forme de sa nuque, sa respiration sifflante le matin à cause de son asthme. Quand j’ai fini par déclarer qu’il fallait qu’un de nous deux s’en aille, il a abandonné la partie sans se battre une seule seconde. J’aurais pu le tuer tant il était raisonnable, à suggérer ces six mois de séparation et à m’énoncer avec des trémolos dans la voix quelles dispositions financières il avait prises. Là-dessus, il a rempli deux, trois valises puis m’a donné une adresse où envoyer ses chemises quand elles reviendraient de la blanchisserie. Il m’a embrassée pour me dire au revoir littéralement en pleurs… vous imaginez ? […] Il était très gentil [...] et tellement prévenant que c’en était étouffant."



mercredi 20 août 2025

Donleavy (vendeur de voitures)

Donleavy, Les Béatitudes bestiales de Balthazar B., (trad. Mayoux) chap. 13 :

"Attendez un peu, vous allez voir ce que vous allez voir. Attendez un peu. Écartons ces housses. Ah, je vous demande de regarder ça tout à loisir. Qu’est-ce que vous en dites. On n’a jamais rien vu de plus splendide sur quatre roues à Dublin. Elle serait capable de traîner deux cents ânes protestants à reculons de Glasnevin à Rathgar, même si eux, ils pensaient qu’à aller à Belfast pour fuir le pape. Jetez donc un coup d’œil, si vous voulez bien, sous le capot. Regardez-moi ça un peu. Douze, que vous en avez, des cylindres. Tout prêts tout flambants. Gros chacun comme ma cuisse. Et les bougies du même acabit. Vous grimperez une pente raide comme le derrière de votre crâne, là, sans changer de vitesse. À l’aise.

— Elle est terriblement grande.

— C’est pas ça qui doit vous faire peur. Que ferait sur la grand-route un amateur de courses, un homme énergique comme vous, s’il n’avait pas un peu de place disponible, pour la dame, peut-être. Hein. Et puis, vous ne tenez sûrement pas à vous faire sortir de la route. Ils sont tout un tas maintenant sur nos routes le dimanche, commerçants et cabaretiers, des automobilistes qu’ils s’appellent s’il vous plaît. Croyez-moi, quand ils verront ça leur arriver dessus, ils vous causeront pas d’ennuis, c’est moi qui vous le dis."



mardi 19 août 2025

Schlanger (styles XVII° siècle)

Schlanger (J.), Dire trop ou trop peu § 31 p. 129 : 

"Au XVIIe siècle, quand règne la longue phrase aux articulations latines de Descartes ou de Bossuet, on apprécie aussi le style non lié, les phrases courtes et coupées de La Bruyère, l'énoncé détaché de la maxime et de l'aphorisme : tout cela repris d'une autre couche de la latinité, plus tardive, plus nerveuse, plus expressive, qui se plaît à un phrasé haché, tendu, agité ou parfois même forcé. 

Ou bien l'oeuvre pourra suivre la voie de la litote, de la sourdine et de l'atténuation, cette réticence dans la diction par laquelle Léo Spitzer, rappelons-le, définissait Racine et l'ensemble du style classique. En choisissant l'expression qui semble la plus neutre et la plus générale, l'écrivain classique, disait Spitzer, estompe la caractérisation et atténue la brutalité du trait. Il lisse les aspérités du particulier parce qu'il vise l'uni, le sobre, la puissance expressive du terme distancié. Racine se tient ainsi très loin des techniques d'accentuation, d'insistance ou de grossissement à fleur de nerfs, très loin des reliefs exagérés de l'expressivité baroque. Il préfère la discrétion de la retenue, qui ne rend pas la diction imprécise, vague ou floue, mais peut d'une note claire énoncer sobrement des choses cruelles."


dimanche 17 août 2025

Renard (poule)

 Renard (Jules), Histoires naturelles § La Poule : 

"Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu’on lui ouvre la porte.

C’est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d’œufs d’or.

Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d’abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s’ébattre.

Elle s’y roule, s’y trempe et, d’une vive agitation d’ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l’eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s’arrête.

Droite sous son bonnet phrygien, l’œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l’une et de l’autre oreille.

Et, sûre qu’il n’y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. 

Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.

On dirait qu’elle marche pieds nus."



vendredi 15 août 2025

Nerval (Dodu)

Nerval, Sylvie, XII : 

"[N]ous arrivions à Loisy. On nous attendait pour souper. La soupe à l’oignon répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tourne-broches. Pendant longtemps il s’était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l’ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait*. L'aubergiste de La Croix d’or lui contestait ce détail ; de là des haines prolongées."


[allusion à une théorie du "suicide" de Rousseau par empoisonnement]


samedi 9 août 2025

Gerber (profs)

Gerber (Alain), Le Central :

"Ses collègues, il les a vus à l’œuvre. En 58, tous, ils étaient pour de Gaulle – sauf le surveillant général, un communiste notoire, et, il va sans dire, le philosophe. C’était déjà la même chose à Langres : un philosophe, il faut toujours que ça se distingue. On déciderait à l’unanimité de lui doubler son salaire, il trouverait le moyen d’être contre ! Bref. En 58, tous pour l’Algérie française, prêts à descendre dans la rue derrière les drapeaux tricolores. Deux ans plus tard, l’autodétermination est à l’ordre du jour et les mêmes suivent le grand Charles comme un seul homme. Et comme la quasi-totalité du troupeau. Le F.L.N. n’a pas de souci à se faire : il combat l’armée d’un peuple vaincu. Et même si les paras l’emportent sur le terrain, ceux qui les ont envoyés là-bas s’empresseront de se coucher devant les rebelles. Les Français se moquent d’être cocus, pourvu qu’on leur fiche la paix. S’ils avaient toujours été comme ça, il y a belle lurette qu’il n’y aurait plus de France du tout. Napoléon a collé son pied au cul de l’Europe entière, et maintenant on se défile devant trois marchands de tapis armés de leur plat à couscous. Diên Biên Phù a tout fichu par terre : voilà ce que ça devrait enseigner, un historien – et ce serait aussi une sacrée leçon de morale."


