jeudi 19 juin 2025

Valéry (vin perdu)

Valéry, Le Vin perdu (in Charmes) : 


J'ai, quelque jour, dans l'Océan,

(Mais je ne sais plus sous quels cieux),

Jeté, comme offrande au néant,

Tout un peu de vin précieux...


Qui voulut ta perte, ô liqueur ?

J'obéis peut-être au devin ?

Peut-être au souci de mon cœur,

Songeant au sang, versant le vin ?


Sa transparence accoutumée

Après une rose fumée

Reprit aussi pure la mer...


Perdu ce vin, ivres les ondes !...

J'ai vu bondir dans l'air amer

Les figures les plus profondes...


mardi 17 juin 2025

Leconte de Lisle + Desbordes-Valmore (roses persanes)

Desbordes-Valmore :


                Les Roses de Saadi


J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;

Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.


Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées

Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 

Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;


La vague en a paru rouge et comme enflammée. 

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...

Respires-en sur moi l'odorant souvenir.




Leconte de Lisle (Poèmes tragiques)


            Les roses d'Ispahan


Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse, 

Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l'oranger 

Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce, 

O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.


Ta lèvre est de corail, et ton rire léger 

Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce, 

Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger, 

Mieux quel'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.


Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,

La brise qui se joue autour de l'oranger

Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce

Ont un charme plus sûr que ton amour léger !


O Leïlah ! depuis que de leur vol léger 

Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, 

Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger, 

Ni de céleste arome aux roses dans leur mousse.


L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, 

Ne chante plus parmi la rose et l'oranger ; 

L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce, 

L'aube ne dore plus le ciel pur et léger.


Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,

Revienne vers mon coeur d'une aile prompte et douce,

Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger,

Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse !



mercredi 11 juin 2025

Muray (passé)

Muray, 'La grande battue', in Exorcismes spirituels 1 Rejet de greffe :

"On n’étudie plus les génies d’autrefois. On ne les admire plus. On les débusque. On les capture. On les fourre à l’autoclave, et on voit ce que ça donne. Et malheur à ceux qui se laissèrent aller, fût-ce sous forme de plaisanterie, à exprimer le moindre soupçon de misogynie, de xénophobie ou de désapprobation du monde tel qu’il va ! On ne leur fera pas de cadeaux (voir, dans Don Juan à Hull de Martin Amis, préfacé par Charles Dantzig, les édifiantes mésaventures posthumes de Philip Larkin, poète anglais). Le passé, tout le passé doit être massacré."


jeudi 5 juin 2025

Crumley + Nabokov (errances)

Crumley (James), Le dernier Baiser, trad. Mailhos, chap. 1 :

"Nous sillonnâmes l’Ouest, visitant les bars, admirant les sites. Je vis ainsi le Chugwater Hotel en bas dans le Wyoming, le Mayflower à Cheyenne, le Stockman’s à Rawlins, une collection de fils de fer barbelés exposée dans le bar du Sacajawea Hotel à Three Forks, dans le Montana, des cailloux à Fossil, dans l’Oregon, des mormons ivres un peu partout dans le nord de l’Utah et le sud de l’Idaho – nous tournions en rond, errions et dérivions sans but."


We  covered  the  West,  touring  the  bars,  seeing  the sights.  The  Chugwater  Hotel  down  in  Wyoming,  the Mayflower in Cheyenne,  the  Stockman's  in  Rawlins,  a barbed-wire  collection  in  the  Sacajawea  Hotel  Bar  in Three Forks, Montana, rocks in Fossil, Oregon, drunken  Mormons  all  over  northern  Utah  and  southern Idaho--circling, wandering in  an  aimless drift.


Nabokov, Lolita  (traduction Couturier), II, 1 : 

"Nous connûmes – pour emprunter une intonation flaubertienne – les cottages en pierre sous les immenses arbres chateaubriandesques, le bungalow en brique, en adobe, le motel en stuc, implantés sur des terrains que le guide de l'Automobile Association qualifie d'« ombreux », de « spacieux » ou encore de « paysagés ». 

[...] Nous connûmes (ceci est d'une royale drôlerie) la fallacieuse séduction de leurs noms, toujours les mêmes – tous ces Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac's Courts."


We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation — the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobeunit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as “shaded” or “spacious” or “landscaped” grounds.

[...]Nous connûmes (this is royal fun) the would-be enticements of their repetitious names — all those Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac’s Courts.



lundi 2 juin 2025

Atkinson (photo de mariage)

Atkinson, "Le corps comme un manteau",  in C’est pas la fin du monde, trad. I. Carron : 

 "Il restait peu d’indices de la vie de couple de Billy et Georgie : dans un cadre terni sur le buffet, une seule photo les montrait, le jour de leur mariage, beaucoup trop jeunes pour s’engager solennellement sur quoi que ce soit et certainement pas pour le reste de leur vie. Billy avait dix-huit ans, Georgie seize. « Déjà en cloque », expliquait tristement Billy à Vincent lorsqu’il leur arrivait de contempler cette photo ensemble. Dans sa robe de mariée blanche bon marché qui lui arrivait au genou, la fluette Georgie donnait l’impression d’être à sa confirmation plutôt qu’à son mariage, tandis que le physique de jockey de Billy était noyé dans son costume d’emprunt. Même leurs prénoms suggéraient un côté enfantin qu’ils ne perdraient jamais."


Scant evidence remained of Billy and Georgie’s existence as a couple, only a photograph on the sideboard in a tarnished frame that showed them on their wedding day looking far too young to make solemn vows about anything, let alone the rest of their lives. Billy was eighteen, Georgie sixteen. “Already up the duff,” Billy explained sadly to Vincent when they occasionally contemplated this photograph together. In her cheap knee-length bridal white, bird-boned Georgie looked as though she was attending her confirmation, not her wedding, while Billy’s jockey physique was ill fitted to his borrowed suit. Even their names hinted at a childishness they would never grow out of.


vendredi 30 mai 2025

Exley (télévision)

Exley, Frederick, Le dernier stade de la soif : 

"Je regardais la télévision. Pas une seule fois pendant ces mois-là une idée intelligente ou une émotion n’émana de l’écran, et j’en vins à envisager ce média comme subversif : de par ses tromperies, ses mensonges assumés, sa lâcheté, sa bêtise, sa violence gratuite, ces personnalités dégoûtantes que l’on pousse dans les bras de notre jeunesse, sa soumission rampante et infinie à nos fantasmes, la télévision sape la force de caractère, la vigueur, et pervertit de manière irréparable toute notion de réalité. Mais c’est un média tendre et aimant ; et lorsqu’il a accompli son œuvre destructrice et réduit le spectateur au stade d’enfant baveux et écervelé, telle une gironde génitrice, il se tient toujours prêt à nous accueillir entre ses seins aux brunes aréoles.

[…]

Le monde du feuilleton est celui de la femme américaine émancipée, cette créature dont l’oisiveté a pour seul but de semer la discorde. Toutes ces femmes avaient des pattes d’oie au niveau des yeux, une bouche pulpeuse qui formait fréquemment et avec facilité des moues enfantines, et une sexualité glaciale et désincarnée qui, au final, leur conférait un air de souffrance méchant et désagréable, composé à parts égales de syndrome menstruel constant, de constipation chronique et de frustration sexuelle aiguë."



I watched—but there is no need to enumerate. Not once during those months did there emanate from the screen a genuine idea or emotion, and I came to understand the medium as subversive. In its deceit, its outright lies, its spinelessness, its weak-mindedness, its pointless violence, in the disgusting personalities it holds up to our youth to emulate, in its endless and groveling deference to our fantasies, television under mines strength of character, saps vigor, and irreparably perverts notions of reality. But it is a tender, loving medium; and when it has done its savage job completely and reduced one to a prattling, salivating infant, like a buxom mother it stands always poised to take one back to the shelter of its brown-nippled bosom.

[…]

The world of the soap opera is the world of the Emancipated American Woman, a creature whose idleness is employed to no other purpose but creating mischief. All these women had harsh crow’s-feet about the eyes, a certain fullness of mouth that easily and frequently distended into a childish poutiness, and a bosomless and glacial sexuality which, taken all together, brought to their faces a witchy, self-indulgent suffering that seemed compounded in equal parts of unremitting menstrual periods, chronic constipation, and acute sexual frustration.


vendredi 23 mai 2025

Exley (infarctus ?)

Exley, Frederick, Le dernier Stade de la soif chap. I (trad. Aronson et Schmidt) :

« J’ai peur, madame C., vraiment peur. »

« Restez tranquille. »

« Écoutez, m’exclamai-je, désormais à moitié fou de peur et énervé par ce qui me paraissait être de sa part de l’indifférence butée. Est-ce que j’ai eu… enfin, est-ce que je suis en train de faire un infarctus ou quelque chose dans le genre ? » Madame C. marqua une pause angoissante, cherchant de toute évidence les mots justes. J’avais besoin de sa réponse pour savoir quelles mesures prendre. Il est facile d’imaginer le genre de choses que je voulais dire : « Écoutez, si quelque chose devait arriver, dites à ma mère que je l’aimais, et à ma femme, eh bien, dites-lui que je l’ai aimée à ma façon : non, elle n’y croira pas. Dites-lui… dites-lui que je suis désolé. » Si la réponse de Madame C. avait été celle que j’attendais, comme ces mots auraient sonné creux et tâtonnants ! Mais Madame C., qui avait eu le temps de trouver la bonne formule, m’épargna cette humiliation ; et, à sa réponse, je me sentis idiot.

« Votre tension n’indique pas du tout un infarctus. » Elle marqua une nouvelle pause, comme à la recherche des mots adéquats. Au dernier moment, elle décida apparemment de ne pas s’embarrasser de formules, persuadée que cela ne servirait à rien avec moi. « Vous buvez trop.  »



"I’m afraid, Mrs. C.—really afraid.”

“Just lie still.”

“Look here,” I demanded, by now half crazy with fear and upset with what I interpreted as her dour indifference, “have I had—I mean, am I having some kind of attack ?”

There was an agonizing pause while Mrs. C. obviously sought the tactful words. I wanted the answer because there were loose ends yearning for connections. One can imagine the kind of thing I wanted to say: “Look, if anything should happen, tell my mother I loved her—and my wife—well, tell her that in my way I loved—no, she won’t believe that. Tell her—well, tell her I’m sorry.” Had Mrs. C.’s reply been the expected one, how feeble, how hopelessly groping, these words would have come out! But Mrs. C., who had by now found her own words, saved me the embarrassment of mine; her reply made me feel foolish.

“Your blood pressure doesn’t indicate anything like an attack.” Once again, she paused, as if trying to find the right words. At the last moment she apparently decided against tact, no doubt thinking it would be wasted on me. “You’ve been drinking too much."


mardi 20 mai 2025

Hill (unanime)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays 9, 7 : 

"Ce calme, cette paix se sont propagés jusqu’à ceux qui hurlaient sur les flics, arrachaient des bouts de trottoir à balancer dans la vitrine de l’hôtel Conrad Hilton en un spasme de rage déchaînée, trahissant leur colère monstrueuse, et ils se retournent lorsqu’on leur met la main sur l’épaule, ils voient un regard apaisant et doux, lui-même tranquillisé par un autre derrière lui, et ainsi de suite, chacun son tour, dans une longue chaîne remontant jusqu’à Ginsberg, qui insuffle à tous la puissance de son chant.

Il a suffisamment de paix en lui pour eux tous.

Son chant se déverse en eux, déverse sa beauté, qui devient la leur, qui devient leur être. Ils font corps avec le chant. Ils font corps avec Ginsberg. Ils font corps avec les flics, avec les politiciens. Avec les snipers sur les toits, les agents des Services secrets, le maire, les journalistes et tous les ravis de la crèche hochant la tête au rythme d’une musique qu’ils ne peuvent pas entendre dans le Haymarket Bar : ils ne sont plus qu’un seul et même corps. Traversé par la même lumière.

Ainsi donc le calme se répand sur la foule en cercles concentriques à partir du poète, comme des ondulations sur un lac, comme ce haïku de Bashō qu’il aime tant : «Paix du vieil étang. Une grenouille plonge. Bruit de l’eau.» "



This calm, this peace has rippled out to the far borders. Protesters standing there lost in the crowd screaming at the cops and maybe digging up chunks of sidewalk to throw at the Conrad Hilton Hotel in a spasm of loose rage and wildness because they’re just so angry at all of it when someone touches their shoulder from behind and they turn to find these gentle soothing eyes made tranquil and serene because they themselves were touched by the person behind them, and they in turn by the person behind them, one long chain leading all the way back to Ginsberg, who’s powering this whole thing with his chanting’s great voltage.

He has enough peace for all of them.

They feel part of his song pour into them, and they feel its beauty, and then they are its beauty. They and the song are the same. They and Ginsberg are the same. They and the cops and the politicians are the same. And the snipers on the roofs and the Secret Service agents and the mayor and the newsmen and the happy people inside the Haymarket Bar bopping their heads to music they cannot hear : all of them are one. The same light threads through them all.

And thus a calm comes over the crowd in a slow circle around the poet, moving outward from him like ripples on water, like in that Bashō poem he loves so much: the ancient pond, the still night, a frog jumps in.

Kerplunk.


lundi 19 mai 2025

Hill (promo)

Hill (Nathan), Les fantômes du vieux pays V, 1 :

"On a réfléchi, lancé des pistes, et l’un de nos jeunes publicistes, tout frais diplômé de Yale, qui a toujours des idées incroyables, en a encore eu une éblouissante. Si on les invitait à venir la regarder préparer des pâtes chez elle. Excellent, non ?

— J’imagine qu’il y a une raison particulière pour les pâtes ?

— Plus populaire que la viande dans les enquêtes d’opinion. Moins clivant que le steak ou le poulet. Élevage extensif ou intensif ? Avec ou sans antibiotiques ? Avec ou sans cruauté animale ? Bio ? Casher ? Le fermier a-t-il enfilé des gants de soie pour caresser le pelage de la bête tous les soirs avant qu’elle s’endorme en lui chantant de jolies berceuses ? Aujourd’hui, commander un hamburger, c’est affirmer un choix politique. Alors que les pâtes, c’est encore à peu près neutre, pas polémique."



— We brainstormed and spitballed and one of our junior publicists, this recent Yale grad who is going places let me tell you, he has this dazzling idea. He says let’s have them watch her make pasta at home. Brilliant, right ?”

— I’m guessing there’s a special reason it was pasta.

— It focus-tests better than meat. Steak and chicken have too much baggage these days. Was it free-range? Antibiotic-free ? Cruelty-free ? Organic ? Kosher ? Did the farmer wear silken gloves to caress it to sleep every night while singing gentle lullabies ? You can’t order a fucking hamburger anymore without embracing some kind of political platform. Pasta is still pretty neutral, unobjectionable.


lundi 12 mai 2025

Hill (projets)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays, [2016] trad. M. Bach [2017], chap. 4 :

"Je ne peux pas avoir une mauvaise note à ce cours : si je ne valide pas mes unités en sciences humaines, je ne pourrai pas dégager la place nécessaire dans mon emploi du temps en septembre pour les cours de statistiques et d’informatique que je devrai suivre pour prendre de l’avance avant l’été suivant où il faudra que je valide mes points de stage pour pouvoir avoir mon diplôme en trois ans et demi, ce qu’il faut absolument que j’arrive à faire parce que l’argent que mes parents avaient prévu pour mes études ne couvre plus quatre années complètes car ils ont dû puiser dedans pour payer leur divorce et ils m’ont expliqué que “tous les membres de la famille doivent faire des sacrifices en temps de crise” et que le mien consisterait soit à faire un prêt* pour payer mon dernier semestre à l’université, soit à me botter le cul pour avoir mon diplôme plus rapidement. En gros, si je redouble ce cours, je fiche par terre** tout mon plan."


Notes : 

* "faire un prêt " est devenu l'expression "normale" pour dire "contracter un emprunt"

** "fiche par terre", pour "screw up", qui se rendrait plutôt par "nique" (cf. une déclaration du Président Trump à propos de l'UE). 