lundi 4 août 2025

Gillespie (modèles)

 Gillespie (Robert B.), Coney Island Casino, trad. Watkins, chap II :

"Thomas Wolfe n’était qu’un des écrivains entrant dans la composition de Toby Ferris. Orphelin dans sa ville natale de Jackson, Mississippi, il n’avait pas eu de parents pour le modeler et il rejetait le moule que ses circonstances et son environnement avaient tenté de lui imposer. Il se façonnait plutôt selon ses rêves, les films qu’il voyait, son besoin d’autoprotection et ses livres. Il était Rhett Butler et W. C. Fields, Long John Silver et M. Micawber, Tom Swift et Bugs Bunny, le roi Arthur et le roi Lear, le Mouron Rouge et Sam Spade, d’Artagnan et Paul Bunyan, Buck et Moby Dick, Huckleberry Finn et Hawkeye, Errol Flynn et Tyrone Power, le Fantôme et Stan Laurel, George Washington et Robert E. Lee ainsi que d’innombrables autres héros sans oublier son camarade orphelin Oliver Twist et des héroïnes telles que Shirley Temple et Lady Macbeth. Ces cohabitations produisaient de curieux effets."


dimanche 3 août 2025

Queneau (maris)

Queneau, Le Dimanche de la vie, chap. 1 : 

"Chantal faisait allusion aux mœurs des hommes, des hommes mariés, et singulièrement à celles du sien, Paul Boulingra : l’alcoolisme buté, la tabagie autistique, la paresse sexuelle, la médiocrité financière, la lourdeur sentimentale. Seulement voilà, Julia trouvait que sa sœur avait été particulièrement mal servie en la personne de son Popol. Elle cita des types qui ne buvaient que de l’eau comme le mari à la Trendelino, qui ne fumaient point comme celui de la Foucolle, qui braisaient à houilles rehaussées comme celui de la Panigere, qui gagnaient largement leur vie comme celui de la Parpillon et qui pouvaient avoir pour leur épouse de délicates attentions comme celui de la Foucolle, déjà cité. Sans compter ceux qui savent remettre un plomb, porter les paquets, conduire la voiture, baisser les yeux lorsqu’ils croisent une pute. Julia pensait bien que son militaire serait de cette espèce, et elle en sourit de plaisir. Ce qui agaça Chantal."


mardi 29 juillet 2025

Mercier + Encyclopédie + Smith (clous)

Mercier, Tableau de Paris, chap. CCXCIV : "Épingliers. Cloutiers" :

"Un sauvage admire un clou, & il a raison. C’est à Paris que l’homme observateur voit combien l’art a demandé de combinaisons, d’expériences & de soins. Il faut trente mains & trente outils pour la formation d’une épingle ; vous en aurez mille pour douze sols.

Les aiguilliers-épingliers regardent leur profession comme l’une des plus anciennes, puisqu’ils soutiennent qu’Hénoc en fut l’inventeur.

L’aiguille est nécessaire à presque tous les métiers : pour que l’aiguille ne soit ni molle ni cassante, pour qu’elle reçoive la perfection dont elle est susceptible, il faut plus de vingt opérations, toutes également essentielles & extrêmement délicates. Les cloutiers ont pris S. Cloud pour patron, & les épingliers S. Sébastien, parce que celui-ci fut martyrisé à coups de fleches."



Encyclopédie, § ÉPINGLIER, 

s. m. (Commerce.) marchand qui vend des épingles, des clous d’épingles, des touches, des aiguilles, &c.

Les Epingliers à Paris sont un corps gouverné par trois jurés, dont la jurande dure deux ans. On les élit à deux reprises différentes ; au mois de Mai on en élit deux, l’année suivante on élit le troisieme, & ainsi de suite. Les statuts de cette communauté sont très-anciens. Leur principal travail étoit autrefois les épingles : mais depuis que les vivres sont devenus plus chers, & Paris plus peuplé, ils ne les font plus, ils les tirent de Laigle & autres endroits de la Normandie, où les ouvriers sont à meilleur compte.



Encyclopédie, § CLOU : 

(article très long et très technique, qui montre bien le souci des procédés de métiers dans l'Encyclopédie)

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/CLOU



et bien sûr le très classique 

Smith, Essai sur la Richesse des nations t. 2, G.F. p. 308-309 :

"Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse et de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail. [...]

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.

Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles ; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers."


lundi 28 juillet 2025

Baudelaire + Bliss (travail)


Baudelaire, Mon cœur mis à nu : 

"Tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser"


Bliss : [cliquer sur l'image pour l'agrandir, puis cliquer n'importe où pour revenir à la page]




Diderot (perfectionner)

Diderot, Extraits de l'Encyclopédie, C.F.L. t. XV p. 358-359 : 

"PERFECTIONNER, v. act. (Gramm.) corriger ses défauts, avancer vers la perfection ; rendre moins imparfait. On se perfectionne soi-même ; on perfectionne un ouvrage. L’homme est composé de deux organes principaux ; la tête organe de la raison, le cœur, expression sous laquelle on comprend tous les organes des passions ; l’estomac, le foie, les intestins. La tête dans l’état de nature, n’influeroit presque en rien sur nos déterminations. C’est le cœur qui en est le principe ; le cœur d’après lequel, l’homme animal feroit tout. C’est l’art qui a perfectionné l’organe de la raison ; tout ce qu’il est dans ses opérations est artificiel ; nous n’avons pas eu le même empire sur le cœur ; c’est un organe opiniâtre, sourd, violent, passionné, aveugle. Il est resté, en dépit de nos efforts, ce que nature l’a fait ; dur ou sensible, foible ou indomptable, pusillanime ou téméraire. L’organe de la raison est comme un précepteur attentif, qui le prêche sans cesse ; lui, semblable à un enfant, il crie sans cesse ; il fatigue son précepteur qui finit par l’abandonner à son penchant. Le précepteur est éloquent, l’enfant au contraire n’a qu’un mot qu’il répete sans se lasser, c’est oui ou non. Il vient un tems où l’organe de la raison, après s’être épuisé en beaux discours, & instruit par expérience de l’inutilité de son éloquence, se moque lui-même de ses efforts ; parce qu’il sait qu’après toutes ses remontrances, il n’en sera pourtant que ce qu’il plaira au petit despote qui est là. C’est lui qui dit impérieusement, car tel est notre bon plaisir. C’est un long travail que celui de se perfectionner soi-même."