I cannot fail this class because I need it to satisfy a humanities credit so I have room in my fall schedule to take statistics and micro so I can be ahead for the next summer when I’ll need to get internship credit so I can still graduate in three and a half years, which I have to do because my parents’ college fund won’t cover four full years even though there used to be plenty of money in it but they had to use it for the divorce lawyer and they explained to me that ‘everyone in the family has to make sacrifices in this difficult time’ and mine would be either taking out a loan for my last semester in college or busting my butt to finish early and so if I have to repeat this class it’ll screw up the whole plan.


samedi 3 mai 2025

Vargas Llosa (érudit)

Vargas Llosa, Éloge de la marâtre chap. 6 :

"Était-ce bien vrai que l’érudit et bibliographe espagnol Marcelino Menéndez y Pelayo, qui souffrait de constipation chronique, passa une bonne partie de sa vie, dans sa maison de Santander, assis sur la cuvette des cabinets à pousser ? On avait affirmé à don Rigoberto qu’au musée du célèbre historien, poète et critique, le touriste pouvait contempler l’écritoire portative que ce savant s’était fait faire pour ne pas interrompre ses recherches et sa rédaction tandis qu’il luttait contre son ventre ladre entêté à ne pas libérer la crasse fécale déposée là par la copieuse et rude cuisine espagnole. Don Rigoberto était ému à l’idée du robuste intellectuel, au front si large et aux croyances religieuses si fermes, contracté sur son cabinet particulier, enveloppé peut-être d’une grosse couverture à carreaux sur les genoux pour résister au froid glacial de la montagne, poussant et poussant des heures durant, en même temps qu’imperturbable il fouillait les vieux in-folio et fouinait dans les poussiéreux incunables de l’histoire de l’Espagne en quête d’hétérodoxies, d’impiétés, de schismes, blasphèmes et extravagances doctrinales dont il dressait le catalogue."


¿ Sería cierta aquella anécdota según la cual el erudito bibliógrafo don Marcelino Menéndez y Pelayo, que padecía de constipación crónica, pasó buena parte de su vida, en su casa de Santander, sentado en el excusado, pujando ? A don Rigoberto le habían asegurado que en la casa–museo del célebre historiador, poeta y crítico, el turista podía contemplar el escritorio portátil que aquél se mandó construir para no interrumpir sus investigaciones y caligrafías mientras luchaba contra el avaro vientre empeñado en no desprenderse de la mugre fecal depositada allí por los copiosos y recios yantares españoles. A don Rigoberto lo emocionaba imaginarse al robusto intelectual, de frente tan despejada y creencias religiosas tan firmes, encogido en su inodoro particular, arropado tal vez con una gruesa manta a cuadros sobre las rodillas para resistir el helado fresco de la montaña, pujando y pujando a lo largo de las horas, a la vez que, impertérrito, proseguía escarbando los viejos infolios y los polvorientos incunables de la historia de España en pos de heterodoxias, impiedades, cismas, blasfemias y extravagancias doctrinales que catalogar.


vendredi 2 mai 2025

Vargas Llosa (installation)

Vargas Llosa, La Maison verte, chap. 1 (trad. Lesfargues revue Picard : 

"Les gardes et Nieves le pilote s’assoient par terre, se déchaussent, le Noiraud ouvre sa gourde, boit et soupire. La mère Angélica lève la tête : qu’on monte les tentes, sergent, un visage fripé, qu’on installe les moustiquaires, un regard liquide, on attendrait qu’ils reviennent, une voix cassée, et qu’il ne lui fasse pas cette tête, elle avait de l’expérience. Le sergent jette sa cigarette, l’enterre à coups de talon, ce qu’il s’en fichait, eh, les gars, qu’ils se remuent un peu. Et juste à ce moment-là éclate un caquetage et un fourré crache une poule, le Blond et le Microbe poussent un cri de joie, noire, la poursuivent, tachetée de blanc, la capturent, et les yeux de la mère Angélica étincellent, bandits, qu’est-ce qu’ils faisaient, son poing vibre en l’air, elle était à eux ? qu’ils la lâchent, et le sergent qu’ils la lâchent mais, ma mère, si on devait rester faudrait bien manger, ils avaient pas envie de crever de faim."


Los guardias y el práctico Nieves se sientan en el suelo, se descalzan, el Oscuro abre su cantimplora, bebe y suspira. La madre Angélica alza la cabeza: que hagan las carpas, sargento, un rostro ajado, que pongan los mosquiteros, una mirada líquida, esperarían a que regresaran, una voz cascada, y que no le pusiera esa cara, ella tenía experiencia. El sargento arroja el cigarrillo, lo entierra a pisotones, qué más le daba, muchachos, que se sacudieran. Y en eso brota un cacareo y un matorral escupe una gallina, el Rubio y el Chiquito lanzan un grito de júbilo, negra, la corretean, con pintas blancas, la capturan y los ojos de la madre Angélica chispean, bandidos, qué hacían, su puño vibra en el aire, ¿era suya?, que la soltaran, y el sargento que la soltaran pero, madres, si iban a quedarse necesitaban comer, no estaban para pasar hambres.


jeudi 24 avril 2025

Tosches (banquet chinois)

Tosches (Nick), Trinités, chap. VI :

"Un assortiment de plats choi fut réparti sur le plateau rotatif. Il y avait des ailerons de requin braisés sur des plats d’argent, un plat froid de méduse au gingembre, des œufs de perche de mer, de la gelée de pied de porc ; des jambons au poivre et des saucisses de viande marinée dans de la vodka parfumée de rose ; des bols de bouillon de caille et des terrines en céramique contenant de la soupe de crabe vert et de nids d’oiseau ; des langoustines et des crabes bouillis dans l’eau de mer accompagnés de sauces au vinaigre, à l’huile de Szechuan, au chili et au soja ; des grands pots de thé de chrysanthème. On servit à chacun un bol de babao fan, le riz aux huit délices, avec des graines de lotus et d’amandes, des fruits confits et des tranches de dattes rouges. [...] Il y eut selon la tradition de Pékin neuf plats de canard : la chair tendre et fruitée sous une peau craquante ; un sauté de foies, de rognons et d’intestins ; des langues de canard en beignets et des pancréas cuits au sel ; des cervelles fumées et des œufs de canard cuits au bain-marie dans la graisse. Il y eut le cochon rôti doré à souhait, qu’on nomme kam tsu siu iuk, et de la carpe cuite à la vapeur enveloppée de feuilles de lotus ; des bouteilles de Château Haut-Brion blanc 1989 ; des dim-sum de crevette aux algues noires, clams et calamar ; de l’oie fumée au thé et au camphre et un ragoût de champignons de forêt, de pousses de bambou, de racines sauvages et de lièvre ; un magnum de Château Petrus 1947, dernière adjuration reçue de Cali ; du bœuf séché dans une sauce au poivre bran [sic ; "brun" ?], des huîtres sur leur coquille, des buccins frits ; des feuilles de moutarde à l’ail, du chou sauté avec de l’anis étoilé et des boutons de lis ; du serpent de mer poché et du gibier rôti ; Château Margaux 1900* ; des châtaignes séchées au soleil ; des poires sauvages et des oranges hybrides ; des pignons de sapin et d’if ; Château Yquem 1921 ; des petits gâteaux aux marrons d’eau, des feuilles de menthe confites et du melon ; des armagnacs et des madères du siècle révolu ; du café à la chicorée, du thé des Neuf Dragons et une jarre de pierre remplie d’alcool de baies sauvages et fermée jusqu’à ce jour d’un sceau marqué du symbole du Qing."


*cf. https://www.chateau-margaux.com/fr/vins/grand-vin-du-chateau-margaux/1900


mercredi 23 avril 2025

Baker (kintsugi)

Baker (Nicholson), À servir chambré ch. IV :

"Je passai un quart d’heure tout à fait captivant à raccorder les trois morceaux au socle : concentré sur ma tâche, ravi de la facilité avec laquelle ils s’emboîtaient en crissant un peu tandis que les traces à l’endroit de la cassure disparaissaient plus complètement encore que les joints entre des jetons de dame empilés ou qu’entre les pièces des ailes sur des modèles réduits d’avions, ma vue s’emplissait de cette couleur et commençait à la comprendre. Ainsi que Patty devait me le dire des années après, pour me réconforter pendant qu’elle recollait un de ses plats chinois de chez Pier Import que j’avais cassé en entassant sans précaution des casseroles dans l’égouttoir […] : c’est en réparant un objet qu’on finit par l’aimer, parce qu’on comprend alors son désir d’être rassemblé, et en passant le doigt sur sa surface, on est seul en mesure de sentir ses nombreuses craquelures – un lien beaucoup plus fort que la simple possession."

  

voir : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kintsugi



I spent an absorbing fifteen minutes reuniting the three chips with the base: in concentrating on fitting those pieces together, delighted by the gritty ease with which they found their settings, their crack lines disappearing even more completely than the seams between stacked checkers or between the wing-pieces on model airplanes, I filled my visual sense with that color and began to understand it. As she once told me years later, to comfort me as she glued together a Pier 1 Chinese serving dish of hers that I had broken by too carelessly mounding pans in the drainer […] : in repairing the object you really ended up loving it more, because you now knew its eagerness to be reassembled, and in running a fingertip over its surface you alone could feel its many cracks—a bond stronger than mere possession.


mardi 22 avril 2025

Empoli (offensive et défensive)

Empoli (Giuliano da), L'Heure des prédateurs, 2025 : 

"Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives. Ce sont des périodes où les guerres deviennent plus rares parce que le coût de l’attaque est plus élevé que celui de la défense. À d’autres moments, ce sont surtout les technologies offensives qui se développent. Ce sont des époques sanglantes où les guerres se multiplient, car attaquer coûte beaucoup moins cher que se défendre. À l’époque de Léonard de Vinci, l’artillerie s’est répandue dans toute l’Europe, ce qui a eu pour conséquence le passage d’une époque relativement paisible, au cours de laquelle les fortifications permettaient de repousser la plupart des assauts, à une phase beaucoup plus conflictuelle, où les progrès des canons à boulets en fonte de fer ont donné l’avantage aux agresseurs. Jusqu’à ce que, en réaction aux multiples intrusions françaises dans la péninsule, les architectes mettent au point une technique de construction de forteresses qui résistent aux assauts de l’artillerie, le tracé à l’italienne. C’est à ce moment-là que la défense reprend le dessus – le rapport entre les technologies offensives et défensives ayant retrouvé un certain équilibre – et que la paix est plus ou moins rétablie."


lundi 21 avril 2025

Proust (gag)

Proust, Sodome et Gomorrhe II, 1 :

"[...] Au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par périodes comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui mouillait malicieusement la margelle de la vasque, le grand-duc, qui avait bon coeur, crut devoir s'exécuter et les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. « Bravo, la vieille ! » s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose. — Non ! c'était à Mme de Souvré », répondit-elle."


vendredi 18 avril 2025

Baker (chaussettes)

Baker (Nicholson), Une boîte d'allumettes, chap. 1, trad. Cazé :

"La nuit dernière mon sommeil a été mis en péril par un trou au bout de ma chaussette. Je l’avais bien vu ce trou en la mettant le matin (c’était une chaussette blanche en forme de tube) mais c’est bien rare qu’un trou me gêne dans la journée. Il m’arrive de pouvoir porter toute la journée des chaussettes qui ont une déchirure béante à l’arrière, par laquelle le talon tout entier dépasse comme un petit pain. Mais la nuit les bords du trou s’animent. J’étais en train de lire mon livre de poèmes de Robert Service*** hier soir vers 9 h 30 quand le bord de ce trou s’est mis à me chatouiller et me titiller la peau des deux doigts de pied qui dépassaient. J’ai essayé de rétracter les orteils et de m’en servir pour saisir par un bord le tissu de la chaussette en le tirant par-dessus l’ouverture comme une couverture trop petite qui a glissé du lit, mais ça n’a pas marché… c’est rare que ça marche. Je savais que plus tard, après minuit, j’allais me réveiller et sentir la fraîcheur du drap sur ces deux orteils nus, et que ça allait me gêner, alors que la même fraîcheur ne me gênerait pas si le pied tout entier était nu. J’allais passer une nuit blanche à cause du trou au bout de cette chaussette […]."


*** Il ne s'agit pas du biographe de Lénine, Staline et Trotski, mais d'un homonyme, poète canadien-anglais.


Last night my sleep was threatened by a toe-hole in my sock. I had known of the hole when I put the sock on in the morning – it was a white tube sock—but a hole seldom bothers me during the daytime. I can and do wear socks all day that have a monstrous rear-tear through which the entire heel projects like a dinner roll. But at night the edges of the hole come alive. I was reading my book of Robert Service poems last night around nine-thirty, when the hole’s edge began tickling and pestering the skin of the two toes that projected through. I tried to retract the toes and use them to catch some of the edge of the sock’s fabric, pulling it over the opening like a too-small blanket that has slid off the bed, but that didn’t work – it seldom does. I knew that later on, after midnight, I would wake up and feel the coolness of the sheet on those two exposed toes, which would trouble me, even though that same coolness wouldn’t trouble me if the entire foot was exposed. I would become wakeful as a result of the toe-hole […].


jeudi 10 avril 2025

Shepard (paysage)

Shepard (Sam), À mi chemin, nouvelles, § 'Coalinga, à mi-chemin', traduction Bernard Cohen : 

"Il se gare sur le bas-côté, le long des parcs à bestiaux de Coalinga. Il éteint le moteur. Toute la vallée de San Joaquin s’étend devant lui, mais il n’est pas en état d’apprécier la vue. Ni la majesté du paysage ni le poids de l’histoire ne peuvent l’atteindre. Il n’éprouve que du mépris. L’air brûlant sent le troupeau. Le sang bat dans sa langue desséchée, sa tête est en feu. Le crâne tout entier. Il y a un téléphone public silencieux, échoué là sur un poteau chromé, avec une bulle en plastique bleu pour le protéger du soleil féroce. Cet élément de modernité le révulse, accroît son malaise, le pousse encore plus loin dans sa solitude. Derrière le téléphone, pitoyables, des grappes de veaux se tiennent sur la bouse noire entassée sous leurs sabots, attendant l’abattoir. Les monticules de merde fermentent, dégagent des panaches de vapeur, surchauffent comme s’ils allaient exploser d’un moment à l’autre pour envoyer des morceaux de bétail déchiqueté sur la chaussée. Après les veaux, il n’y a plus rien. Rien ne bouge sur l’horizon gris fumée."



(Wikipedia)


He pulls over at the edge of the Coalinga feedlots and kills the engine. He has a view of the entire yawning San Joaquin but he’s in no state to take it in. He feels no awe or sense of history about it, only contempt. The scalding air stinks of cattle. His pulse pounds through the base of his dry tongue and his whole head is on fire. His entire head. There’s the silent pay phone, marooned on a chrome pipe with a pale blue plastic globe guarding it from the blasting sun. Its modernism disgusts him; makes him feel worse off, more removed. Beyond the phone, pathetic groups of steers stand on tall black mounds of their own shit, waiting for slaughter. Heat vapors rise from the mounds, cooking under the intense sun as though about ready to explode and send dismembered cow parts flying into the highway. Beyond the cattle there’s nothing. Absolutely nothing moves, clear to the smoky gray horizon


vendredi 4 avril 2025

Shteyngart (dialogue conjugal)

Shteyngart, Très chers Amis chap. 3 : 

"Elle est déjà dysrégulée à cause de l’école en distanciel, et voilà que tu invites cinq personnes à traîner, faire du bruit et Dieu sait quoi d’autre. » « C’est bien pour elle d’avoir une vie sociale. » « Avec des enfants de son âge, pas ces gens-là. » « Ces gens-là… Ce sont mes meilleurs amis. » « Oui, ça je sais. Je ne le sais que trop bien. » « Ils peuvent aussi lui servir de figures parentales. Tu adores Vinod. » « Vinod a besoin de repos, pas d’endosser les devoirs paternels auxquels tu as renoncé. » « Donc tu dis qu’elle a fugué parce que des gens viennent chez nous ? » « Les nouveaux visages l’inquiètent. Ne fais pas comme si tu ne savais rien des troubles anxieux généralisés. » « Si seulement j’avais pu vaincre mes peurs sociales quand j’étais petit. J’irais beaucoup mieux que maintenant, ça c’est sûr. » « Je me souviens de toi en colo quand tu avais huit ans. Tu étais très amical. [Elle passe au russe.] Impossible de te faire taire. » « Absolument. C’est la même chose pour Nat. C’est sa colo à elle. » « Sans les enfants de son âge. Alors qu’elle souffre [repassant à l’anglais] de problèmes d’identité. » « Tu veux dire : alors qu’elle apprend qui elle est. » « Et c’est Ed Kim qui va l’accompagner dans cette découverte ? » « Il m’a bien aidé, moi. » Pour que tout soit clair, cette conversation n’a jamais eu lieu. Mais elle aurait pu, jusqu’à la dernière de ses tournures de phrases thérapeutiques. Comme Senderovski enviait les écrivains qui avaient fait de leur vie conjugale leur sujet d’étude principal."