dimanche 27 juillet 2025

Gaddis (phrase)

Gaddis, JR, trad. M Cholodenko :

"J’avais espéré, dit Monsieur Coen de l’extrémité de la pièce, où il semblait s’appuyer contre la fenêtre, – je m’attendais à ce que Madame Angel soit avec nous ici aujourd’hui, continua-t-il d’un ton aussi vide d’espoir que le regard qu’il avait dirigé vers l’extérieur à travers un massif d’arbres à feuilles persistantes qui venait juste de s’assombrir à restreindre la perspective d’un débordement de roses étouffé par le chèvrefeuille qui avait depuis longtemps investi la vigne du fond, où un autre bâtiment était silencieusement dévoré sous ses yeux par le rhododendron."


— I had hoped, said Mister Coen from the far end of the room, where he appeared to steady himself against the window frame, — I expected Mrs Angel to be with us here today, he went on in a tone as drained of hope as the gaze he had turned out through evergreen foundation planting just gone sunless with stifling the prospect of roses run riot only to be strangled by the honeysuckle which had long since overwhelmed the grape arbor at the back, where another building was being silently devoured by rhododendron before his eyes.


vendredi 25 juillet 2025

Caro (anniversaire)

Caro (F.), Le Discours :

"Le soir même de mes trente ans, j’étais sur le canapé avec mes parents et nous avions regardé Le Gendarme de Saint-Tropez, et c’est probablement la définition la plus précise que l’on puisse donner de la dépression. C’était l’été, c’était un samedi soir, le monde s’activait, grouillait, ailleurs il y avait des festivals, des concerts, des familles en short sur la plage, des rires, des cocktails aux noms brésiliens, de la moiteur au clair de lune, des tubes de l’été qui font se frotter les ventres les uns contre les autres, moi je regardais Louis de Funès courir derrière des filles nues, et mes parents riaient comme si ce n’était pas la trente-sixième fois qu’ils voyaient cette scène. Si à dix-sept ans on m’avait dit : Le soir de tes trente ans, tu regarderas Le Gendarme de Saint-Tropez seul avec tes parents, je ne sais pas si j’aurais eu envie de continuer la route […]."


mercredi 23 juillet 2025

Caro (F.) (masse)

Caro (Fabrice ), Figurec, chap. 44 : 

"La masse attire la masse. Tu colles deux restos, l’un des deux peut proposer la pire des tambouilles, s’il est rempli, les gens se battront pour le remplir encore plus. La populace aime pas prendre de risques et le meilleur moyen de pas prendre de risques, c’est de suivre les autres. L’être humain il a un neurone pour ça, un neurone qui lui dit si tout le monde le fait, c’est que ça doit être bon pour moi. L’homme a horreur du vide, il a qu’une peur, c’est se retrouver seul face à lui-même, face à sa pauvre condition. Alors on lui fabrique un tas de trucs pour qu’il soit accompagné en permanence, la téloche, Internet, le portable… Personne va dans un endroit vide, mon gars. Entrer dans un commerce vide, c’est comme se jeter du haut d’une falaise. On a besoin de sentir la connerie humaine à proximité, c’est une chaleur qui rassure…"



dimanche 20 juillet 2025

Confiant (roman)

Confiant, L'Allée des soupirs chap. 14 : 

"Tout un chacun ici est un héros possible de roman. Personne n'est insignifiant car la vie de chacun est comme redoublée par l'effet de grotesque. Il y a comme... comme un excès de vie en chaque être et il suffit de gratter légèrement le vernis du quotidien pour se rendre compte que chacun est le fruit d'une somme incroyable de déraisons, de légendes entremêlées, d'hérédités biologiques et sociales proprement inouïes. En Europe, nos vies sont en un sens plus simples.

[...] Il faut inventer [...] une forme neuve, une architecture disparate qui soit en mesure, comment dire... qui puisse épouser chaque méandre de la réalité sans pour autant prétendre l'épuiser. Il faudrait bâtir le roman créole à l'aide de pans inachevés. Donner à lire un monde hétéroclite, un peu sur le modèle de vos cases créoles. Regardez celles des Terres-Sainvilles ou du Morne Pichevin : deux feuilles de tôle ondulée ici, trois bouts de planche là, quelques briques hâtivement empilées surmontées d'une plaque de fibro-ciment, le tout colmaté par des feuilles de cocotier sèches ou de lattes de bois-ti-baume."



lundi 14 juillet 2025

Confiant (école)

Confiant (Raphaël), L'Allée des soupirs, 1, 2 : 

"Ladite école, collée au chantier du port où l'on réparait la coque des bateaux de marchandises, n'était qu'une propédeutique au métier de péripatéticienne. Les marins panaméens, libériens, chinois, espagnols ou danois que le désœuvrement taraudait, avaient élu domicile derrière le mur d'enceinte protégeant l'école du Bassin de Radoub. A chaque récréation, ils extorquaient des gloussements aux fillettes contre un sachet de bonbons ou, plus rarement, deux francs et quatre sous de menue monnaie étrangère parfaitement imbrocantable en pays français. Les plus vicieuses d'entre les fillettes avaient creusé un trou dans le mur, à l'abri des cabinets, et marchandaient durement une suce ou une pénétration jusqu'à ce qu'un beau matin leur ventre enflât et qu'on les fichât à la porte."


vendredi 11 juillet 2025

Atkinson (tante Vinny)

Atkinson, Dans les Replis du temps [Human Croquet], chap. 'Qu'est-ce qui ne va pas ?' : 

"Vinny a toujours été une ombre, et elle n’est donc plus que l’ombre d’une ombre. Ses os sont devenus de l’ivoire poli et sa peau du chagrin. Une peau de chagrin émaillée de veines d’un pourpre impérial. Des verrues poussent sur le dos de ses mains comme du lichen. Ses poumons soupirent comme une cornemuse.