She’s already dysregulated from having school moved online, and now you’re bringing five people to run around and make noise and do hell knows what.” “It’s good for her to be social.” “With her peers, not these people.” “These people. They’re my best friends.” “Oh, I know. How I know.” “They can be parental figures, too. You love Vinod.” “Vinod needs rest, not to take over the fatherly duties you’ve abdicated.” “So you’re saying she ran away because people are coming?” “She’s worried about new faces. It’s not like you’re a stranger to generalized anxiety disorder.” “If only I had conquered my social deficits as a child. I’d be doing a lot better than I am right now, that’s for sure.” “I remember you back at that bungalow colony when you were eight. You were pretty damn friendly. [Switching to Russian] We couldn’t shut you up.” “Exactly right. And this is Nat’s bungalow colony.” “Minus a peer group. While she’s having [switching to English] identity issues.” “While she’s figuring out who she is.” “And Ed Kim’s going to help her with that journey?” “He helped me with mine.” Just to be sure, this conversation never happened. But it could have, down to the very last therapeutic turn of phrase. How Senderovsky envied writers who had taken marriage as their subject.


lundi 31 mars 2025

Huysmans + Vian (liqueurs)

Huysmans, À Rebours, chap. IV :

"Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l'une des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal, percées de robinets d'argent au bas du ventre.

Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche.

Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement unique, de sorte qu'une fois l'appareil en place, il suffisait de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les cannelles, tournées en même temps, remplissent de liqueur les imperceptibles gobelets placés au−dessous d'elles.

L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la manoeuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l'oreille.

Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d'un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille ; la menthe et l'anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce ; tandis que, pour compléter l'orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l'eau−de−vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics !

Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'étendre, que des quatuors d'instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau−de−vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l'alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle ; avec la contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l'on voulait former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu'imitait par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec.

La similitude se prolongeait encore : des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs ; ainsi pour ne citer qu'une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.

Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à d'érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum.

Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de véritables morceaux de musique, suivant le compositeur, pas à pas, rendant sa pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastes voisins de liqueurs, par d'approximatifs et savants mélanges.



Vian, L'Écume des jours, chap. 1 : 

"Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.

– Il marche ? demanda Chick.

– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.

– Quel est ton principe ? demanda Chick.

– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.

– C’est compliqué, dit Chick.

– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.

– C’est merveilleux ! dit Chick.

– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsque l’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.

– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible."


vendredi 28 mars 2025

Valéry (cathédrale)

Valéry, La cathédrale, in Mélange, Pléiade 1 p. 290-291 :

"Vitraux de Chartres – Lapis, émaux. Orient.

Comme des boissons complexes, les nombreux petits éléments de couleur vivante, c’est-à-dire, émettant une lumière non polarisée, non réfléchie, mais mosaïque de tons intenses, très divisés, et tous les rapprochements possibles par décimètre carré, donnent une impression de doux éblouissement, plus gustatif que visuel, – à cause de la petitesse des dessins, qui permet de les négliger ou de les voir – ad libitum – de ne voir que des combinaisons, dominées par quelque fréquence, ici, des bleus, là, des rouges etc.

Aspect granulé, grains de merveilleuse pierrerie, cellule, grains de grenades du paradis.

Effet d’outre monde.

Une Rose me fait songer à une immense rétine épanouie, en proie à la diversité des vibrations de ses éléments vivants, producteurs de couleurs…

Certaines phrases du Mallarmé en prose sont vitraux. Les sujets importent le moins du monde – sont pris et noyés dans le mystère, la vivacité, la profondeur, le rire et la rêverie de chaque fragment – Chacun sensible, chantant… […]"


mardi 25 mars 2025

Vance (politesse)

Vance (J. D.), Hillbilly élégie, chap 1 (trad. V. Reynaud) :

"[Oncle Pet] semblait être le plus gentil des hommes du clan Blanton et avait le charme discret de quelqu’un qui a réussi dans les affaires. Mais ce charme masquait un tempérament féroce. Un jour, lorsqu’un chauffeur de camion livra des fournitures à l’une des boîtes d’oncle Pet, il lança à mon vieil Hillbilly d’oncle : « T’as qu’à décharger toi-même, fils de pute. » Mon oncle prit la chose au pied de la lettre : « En disant ça, tu traites ma mère de pute. Je te prierai donc de surveiller ton langage. » Et quand le chauffeur – qu’on surnommait Big Red à cause de sa carrure et de ses cheveux roux – répéta l’insulte, oncle Pet fit ce que tout chef d’entreprise raisonnable aurait fait à sa place : il sortit l’homme de sa cabine, le frappa jusqu’à l’assommer puis passa une scie électrique sur son corps. Big Red saignait tant qu’il faillit mourir, mais on le conduisit rapidement à l’hôpital et il survécut. Pet ne fut pas envoyé en prison. Apparemment, Big Red venant lui aussi des Appalaches, il refusa de signaler l’incident à la police et de porter plainte. Il savait ce que cela signifiait d’insulter la mère d’un homme."



[Uncle Pet] seemed the nicest of the Blanton men, with the smooth charm of a successful businessman. But that charm masked a fierce temper. Once, when a truck driver delivered supplies to one of Uncle Pet’s businesses, he told my old hillbilly uncle, “Off-load this now, you son of a bitch.” Uncle Pet took the comment literally : “When you say that, you’re calling my dear old mother a bitch, so I’d kindly ask you speak more carefully.” When the driver – nicknamed Big Red because of his size and hair color – repeated the insult, Uncle Pet did what any rational business owner would do: He pulled the man from his truck, beat him unconscious, and ran an electric saw up and down his body. Big Red nearly bled to death but was rushed to the hospital and survived. Uncle Pet never went to jail, though. Apparently, Big Red was also an Appalachian man, and he refused to speak to the police about the incident or press charges. He knew what it meant to insult a man’s mother.

dimanche 23 mars 2025

Atkinson (Disneyland)

Atkinson, Parti tôt, pris mon chien, 5 Trésor fin 1 [trad. Isabelle Caron] :

"Elles firent la queue. Et elles refirent la queue. Et après avoir fait la queue, elles remirent ça. Elles firent la queue pour voir le château de la Belle au Bois Dormant, elles firent la queue pour voir la maison de Blanche-Neige, qui, franchement, ne cassaient rien ni l’un ni l’autre. Elles firent la queue pour s’envoler avec Peter Pan pour le Pays Imaginaire qui leur plut bien à toutes les deux. Elles firent la queue pour monter dans les tasses géantes du Chapelier fou et sur le dos de Dumbo. Elles firent la queue pour les Voyages de Pinocchio, carrément nuls, et pour les Pirates of the Caribbean qui valaient vraiment le coup mais qui faisaient, elles furent d’accord sur ce point, un tout petit peu peur. Coincées entre des barrières dans une file d’attente qui ressemblait à un gros serpent, elles firent le pied de grue pendant une éternité avant d’embarquer sur des bateaux, d’être emportées par le courant et jetées sans y pouvoir rien dans le terrifiant univers animatronique de « It’s A Small World ! » Quand elles s’en échappèrent enfin et retrouvèrent le monde grandeur nature, elles passèrent une autre éternité dans l’étreinte d’une queue de python pour monter dans le Disneyland Railroad.