De l’antique mausolée qu’est son sac à main, elle tire un poudrier, se frotte vigoureusement les joues d’une poudre qui ressemble à de la farine, et, examinant avec attention le résultat, proclame :

— Mes cors me tuent !

On pourrait presque croire, à l’entendre et à la voir, qu’elle les a sur les joues plutôt que sur les pieds. Elle s’est habillée pour le monde extérieur, avec une gabardine marron et un feutre gris à la forme étrange, ressemblant assez à un vieux pâté en croûte sur lequel on aurait donné un coup de poing. Une plume de faisan vient ajouter une note encore plus insolite à l’ensemble. Elle s’empare d’une longue épingle à tête de perle et la plante férocement dans son chapeau. D’où je suis, on jurerait qu’elle vient de se la planter dans le crâne."


Vinny was a shadow to begin with, now she’s a shadow of a shadow. Her bones have turned to polished yellow ivory, her skin to shagreen. Shagreen enamelled with imperial-purple veins. Warts grow on the backs of her hands like lichen. Her breath is as full of sighs as a bagpipe.

She takes a compact out of her ancient mausoleum of a handbag and rubs her cheeks vigorously with face-powder that looks like flour and, scrutinizing the result intently, says, “My chilblains are killing me,” as if they’re to be found on her face rather than on her feet. She’s dressed for the outside world – a brown gabardine coat and a grey felt hat that’s a strange battered shape, like old dough that’s been punched. Vinny’s hat has an incongruous pheasant feather poking out of the top, expressing a jauntiness somehow at odds with the woman underneath. She takes her pearl-headed hatpin and sticks it into her hat, although from where I’m standing – loitering by the hallstand – it looks as if she’s just stuck it through her head.


vendredi 4 juillet 2025

Dunthorne (respiration)

Dunthorne (Joe), Les Désaccordés 1 :

"Garthene n’a jamais trouvé Dave séduisant à cause d’une de ses petites habitudes. Quand il boit du vin, des gouttelettes s’accrochent aux poils épais de sa moustache ; Dave en a conscience et, après chaque gorgée, il passe sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure afin de récupérer ces restes – dans le cas présent, des reliquats de picpoul-de-pinet. Or, ce dont Dave ne semble pas avoir conscience, c’est qu’au moment où sa moustache se remet en place elle vaporise une sorte de brume très fine, presque imperceptible, composée vraisemblablement d’un mélange de vin et de sécrétions buccales. Plutôt que d’atterrir directement sur l’un de ses interlocuteurs, ces projections ne font plus qu’un avec l’atmosphère de la pièce, nous rappelant que l’air que nous respirons est imprégné de nos fluides, entrailles et peaux à tous. Avoir une conception abstraite de cette réalité ne me dérange absolument pas. Chaque fois que nous sentons une odeur, nous absorbons de minuscules échantillons de sa source."


Garthene could never find Dave attractive on account of one of his habits. When he drinks wine, small beads of it become trapped in the thick hairs of his moustache, and Dave is aware this happens, so after each sip he draws his bottom lip up over his top lip and pulls down remnants of, in this instance, Picpoul de Pinet. What I’m fairly certain Dave doesn’t know is that this creates a flick-back whereby his moustache, as it regains its shape, spritzes a very fine, near-imperceptible mist of what we can safely assume is a mix of wine and mouth juices. The spray does not so much land on anyone as just become one with the atmosphere in the room, reminding us that the air we breathe is full of each other’s fluids and innards and skin. In the abstract, I have no problem with knowing this. When we smell something we absorb tiny bits of that smell’s source.


jeudi 26 juin 2025

Ionesco (3 textes brefs)

Ionesco, Oriflamme, in La Photo du colonel 1962 : 


[Oriflamme est la réécriture en nouvelle d'Amédée ou comment s'en débarrasser]


"Ah ! je suis paresseux, indolent, désordonné, brisé de fatigue à ne pas agir ! Je ne sais jamais où je fourre mes affaires. Je perds tout mon temps, j’use mes nerfs, je me détruis à les chercher, à fouiller dans des tiroirs, à ramper sous les lits, à m’enfermer dans des chambres noires, m’ensevelir sous des penderies… J’entreprends toujours un tas de choses que je n’achève jamais, j’abandonne mes projets, je lâche tout… Pas de volonté, parce que pas de vrai but !…"

[…]

"Je me levai. Ouvris les volets. Regardai par la fenêtre. La nuit d’été était très belle. Il devait être deux heures après minuit. Personne dans la rue. Les fenêtres, partout, obscures. Les acacias en fleur embaumaient. En haut, en plein ciel, la lune, ronde, épanouie, un astre bien vivant. La voie lactée. Des nébuleuses, des nébuleuses à profusion, des chevelures, des routes dans le ciel, des ruisseaux, de l’argent liquide, de la lumière palpable, neige de velours. Des fleurs blanches, des bouquets et des bouquets, des jardins dans le ciel, des forêts étincelantes, des prairies… Et de l’espace, surtout, de l’espace, un espace infini !…"

[…]

"Ce fut comme si j’avais traîné la chambre à coucher, le long couloir, la salle à manger, l’appartement entier, tout l’immeuble ; puis comme si je m’arrachais, moi-même, les sortant par ma bouche, mes propres entrailles, les poumons, l’estomac, le cœur, un tas de sentiments obscurs, de désirs insolubles, de pensées malodorantes, d’images moisies, croupissantes, une idéologie corrompue, une morale décomposée, des métaphores empoisonnées, des gaz délétères, fixés aux organes comme des plantes parasites. Je souffrais atrocement, je n’en pouvais plus, je suais des larmes, du sang."


mardi 24 juin 2025

Girardin (Delphine de) (prudences)

Girardin (Delphine de), La Canne de M. de Balzac, préface : 

"Il y avait dans ce roman...

– Mais ce n’est pas un roman.