La gamine était héroïque dans les queues."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2025/01/amis-las-vegas.html


They queued. And then they queued again. And then after they had queued they queued some more. They queued to see Sleeping Beauty’s castle, they queued to see Snow White’s cottage, both, frankly, rather disappointing. They queued to fly with Peter Pan into Neverland, which they both liked. They queued to ride around in the Mad Hatter’s teacups and on Dumbo’s back. They queued for the Voyages of Pinocchio which was rubbish and for Pirates of the Caribbean which was good and, they both agreed, just a little bit scary. They stood for an eternity corralled between railings in a queue that was like a fat snake, waiting to be loaded on to boats on a shallow artificial waterway before being carried away on the current, borne helplessly into the terrifying animatronic vision of ‘It’s A Small World’. When they finally escaped back into the big world they spent another lifetime in the pythonesque grip of a queue in order to ride on the Disneyland Railroad.

Kid was a heroic queuer.


samedi 22 mars 2025

Perec (Rimbaud)

Perec, La Disparition éd. L'Imaginaire p. 125 : 


             VOCALISATIONS


A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :

Nous saurons au jour dit ta vocalisation :

A noir carcan poilu d’un scintillant morpion

Qui bombinait autour d’un nidoral impur,


Caps obscurs ; qui, cristal du brouillard ou du Khan,

Harpons du fjord hautain, Rois Blancs, frissons d’anis ?

I, carmins, sang vomi, riant ainsi qu’un lis

Dans un courroux ou dans un alcool mortifiant ;

 

U, scintillations, ronds divins du flot marin,

Paix du pâtis tissu d’animaux, paix du fin

Sillon qu’un fol savoir aux grands fronts imprima ;

 

O, finitif clairon aux accords d’aiguisoir,

Soupirs ahurissant Nadir ou Nirvana :

O l’omicron, rayon violin dans son Voir !


                                    ARTHUR RIMBAUD




jeudi 20 mars 2025

Perec (Baudlair)

Perec, La Disparition éd. L'imaginaire p. 122 :


Chanson,

par un fils adoptif du Commandant Aupick


Sois soumis, mon chagrin, puis dans ton coin sois sourd

Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici

Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs

Ici portant la paix, là-bas donnant souci.


Tandis qu’un vil magma d’humains, oh, trop banals,

Sous l’aiguillon Plaisir, guillotin sans amour,

Va puisant son poison aux puants carnavals,

Mon chagrin, saisis-moi la main ; là, pour toujours


Loin d’ici. Vois s’offrir sur un balcon d’oubli,

Aux habits pourrissants, nos ans qui sont partis ;

Surgir du fond marin un guignon souriant ;

 

Apollon moribond s’assoupir sous un arc

Puis ainsi qu’un drap noir traînant au clair ponant

Ouïs, Amour, ouïs la Nuit qui sourd du parc.



mercredi 19 mars 2025

Perec (fin)

Perec, La Disparition éd. L'imaginaire p. 304-305 :

"Nous avancions pourtant, nous nous rapprochions à tout instant du point final, car il fallait qu’il y ait un point final. Parfois, nous avons cru savoir : il y avait toujours un « ça » pour garantir un « Quoi ? », un « jadis », un « aujourd’hui », un « toujours », justifiant un « Quand ? », un « car » donnant la raison d’un « Pourquoi ? ».

Mais sous nos solutions transparaissait toujours l’illusion d’un savoir total qui n’appartint jamais à aucun parmi nous, ni aux protagons, ni au scrivain, ni à moi qui fus son loyal proconsul, nous condamnant ainsi à discourir sans fin, nourrissant la narration, ourdissant son fil idiot, grossissant son vain charabia, sans jamais aboutir à l’insultant point cardinal, l’horizon, l’infini où tout paraissait s’unir, où paraissait s’offrir la solution,

mais nous approchant, d’un pas, d’un micron, d’un angström, du fatal instant, où,

n’ayant plus pour nous l’ambigu concours d’un discours qui, tout à la fois, nous unissait, nous constituait, nous trahissait, 

la mort,

la mort aux doigts d’airain, 

la mort aux doigts gourds, 

la mort où va s’abîmant l’inscription,

la mort qui, à jamais, garantit l’immaculation d’un Album qu’un histrion un jour a cru pouvoir noircir, 

la mort nous a dit la fin du roman."


mardi 18 mars 2025

Perec (revenentes)

Perec, Les Revenentes (incipit)  : 

"Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentement West End Street et prennent sénestrement Temple Street vers les vertes venelles semées de hêtres et de frênes près desqelles se dresse, svelte et empesé en même temps, l’Evêché d’Exeter. Près de l’entrée des thermes, des gens s’empressent. Qels secrets recèlent ces fenêtres scellées ?

— Q’est-ce qe c’est ?

— C’est l’Excellence ! C’est l’Excellence l’évêqe !

— Z’ètes démente, c’est des vedettes ! bèle, hébétée, qelqe mémère édentée.

— Let’s bet three pence ! C’est Mel Ferrer ! prétend qelqe benêt expert en westerns.

— Mes fesses ! C’est Peter Sellers ! démentent ensemble sept zèbres fervents de télé.

— Mel Ferrer ! Peter Sellers ! Never ! jette-je, excédé, c’est Bérengère de Brémen-Brévent !

— Bérengère de Brémen-Brévent ! ! répètent les gens qe cette exégèse rend perplexes."


lundi 17 mars 2025

Shteyngart (paysage)

Shteyngart (Gary), Absurdistan, § 'La Norvège de la Caspienne' (trad. Roques) :

"Notre avion entama sa descente sur Svanï. La lumière du début de soirée révéla un relief montagneux verdoyant longé par des poches d’une substance partiellement liquide qui ressemblait aux mésaventures gastriques d’un homme malade. Plus nous descendions, plus le combat était prononcé entre montagne et désert, ce dernier criblé de lacs rendus iridescents par l’activité industrielle, et à l’occasion entourés de dômes bleus qui pouvaient aussi bien être des mosquées géantes que des petites raffineries de pétrole.

Je ne m’aperçus pas tout de suite que nous avions atteint le rivage d’une grande étendue d’eau, que l’horizon alcalin et marron du désert corrodé effleurait à présent une morne bande grise qui était, de fait, la mer Caspienne. Un circuit imprimé de derricks reliait le littoral au désert, tandis que plus loin, en mer, d’imposantes plates-formes étaient connectées les unes aux autres par des tronçons d’oléoduc et, par endroits, des routes maritimes sur lesquelles des pétroliers laissaient des traînées vaporeuses de gaz d’échappement jaune."



Our plane began its approach to Svanï City. The light of early evening revealed a green mountainous terrain skirted by pockets of desert, which were, in turn, filled in with pockets of something partially liquid resembling a sick man’s gastric misadventures. The farther we descended, the more pronounced became the battle between mountain and desert, the latter pockmarked by lakes iridescent with industry and on occasion surrounded by blue domes that could have been either giant mosques or small oil refineries.

It took me some time to realize that we had reached the shores of a major body of water, that the brown, alkaline vistas of the corroded desert now brushed up against a dull band of gray that was, in fact, the Caspian Sea. A circuit board of oil derricks strung together the coastline and desert, while farther out to sea, massive oil platforms were connected to one another by slivers of pipeline and, in some places, maritime roads upon which tanker-trucks left vapor trails of yellow exhaust.


samedi 15 mars 2025

Shteyngart (deuils)

Shteyngart (Gary), Absurdistan, § 'Une journée de Micha Borissovich' :

"— Mon cher papa m’a récemment été arraché. On l’a fait exploser sur le pont du Palais.

— Très triste, dit le Bol. Mon père s’est seulement fait écraser par un camion qui livrait du pain.

— Le mien est tombé d’une fenêtre l’année dernière, dit la Brosse. Ce n’était que du premier étage, mais il est tombé sur la tête. Kaput. » 

Chacun de nous rendit un son de deuil profond par la combinaison de son nez, de sa gorge et de ses lèvres, comme si nous aspirions tragiquement des nouilles dans un bol métallique. Le son parcourut lentement la rue, s’arrêtant à chaque porte et ajoutant secrètement au désespoir de chaque maisonnée."


– "My dear papa was recently taken away from me. They blew him up on the Palace Bridge".

  – "Very sad,” Caesar said. “My father was just run over by a bread truck.”

 – “Mine fell out of a window last year,” Flattop said. “It was only the second story, but he fell on his head. Kaput.” We each made a deep mourning sound with the combination of our noses, throats, and lips, as if we were tragically sucking noodles out of an iron bowl. The sound traveled slowly down the street, stopping at every door on the way and secretly adding to each household’s despair.





mercredi 12 mars 2025

Nerval (Vers dorés)

Vers dorés
Eh quoi ! tout est sensible !
Pythagore.
Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

mardi 11 mars 2025

Shteyngart (New-York)

Shteyngart (Gary), Absurdistan [2006 trad. Roques 2008] § "Rouenna" :

"J’ai décidé, à l’exemple de tant de jeunes gens, qu’il fallait m’installer à Manhattan. Éducation américaine mise à part, j’étais encore un citoyen soviétique par le cœur, affligé d’une espèce de manie stalinienne du gigantisme, de sorte qu’en observant la topographie de Manhattan, mon regard s’arrêta naturellement sur les tours jumelles du World Trade Center, ces emblématiques ruches géantes de cent dix étages qui brillaient comme l’or blanc au soleil de l’après-midi. Elles me paraissaient la promesse tenue du réalisme socialiste, science-fiction de mon adolescence portée à un degré quasi infini. On peut dire que j’étais amoureux d’elles.

Aussitôt après avoir découvert qu’il m’était impossible de louer un appartement dans le World Trade Center, je décidai de jeter mon dévolu sur tout un étage d’un gratte-ciel début de siècle du voisinage. Mon loft avait une vue à couper le souffle sur Miss Liberté qui mettait du vert-de-gris sur la baie d’un côté et le World Trade Center qui éclipsait la silhouette des immeubles de Manhattan de l’autre. Je passais mes soirées à sautiller d’un bout à l’autre de mon nid : quand le soleil tombait sur le sommet de la statue, les tours jumelles devenaient un échiquier fascinant de fenêtres éclairées et éteintes, ressemblant, après quelques taffes de marijuana, à un tableau de Mondrian qui prendrait vie."


I decided that, like many young people, I should move to Manhattan. American education aside, I was still a Soviet citizen at heart, afflicted with a kind of Stalinist gigantamania, so that when I looked at the topography of Manhattan, I naturally settled my gaze on the Twin Towers of the World Trade Center, those emblematic honeycombed 110-story giants that glowed white gold in the afternoon sun. They looked to me like the promise of socialist realism fulfilled, boyhood science fiction extended into near-infinity. You could say I was in love with them.

« As I soon found out that I couldn’t rent an apartment in the actual World Trade Center, I decided to settle for an entire floor in a nearby turn-of-the-century skyscraper. My loft had a startling view of Miss Liberty greening the harbor on one side and the World Trade Center obliterating the rest of the skyline on another. I spent my evenings hopping from one end of my lily pad to the other: as the sun fell on top of the statue, the Twin Towers became a fascinating checkerboard of lit and unlit windows, looking, after several puffs of marijuana, like a Mondrian painting come to life.  »


lundi 10 mars 2025

Morand (amateur)

Morand, "Le Bazar de la Charité", nouvelle, 1944 :

"Esprit fin, jamais fixé, velléitaire et terriblement amateur, artiste sans art, il avait tout vu, tout lu, tout caressé, tout raté. C'était un homme du monde doué de ce qu'il faut pour réussir, mais qui n'avait jamais rien mené à bien. La réalité s'éloignait au fur et à mesure, se dérobait à son application, bien que personne ne mît plus de méthode à vivre que ce vieux novice. Mais vivre et créer sont deux activités différentes et souvent opposées. Aussi, ce qu'il tenta ne tourna point à son bénéfice ; il allait en hanneton, de recherches en découvertes : la seule chose qu'il ne découvrit jamais, ce fut lui-même, peut-être bien parce qu'il n'existait pas. M. du Ferrus était un personnage sans personnalité qui, à force de réfléchir à tout, avait fini par tout réfléchir. Il comptait néanmoins de très nombreux amis, étant de ces natures neutres où chacun aime à s'épancher, car ce sont des vases vides. Bien que travaillant sans arrêt, encore qu'il fût né, il paraissait inoccupé, car son travail n'avait point de raison d'être et ne le conduisait nulle part."


dimanche 9 mars 2025

Nabokov (ébriété)

Nabokov, Tranche de vie, in Nouvelles, éd. Quarto p. 572 : 

"Après encore quelques verres ses manières changèrent, son expression devint plus sombre et plus grossière. Sans raison aucune, il enleva ses chaussures et ses chaussettes, et puis se mit à sangloter et à marcher en sanglotant, d’un bout à l’autre de son appartement, ignorant totalement ma présence et repoussant d’un air féroce avec son gros pied nu la chaise contre laquelle il ne cessait de se cogner. En passant, il s’arrangea pour finir la carafe et entra bientôt dans une troisième phase, la phase finale de ce syllogisme d’ivrogne qui avait déjà connu, conformément aux règles strictes de la dialectique, une première manifestation d’efficacité brillante suivie d’une période centrale de mélancolie totale."


After a few more drinks his manner changed, his expression grew somber and coarse. For no reason at all, he took off his shoes and his socks, and then started to sob and walked sobbing, from one end of his flat to the other, absolutely ignoring my presence and ferociously kicking aside with a strong bare foot the chair into which he kept barging. En passant, he managed to finish the decanter, and presently entered a third phase, the final part of that drunken syllogism which had already united, in keeping with strict dialectical rules, an initial show of bright efficiency and a central period of utter gloom.


samedi 8 mars 2025

Nabokov (pianiste)

Nabokov, Musique, in Nouvelles complètes, éd. Quarto p. 481-482 : 

"L’épouse du pianiste, la bouche à demi ouverte, clignant des yeux, se préparait à tourner la page… voilà qui est fait ; une forêt noire de notes ascendantes, une descente, un ravin, enfin un groupe disséminé de minuscules trapézistes en plein vol. Wolf avait de longs cils blonds, des oreilles translucides d’un écarlate délicat ; il frappait les touches avec une vélocité et une force extraordinaires et, dans les profondeurs laquées du couvercle à l’aplomb des touches, le double de ses mains s’affairait en une parodie fantomatique, complexe, parfois même clownesque.

Pour Victor, une musique qu’il ne connaissait pas (et il avait vite fait le tour de ses connaissances dans ce domaine) pouvait se comparer au brouhaha d’une conversation en langue étrangère : en vain s’efforce-t-on de distinguer, ne serait-ce que les séparations entre les mots, les sons s’enchaînent et se confondent, de sorte que l’oreille s’égare et finit par se lasser. Victor faisait de son mieux pour se concentrer sur la musique, mais il se surprit bientôt à suivre du regard les mains de Wolf et leurs reflets spectraux. Quand les sonorités s’enflaient jusqu’à rouler en tonnerre ininterrompu, le cou du pianiste gonflait, les doigts écartés se durcissaient, tandis qu’un faible grognement lui échappait. À un moment la tourneuse prit de l’avance, il arrêta le mouvement d’une tape prompte de la paume ouverte de sa main gauche, puis avec une vitesse incroyable fit lui-même tourner la page et, sans transition, de nouveau, les deux mains pétrissaient avec fureur le clavier docile. Victor se livrait à un examen détaillé de l’exécutant : le nez au bout pointu, les paupières gonflées, la cicatrice d’un furoncle sur le cou, les cheveux ressemblant à un duvet jaune, les épaules larges sous la redingote noire. Victor fit à nouveau un effort pour suivre la musique, mais à peine y était-il parvenu que déjà son attention se relâchait. Lentement il se détourna, cherchant dans sa poche son étui à cigarettes, il entreprit d’examiner les autres invités."


[Note : VN n'aimait pas la musique, et il en donne une description très visuelle.]


The performer’s wife, her mouth half-open, her eyes blinking fast, was about to turn the page; now she has turned it. A black forest of ascending notes, a slope, a gap, then a separate group of little trapezists in flight. Wolf had long, fair eyelashes; his translucent ears were of a delicate crimson hue; he struck the keys with extraordinary velocity and vigor and, in the lacquered depths of the open keyboard lid, the doubles of his hands were engaged in a ghostly, intricate, even somewhat clownish mimicry.