– Dans cet ouvrage...

– Mais ce n’est pas un ouvrage.

– Dans ce livre...

– C’est encore moins un livre.

– Dans ces pages enfin... il y avait un chapitre assez piquant intitulé :

Le conseil des ministres

On a dit à l’auteur :

– Prenez garde, on fera des applications, on reconnaîtra des personnages ; ne publiez pas ce chapitre.

Et l’Auteur docile a retranché le chapitre.

Il y en avait un autre intitulé :

Un rêve d'amour

C’était une scène d’amour assez tendre, comme doit l’être une scène de passion dans un roman.

On a dit à l’auteur :

– Il n’est pas convenable pour vous de publier un livre où la passion joue un si grand rôle ; ce chapitre n’est pas nécessaire, supprimez-le.

Et l’Auteur timide a retranché ce second chapitre.

Il y avait encore dans ces pages deux pièces de vers.

L’une était une satire.

L’autre une élégie.

On a trouvé la satire trop mordante.

On a trouvé l’élégie trop triste, trop intime.

L’Auteur les a sacrifiées... mais il est resté avec cette conviction : qu’une femme qui vit dans le monde ne doit pas écrire, puisqu’on ne lui permet de publier un livre qu’autant qu’il est parfaitement insignifiant."


lundi 23 juin 2025

Bennett (relâchements)

Bennett (Alan), La Reine des lectrices : 

"Les spectateurs – et s’agissant de la reine, tout le monde en était un – savaient qu’il s’agissait d’une représentation, même s’ils aimaient caresser l’idée que ce n’était pas tout à fait le cas, qu’en dépit du spectacle ils captaient parfois l’éclat d’un regard ou d’un geste plus « naturel » et par-là même plus « réel » – comme les reparties souvent citées de la reine mère (« je m’enverrais bien un gin tonic ») et du duc d’Édimbourg (« satanés clébards ») ou l’image de la reine assise sur un fauteuil et retirant avec soulagement ses chaussures lors d’une garden-party. La vérité, bien sûr, c’est que ces prétendus moments de relâchement faisaient autant partie de la représentation que ceux durant lesquels la famille royale était figée dans la plus hiératique des attitudes. Cet aspect du spectacle – ou de ses coulisses – consistait à affecter une attitude « normale », mais était aussi contrôlé que les démonstrations les plus protocolaires, même si les gens qui en étaient les témoins pensaient avoir aperçu la reine et ses proches sous un jour plus naturel. Rigides ou informels, ces moments relevaient tous d’une représentation permanente que les officiers du palais participaient à construire et qui, à l’exception de ces prétendus instants de relâchement demeurait aux yeux du public virtuellement exempte de défauts."


   The audience or the spectators – and where the Queen is concerned everyone is a spectator – know that it is a performance, while liking to tell themselves that it isn’t, quite, and to think, performance notwithstanding, that they have occasionally caught a glimpse of behaviour that is more ‘natural’, more ‘real’ – the odd overheard remark, for instance (‘I could murder a gin and tonic,’ from the late Queen Mother, ‘Bloody dogs,’ from the Duke of Edinburgh), or the Queen sitting down at a garden party and thankfully kicking off her shoes. In truth, of course, these supposedly unguarded moments are just as much a performance as the royal family at its most hieratic. This show, or sideshow, might be called playing at being normal and is as contrived as the most formal public appearance, even though those who witness or overhear it think that this is the Queen and her family at their most human and natural. Formal or informal, it is all part of that self-presentation in which the equerries collaborate and which, these apparently impromptu moments apart, is from the public’s point of view virtually seamless.


dimanche 22 juin 2025

Bennett (calvitie)

Bennett (Alan), Jeux de paumes : 

"Geoffrey songeait à la coiffure de Carl, ou plutôt à sa calvitie : à travers le fin duvet blond, son crâne luisant lui évoquait vaguement un porcelet. À une époque, une coupe aussi courte aurait indiqué une humeur belliqueuse chez celui qui l'arborait, une sorte de mise en garde pour tenir les autres en respect, alors que les cheveux longs étaient au contraire la marque d'un caractère plus doux, plus conciliant. Puis, en raison de son côté socialement radical, c'était peu à peu devenu l'emblème de la déviance sexuelle et semblait l'être resté – même si, aujourd'hui, cela se révélait fort pratique pour dissimuler une calvitie naissante, une coupe de cheveux ultra-courte étant un bon moyen de prendre les devants."


During this exchange Geoffrey had been thinking about Carl’s hair or lack of it, the gleam of his skull through the blond stubble making him look not unlike a piglet. Once upon a time hair as short as this would have been a badge of a malignant disposition, a warning to keep clear, with long hair indicating a corresponding lenity. With its hint of social intransigence it had become a badge of sexual deviance, which it still seemed to be, though nowadays it was also a useful mask for incipient baldness, cutting the hair short a way of pre-empting the process.


jeudi 19 juin 2025

Valéry (vin perdu)

Valéry, Le Vin perdu (in Charmes) : 


J'ai, quelque jour, dans l'Océan,

(Mais je ne sais plus sous quels cieux),

Jeté, comme offrande au néant,

Tout un peu de vin précieux...


Qui voulut ta perte, ô liqueur ?

J'obéis peut-être au devin ?

Peut-être au souci de mon cœur,

Songeant au sang, versant le vin ?


Sa transparence accoutumée

Après une rose fumée

Reprit aussi pure la mer...


Perdu ce vin, ivres les ondes !...

J'ai vu bondir dans l'air amer

Les figures les plus profondes...


mardi 17 juin 2025

Leconte de Lisle + Desbordes-Valmore (roses persanes)

Desbordes-Valmore :


                Les Roses de Saadi


J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;

Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.


Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées

Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 

Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;


La vague en a paru rouge et comme enflammée. 

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...

Respires-en sur moi l'odorant souvenir.




Leconte de Lisle (Poèmes tragiques)


            Les roses d'Ispahan


Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse, 

Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l'oranger 

Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce, 

O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.


Ta lèvre est de corail, et ton rire léger 

Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce, 

Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger, 

Mieux quel'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.


Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,

La brise qui se joue autour de l'oranger

Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce

Ont un charme plus sûr que ton amour léger !


O Leïlah ! depuis que de leur vol léger 

Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, 

Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger, 

Ni de céleste arome aux roses dans leur mousse.


L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, 

Ne chante plus parmi la rose et l'oranger ; 

L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce, 

L'aube ne dore plus le ciel pur et léger.


Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,

Revienne vers mon coeur d'une aile prompte et douce,

Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger,

Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse !



mercredi 11 juin 2025

Muray (passé)

Muray, 'La grande battue', in Exorcismes spirituels 1 Rejet de greffe :

"On n’étudie plus les génies d’autrefois. On ne les admire plus. On les débusque. On les capture. On les fourre à l’autoclave, et on voit ce que ça donne. Et malheur à ceux qui se laissèrent aller, fût-ce sous forme de plaisanterie, à exprimer le moindre soupçon de misogynie, de xénophobie ou de désapprobation du monde tel qu’il va ! On ne leur fera pas de cadeaux (voir, dans Don Juan à Hull de Martin Amis, préfacé par Charles Dantzig, les édifiantes mésaventures posthumes de Philip Larkin, poète anglais). Le passé, tout le passé doit être massacré."


jeudi 5 juin 2025

Crumley + Nabokov (errances)

Crumley (James), Le dernier Baiser, trad. Mailhos, chap. 1 :

"Nous sillonnâmes l’Ouest, visitant les bars, admirant les sites. Je vis ainsi le Chugwater Hotel en bas dans le Wyoming, le Mayflower à Cheyenne, le Stockman’s à Rawlins, une collection de fils de fer barbelés exposée dans le bar du Sacajawea Hotel à Three Forks, dans le Montana, des cailloux à Fossil, dans l’Oregon, des mormons ivres un peu partout dans le nord de l’Utah et le sud de l’Idaho – nous tournions en rond, errions et dérivions sans but."


We  covered  the  West,  touring  the  bars,  seeing  the sights.  The  Chugwater  Hotel  down  in  Wyoming,  the Mayflower in Cheyenne,  the  Stockman's  in  Rawlins,  a barbed-wire  collection  in  the  Sacajawea  Hotel  Bar  in Three Forks, Montana, rocks in Fossil, Oregon, drunken  Mormons  all  over  northern  Utah  and  southern Idaho--circling, wandering in  an  aimless drift.


Nabokov, Lolita  (traduction Couturier), II, 1 : 

"Nous connûmes – pour emprunter une intonation flaubertienne – les cottages en pierre sous les immenses arbres chateaubriandesques, le bungalow en brique, en adobe, le motel en stuc, implantés sur des terrains que le guide de l'Automobile Association qualifie d'« ombreux », de « spacieux » ou encore de « paysagés ». 

[...] Nous connûmes (ceci est d'une royale drôlerie) la fallacieuse séduction de leurs noms, toujours les mêmes – tous ces Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac's Courts."


We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation — the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobeunit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as “shaded” or “spacious” or “landscaped” grounds.

[...]Nous connûmes (this is royal fun) the would-be enticements of their repetitious names — all those Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac’s Courts.



lundi 2 juin 2025

Atkinson (photo de mariage)

Atkinson, "Le corps comme un manteau",  in C’est pas la fin du monde, trad. I. Carron : 

 "Il restait peu d’indices de la vie de couple de Billy et Georgie : dans un cadre terni sur le buffet, une seule photo les montrait, le jour de leur mariage, beaucoup trop jeunes pour s’engager solennellement sur quoi que ce soit et certainement pas pour le reste de leur vie. Billy avait dix-huit ans, Georgie seize. « Déjà en cloque », expliquait tristement Billy à Vincent lorsqu’il leur arrivait de contempler cette photo ensemble. Dans sa robe de mariée blanche bon marché qui lui arrivait au genou, la fluette Georgie donnait l’impression d’être à sa confirmation plutôt qu’à son mariage, tandis que le physique de jockey de Billy était noyé dans son costume d’emprunt. Même leurs prénoms suggéraient un côté enfantin qu’ils ne perdraient jamais."


Scant evidence remained of Billy and Georgie’s existence as a couple, only a photograph on the sideboard in a tarnished frame that showed them on their wedding day looking far too young to make solemn vows about anything, let alone the rest of their lives. Billy was eighteen, Georgie sixteen. “Already up the duff,” Billy explained sadly to Vincent when they occasionally contemplated this photograph together. In her cheap knee-length bridal white, bird-boned Georgie looked as though she was attending her confirmation, not her wedding, while Billy’s jockey physique was ill fitted to his borrowed suit. Even their names hinted at a childishness they would never grow out of.


vendredi 30 mai 2025

Exley (télévision)

Exley, Frederick, Le dernier stade de la soif : 

"Je regardais la télévision. Pas une seule fois pendant ces mois-là une idée intelligente ou une émotion n’émana de l’écran, et j’en vins à envisager ce média comme subversif : de par ses tromperies, ses mensonges assumés, sa lâcheté, sa bêtise, sa violence gratuite, ces personnalités dégoûtantes que l’on pousse dans les bras de notre jeunesse, sa soumission rampante et infinie à nos fantasmes, la télévision sape la force de caractère, la vigueur, et pervertit de manière irréparable toute notion de réalité. Mais c’est un média tendre et aimant ; et lorsqu’il a accompli son œuvre destructrice et réduit le spectateur au stade d’enfant baveux et écervelé, telle une gironde génitrice, il se tient toujours prêt à nous accueillir entre ses seins aux brunes aréoles.

[…]

Le monde du feuilleton est celui de la femme américaine émancipée, cette créature dont l’oisiveté a pour seul but de semer la discorde. Toutes ces femmes avaient des pattes d’oie au niveau des yeux, une bouche pulpeuse qui formait fréquemment et avec facilité des moues enfantines, et une sexualité glaciale et désincarnée qui, au final, leur conférait un air de souffrance méchant et désagréable, composé à parts égales de syndrome menstruel constant, de constipation chronique et de frustration sexuelle aiguë."