To Victor any music he did not know – and all he knew was a dozen conventional tunes – could be likened to the patter of a conversation in a strange tongue: in vain you strive to define at least the limits of the words, but everything slips and merges, so that the laggard ear begins to feel boredom. Victor tried to concentrate on listening, but soon caught himself watching Wolf’s hands and their spectral reflections. When the sounds grew into insistent thunder, the performer’s neck would swell, his widespread fingers tensed, and he emitted a faint grunt. At one point his wife got ahead of him; he arrested the page with an instant slap of his open left palm, then with incredible speed himself flipped it over, and already both hands were fiercely kneading the compliant keyboard again. Victor made a detailed study of the man: sharp-tipped nose, jutting eyelids, scar left by a boil on his neck, hair resembling blond fluff, broad-shouldered cut of black jacket. For a moment Victor tried to attend to the music again, but scarcely had he focused on it when his attention dissolved. He slowly turned away, fishing out his cigarette case, and began to examine the other guests.


vendredi 7 mars 2025

Saint-Simon (Palatinat)

Saint-Simon, Mémoires tome 1, chap 11 :

"C’étoit une des plus belles et des plus florissantes villes de l’empire ; elle en conservoit les archives ; elle étoit le siège de la chambre impériale, et les diètes de l’empire s’y sont souvent assemblées. Tout y étoit renversé par le feu que M. de Louvois y avoit fait mettre, ainsi qu’à tout le Palatinat, au commencement de la guerre ; et ce qu’il y avoit d’habitants, en très-petit nombre, étoient buttés sous ces ruines ou demeurant dans les caves. La cathédrale avoit été plus épargnée ainsi que ses deux belles tours et la maison des jésuites, mais pas une autre."


jeudi 6 mars 2025

Saint-Simon (confesseur)

Saint-Simon, Mémoires 3, 9 : 

"Il [Monsieur] avait depuis quelque temps un confesseur qui, bien que jésuite, le tenait de plus court qu’il pouvait ; c’était un gentilhomme de bon lieu et de Bretagne, qui s’appelait le P. du Trévoux. Il lui retrancha, non seulement d’étranges plaisirs, mais beaucoup de ceux qu’il se croyait permis, pour pénitence de sa vie passée. Il lui représentait fort souvent qu’il ne se voulait pas damner pour lui, et que, si sa conduite lui paraissait trop dure, il n’aurait nul déplaisir de lui voir prendre un autre confesseur. À cela il ajoutait qu’il prît bien garde à lui, qu’il était vieux, usé de débauche, gras, court de cou, et que, selon toute apparence, il mourrait d’apoplexie, et bientôt. C’étaient là d’épouvantables paroles pour un prince le plus voluptueux et le plus attaché à la vie qu’on eût vu de longtemps, qui l’avait toujours passée dans la plus molle oisiveté, et qui était le plus incapable par nature d’aucune application, d’aucune lecture sérieuse, ni de rentrer en lui-même. Il craignait le diable, il se souvenait que son précédent confesseur n’avait pas voulu mourir dans cet emploi, et qu’avant sa mort il lui avait tenu les mêmes discours. L’impression qu’ils lui firent le forcèrent de rentrer un peu en lui-même, et de vivre d’une manière qui depuis quelque temps pouvait passer pour serrée à son égard."


mercredi 5 mars 2025

Nabokov (souvenir)

Nabokov, Bruits, in Nouvelles complètes éd. Quarto p. 102 :

"Je me souviens de toi dans une éclaircie. Tu avais des coudes pointus et des yeux pâles, comme recouverts de poussière. Quand tu parlais, tu tranchais l’air avec le bord de la main, avec l’éclat du bracelet autour de ton poignet fin. Tes cheveux devenaient, en s’estompant, l’air ensoleillé qui tremblait autour d’eux. Tu fumais beaucoup et nerveusement. Tu expirais la fumée par tes deux narines en secouant brusquement la cendre. Ta maison bleue se trouvait à cinq verstes de la nôtre. Ta maison était sonore, opulente et fraîche. Une photo en avait paru dans une revue de la capitale sur papier glacé."



I recall you within a chance patch of sunlight. You had sharp elbows and pale, dusty-looking eyes. When you spoke, you would carve the air with the riblike edge of your little hand and the glint of a bracelet on your thin wrist. Your hair would melt as it merged with the sunlit air that quivered around it. You smoked copiously and nervously. You exhaled through both nostrils, obliquely flicking off the ash. Your dove-gray manor was five versts from ours. Its interior was reverberant, sumptuous, and cool. A photograph of it had appeared in a glossy metropolitan magazine.


mardi 4 mars 2025

Rodin (plans)

Rodin, Cathédrales de France, chap. 'Sculpture' : 

"Le dessin de tout côté, en sculpture, c’est l’incantation qui permet de faire descendre l’âme dans la pierre. Le résultat est merveilleux : cela donne tous les profils de l’âme en même temps que ceux du corps. […] Ce sein est amené par des pentes éloignées qui tournent insensiblement. Tout s’appuie sur des formes générales qui s’entre-prêtent leurs lignes et sont tissées les unes des autres. C’est un concert de formes. 

Là l’intelligence observe leur concordance, leur unité, les soupèse. Concordances moins éloignées que nous ne croyons : car nous avons tout divisé par l’esprit, sans pouvoir reconstruire."


NB : ce texte aide à saisir ce que R. entend par "plans" : les angles de vue sur un objet en 3 dimensions, que le sculpteur doit multiplier et synthétiser. 


lundi 3 mars 2025

Bachelard (relations)

Bachelard, La Valeur inductive de la relativité p. 98 :

"La relativité s'est alors constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes, peut-être à des lois, de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport."


dimanche 2 mars 2025

Nabokov (tram)


Nabokov, Guide de Berlin, 2. Le tramway, in Nouvelles complètes, éd. Quarto p. 275 : 

"Le tram à chevaux a disparu et le trolley disparaîtra aussi, et quelque écrivain berlinois excentrique dans les années vingt du XXIe siècle, désirant dresser un tableau de notre époque, ira dans un musée d’histoire de la technologie pour trouver un tramway vieux d’un siècle, jaune, lourdaud, aux sièges incurvés à l’ancienne, et dénichera, dans un musée de vieux costumes, un uniforme noir de receveur orné de boutons brillants. Puis il rentrera chez lui pour décrire les rues du Berlin d’autrefois. Chaque chose, chaque détail seront précieux et chargés de sens : la sacoche du receveur, la réclame au-dessus de la fenêtre, ce mouvement cahotant bien particulier qu’imagineront peut-être nos arrière-arrière-petits-enfants, tout sera anobli et légitimé par l’âge.

 Je crois que c’est en cela que réside tout le sens de la création littéraire : dans l’art de décrire des objets ordinaires tels que les réfléchiront les miroirs bienveillants des temps futurs ; dans l’art de trouver dans les objets qui nous entourent cette tendresse embaumée que seule la postérité saura discerner et apprécier dans les temps lointains où tous les petits riens de notre vie simple de tous les jours auront pris par eux-mêmes un air de fête, le jour où un individu ayant revêtu le veston le plus ordinaire d’aujourd’hui sera déguisé pour un élégant bal masqué."



The horse-drawn tram has vanished, and so will the trolley, and some eccentric Berlin writer in the twenties of the twenty-first century, wishing to portray our time, will go to a museum of technological history and locate a hundred-year-old streetcar, yellow, uncouth, with old-fashioned curved seats, and in a museum of old costumes dig up a black, shiny-buttoned conductor’s uniform. Then he will go home and compile a description of Berlin streets in bygone days. Everything, every trifle, will be valuable and meaningful: the conductor’s purse, the advertisement over the window, that peculiar jolting motion which our great-grandchildren will perhaps imagine – everything will be ennobled and justified by its age.

I think that here lies the sense of literary creation: to portray ordinary objects as they will be reflected in the kindly mirrors of future times; to find in the objects around us the fragrant tenderness that only posterity will discern and appreciate in the far-off times when every trifle of our plain everyday life will become exquisite and festive in its own right: the times when a man who might put on the most ordinary jacket of today will be dressed up for an elegant masquerade.