I watched—but there is no need to enumerate. Not once during those months did there emanate from the screen a genuine idea or emotion, and I came to understand the medium as subversive. In its deceit, its outright lies, its spinelessness, its weak-mindedness, its pointless violence, in the disgusting personalities it holds up to our youth to emulate, in its endless and groveling deference to our fantasies, television under mines strength of character, saps vigor, and irreparably perverts notions of reality. But it is a tender, loving medium; and when it has done its savage job completely and reduced one to a prattling, salivating infant, like a buxom mother it stands always poised to take one back to the shelter of its brown-nippled bosom.

[…]

The world of the soap opera is the world of the Emancipated American Woman, a creature whose idleness is employed to no other purpose but creating mischief. All these women had harsh crow’s-feet about the eyes, a certain fullness of mouth that easily and frequently distended into a childish poutiness, and a bosomless and glacial sexuality which, taken all together, brought to their faces a witchy, self-indulgent suffering that seemed compounded in equal parts of unremitting menstrual periods, chronic constipation, and acute sexual frustration.


vendredi 23 mai 2025

Exley (infarctus ?)

Exley, Frederick, Le dernier Stade de la soif chap. I (trad. Aronson et Schmidt) :

« J’ai peur, madame C., vraiment peur. »

« Restez tranquille. »

« Écoutez, m’exclamai-je, désormais à moitié fou de peur et énervé par ce qui me paraissait être de sa part de l’indifférence butée. Est-ce que j’ai eu… enfin, est-ce que je suis en train de faire un infarctus ou quelque chose dans le genre ? » Madame C. marqua une pause angoissante, cherchant de toute évidence les mots justes. J’avais besoin de sa réponse pour savoir quelles mesures prendre. Il est facile d’imaginer le genre de choses que je voulais dire : « Écoutez, si quelque chose devait arriver, dites à ma mère que je l’aimais, et à ma femme, eh bien, dites-lui que je l’ai aimée à ma façon : non, elle n’y croira pas. Dites-lui… dites-lui que je suis désolé. » Si la réponse de Madame C. avait été celle que j’attendais, comme ces mots auraient sonné creux et tâtonnants ! Mais Madame C., qui avait eu le temps de trouver la bonne formule, m’épargna cette humiliation ; et, à sa réponse, je me sentis idiot.

« Votre tension n’indique pas du tout un infarctus. » Elle marqua une nouvelle pause, comme à la recherche des mots adéquats. Au dernier moment, elle décida apparemment de ne pas s’embarrasser de formules, persuadée que cela ne servirait à rien avec moi. « Vous buvez trop.  »



"I’m afraid, Mrs. C.—really afraid.”

“Just lie still.”

“Look here,” I demanded, by now half crazy with fear and upset with what I interpreted as her dour indifference, “have I had—I mean, am I having some kind of attack ?”

There was an agonizing pause while Mrs. C. obviously sought the tactful words. I wanted the answer because there were loose ends yearning for connections. One can imagine the kind of thing I wanted to say: “Look, if anything should happen, tell my mother I loved her—and my wife—well, tell her that in my way I loved—no, she won’t believe that. Tell her—well, tell her I’m sorry.” Had Mrs. C.’s reply been the expected one, how feeble, how hopelessly groping, these words would have come out! But Mrs. C., who had by now found her own words, saved me the embarrassment of mine; her reply made me feel foolish.

“Your blood pressure doesn’t indicate anything like an attack.” Once again, she paused, as if trying to find the right words. At the last moment she apparently decided against tact, no doubt thinking it would be wasted on me. “You’ve been drinking too much."


mardi 20 mai 2025

Hill (unanime)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays 9, 7 : 

"Ce calme, cette paix se sont propagés jusqu’à ceux qui hurlaient sur les flics, arrachaient des bouts de trottoir à balancer dans la vitrine de l’hôtel Conrad Hilton en un spasme de rage déchaînée, trahissant leur colère monstrueuse, et ils se retournent lorsqu’on leur met la main sur l’épaule, ils voient un regard apaisant et doux, lui-même tranquillisé par un autre derrière lui, et ainsi de suite, chacun son tour, dans une longue chaîne remontant jusqu’à Ginsberg, qui insuffle à tous la puissance de son chant.

Il a suffisamment de paix en lui pour eux tous.

Son chant se déverse en eux, déverse sa beauté, qui devient la leur, qui devient leur être. Ils font corps avec le chant. Ils font corps avec Ginsberg. Ils font corps avec les flics, avec les politiciens. Avec les snipers sur les toits, les agents des Services secrets, le maire, les journalistes et tous les ravis de la crèche hochant la tête au rythme d’une musique qu’ils ne peuvent pas entendre dans le Haymarket Bar : ils ne sont plus qu’un seul et même corps. Traversé par la même lumière.

Ainsi donc le calme se répand sur la foule en cercles concentriques à partir du poète, comme des ondulations sur un lac, comme ce haïku de Bashō qu’il aime tant : «Paix du vieil étang. Une grenouille plonge. Bruit de l’eau.» "



This calm, this peace has rippled out to the far borders. Protesters standing there lost in the crowd screaming at the cops and maybe digging up chunks of sidewalk to throw at the Conrad Hilton Hotel in a spasm of loose rage and wildness because they’re just so angry at all of it when someone touches their shoulder from behind and they turn to find these gentle soothing eyes made tranquil and serene because they themselves were touched by the person behind them, and they in turn by the person behind them, one long chain leading all the way back to Ginsberg, who’s powering this whole thing with his chanting’s great voltage.

He has enough peace for all of them.

They feel part of his song pour into them, and they feel its beauty, and then they are its beauty. They and the song are the same. They and Ginsberg are the same. They and the cops and the politicians are the same. And the snipers on the roofs and the Secret Service agents and the mayor and the newsmen and the happy people inside the Haymarket Bar bopping their heads to music they cannot hear : all of them are one. The same light threads through them all.

And thus a calm comes over the crowd in a slow circle around the poet, moving outward from him like ripples on water, like in that Bashō poem he loves so much: the ancient pond, the still night, a frog jumps in.

Kerplunk.


lundi 19 mai 2025

Hill (promo)

Hill (Nathan), Les fantômes du vieux pays V, 1 :

"On a réfléchi, lancé des pistes, et l’un de nos jeunes publicistes, tout frais diplômé de Yale, qui a toujours des idées incroyables, en a encore eu une éblouissante. Si on les invitait à venir la regarder préparer des pâtes chez elle. Excellent, non ?

— J’imagine qu’il y a une raison particulière pour les pâtes ?

— Plus populaire que la viande dans les enquêtes d’opinion. Moins clivant que le steak ou le poulet. Élevage extensif ou intensif ? Avec ou sans antibiotiques ? Avec ou sans cruauté animale ? Bio ? Casher ? Le fermier a-t-il enfilé des gants de soie pour caresser le pelage de la bête tous les soirs avant qu’elle s’endorme en lui chantant de jolies berceuses ? Aujourd’hui, commander un hamburger, c’est affirmer un choix politique. Alors que les pâtes, c’est encore à peu près neutre, pas polémique."



— We brainstormed and spitballed and one of our junior publicists, this recent Yale grad who is going places let me tell you, he has this dazzling idea. He says let’s have them watch her make pasta at home. Brilliant, right ?”

— I’m guessing there’s a special reason it was pasta.

— It focus-tests better than meat. Steak and chicken have too much baggage these days. Was it free-range? Antibiotic-free ? Cruelty-free ? Organic ? Kosher ? Did the farmer wear silken gloves to caress it to sleep every night while singing gentle lullabies ? You can’t order a fucking hamburger anymore without embracing some kind of political platform. Pasta is still pretty neutral, unobjectionable.


lundi 12 mai 2025

Hill (projets)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays, [2016] trad. M. Bach [2017], chap. 4 :

"Je ne peux pas avoir une mauvaise note à ce cours : si je ne valide pas mes unités en sciences humaines, je ne pourrai pas dégager la place nécessaire dans mon emploi du temps en septembre pour les cours de statistiques et d’informatique que je devrai suivre pour prendre de l’avance avant l’été suivant où il faudra que je valide mes points de stage pour pouvoir avoir mon diplôme en trois ans et demi, ce qu’il faut absolument que j’arrive à faire parce que l’argent que mes parents avaient prévu pour mes études ne couvre plus quatre années complètes car ils ont dû puiser dedans pour payer leur divorce et ils m’ont expliqué que “tous les membres de la famille doivent faire des sacrifices en temps de crise” et que le mien consisterait soit à faire un prêt* pour payer mon dernier semestre à l’université, soit à me botter le cul pour avoir mon diplôme plus rapidement. En gros, si je redouble ce cours, je fiche par terre** tout mon plan."


Notes : 

* "faire un prêt " est devenu l'expression "normale" pour dire "contracter un emprunt"

** "fiche par terre", pour "screw up", qui se rendrait plutôt par "nique" (cf. une déclaration du Président Trump à propos de l'UE). 


I cannot fail this class because I need it to satisfy a humanities credit so I have room in my fall schedule to take statistics and micro so I can be ahead for the next summer when I’ll need to get internship credit so I can still graduate in three and a half years, which I have to do because my parents’ college fund won’t cover four full years even though there used to be plenty of money in it but they had to use it for the divorce lawyer and they explained to me that ‘everyone in the family has to make sacrifices in this difficult time’ and mine would be either taking out a loan for my last semester in college or busting my butt to finish early and so if I have to repeat this class it’ll screw up the whole plan.


samedi 3 mai 2025

Vargas Llosa (érudit)

Vargas Llosa, Éloge de la marâtre chap. 6 :

"Était-ce bien vrai que l’érudit et bibliographe espagnol Marcelino Menéndez y Pelayo, qui souffrait de constipation chronique, passa une bonne partie de sa vie, dans sa maison de Santander, assis sur la cuvette des cabinets à pousser ? On avait affirmé à don Rigoberto qu’au musée du célèbre historien, poète et critique, le touriste pouvait contempler l’écritoire portative que ce savant s’était fait faire pour ne pas interrompre ses recherches et sa rédaction tandis qu’il luttait contre son ventre ladre entêté à ne pas libérer la crasse fécale déposée là par la copieuse et rude cuisine espagnole. Don Rigoberto était ému à l’idée du robuste intellectuel, au front si large et aux croyances religieuses si fermes, contracté sur son cabinet particulier, enveloppé peut-être d’une grosse couverture à carreaux sur les genoux pour résister au froid glacial de la montagne, poussant et poussant des heures durant, en même temps qu’imperturbable il fouillait les vieux in-folio et fouinait dans les poussiéreux incunables de l’histoire de l’Espagne en quête d’hétérodoxies, d’impiétés, de schismes, blasphèmes et extravagances doctrinales dont il dressait le catalogue."


¿ Sería cierta aquella anécdota según la cual el erudito bibliógrafo don Marcelino Menéndez y Pelayo, que padecía de constipación crónica, pasó buena parte de su vida, en su casa de Santander, sentado en el excusado, pujando ? A don Rigoberto le habían asegurado que en la casa–museo del célebre historiador, poeta y crítico, el turista podía contemplar el escritorio portátil que aquél se mandó construir para no interrumpir sus investigaciones y caligrafías mientras luchaba contra el avaro vientre empeñado en no desprenderse de la mugre fecal depositada allí por los copiosos y recios yantares españoles. A don Rigoberto lo emocionaba imaginarse al robusto intelectual, de frente tan despejada y creencias religiosas tan firmes, encogido en su inodoro particular, arropado tal vez con una gruesa manta a cuadros sobre las rodillas para resistir el helado fresco de la montaña, pujando y pujando a lo largo de las horas, a la vez que, impertérrito, proseguía escarbando los viejos infolios y los polvorientos incunables de la historia de España en pos de heterodoxias, impiedades, cismas, blasfemias y extravagancias doctrinales que catalogar.