lundi 6 janvier 2025

Woolf (Sterne)

 Woolf, Introduction au Voyage sentimental [1928], trad. V. Lerouge, Europe, déc 2024 p. 67 : 

"Il ne resterait peu, voire rien, du Voyage sentimental, s'il fallait en extraire la présence de Sterne. Il n'a aucune information de valeur à donner, aucune philosophie raisonnée à transmettre. Il quitta Londres, nous dit-il "avec une telle précipitation qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que nous étions en guerre avec la France". Il n'a rien à nous dire des tableaux, ni des églises, ni de la misère ou de la prospérité des campagnes. Il voyageait en France, certes, mais le chemin qu'il empruntait traversait bien souvent son esprit, et ses principales aventures ne concernaient pas brigands et précipices, mais bien les émotions de son propre cœur."


Little or nothing of A Sentimental Journey would be left if all that we call Sterne himself were extracted from it. He has no valuable information to give, no reasoned philosophy to impart. He left London, he tells us, “with so much precipitation that it never enter’d my mind that we were at war with France”. He has nothing to say of pictures or churches or the misery or well-being of the countryside. He was travelling in France indeed, but the road was often through his own mind, and his chief adventures were not with brigands and precipices but with the emotions of his own heart.

[repris dans The Common Reader, Second Series, 1932]



dimanche 5 janvier 2025

Valéry (bourgeois)

Valéry, Nécessité de la poésie [1937], éd. Pochothèque t. 2 p. 1005 : 

"Vous avez entendu souvent, c’est une expression qui date du romantisme, traiter les gens de bourgeois. Ce terme, jadis assez honorable, a été, vers 1830, transformé en épithète méprisante à l’adresse de toute personne soupçonnée de ne rien comprendre aux arts. Puis la politique l’a adopté et en a fait ce que vous savez. Mais cela n’est pas notre affaire.

Eh bien, je crois que l’idée que les romantiques se faisaient de cet affreux bourgeois n’était pas tout à fait exacte. Le bourgeois n’est pas le moins du monde un homme insensible aux arts. Il n’est pas fermé aux lettres, ni à la musique, ni à aucune valeur de la culture. Il est des bourgeois fort cultivés : il en est de très raffinés ; la plupart aiment la musique, la peinture, et même il en est d’étonnamment avancés, et qui se piquent de l’être. Il n’est pas nécessairement ce qu’on appelait, au temps classique, un Béotien. Le bourgeois, vous le reconnaîtrez facilement, (en admettant qu’il en existe encore, ce qui n’est pas dit…) à ce fait que cet homme, (ou cette femme), qui peut être très instruit, plein de goût, sachant très bien admirer les œuvres qu’il faut admirer, n’a pas, cependant, un besoin essentiel de poésie ou d’art… Il pourrait, à la rigueur, s’en passer ; il peut vivre sans cela. Sa vie est parfaitement organisée en dehors de cet étrange besoin. Son esprit goûte l’art : il n’en vit pas. Il n’a pas pour aliment essentiel et immédiat cet aliment particulier qu’est la poésie."


samedi 4 janvier 2025

Goncourt (collectionneurs chinois)

Goncourt, Journal, 11 août 1874, éd. Bouquins t. 2 p. 586 : 

"Les collectionneurs chinois n’exposent jamais leurs objets d’art. Là, l’objet d’art est toujours enfermé dans une boîte, dans un étui, dans un fourreau d’étoffe, et presque caché dans quelque coin du logis. Le collectionneur chinois le possède, pour en jouir, et s’en délecter, lui tout seul, la porte fermée, dans une heure de repos, de tranquillité, de recueillement amoureux. S’il le fait voir, cela se passe à peu près ainsi : il invite un ami, un collectionneur comme lui, à prendre une tasse de thé. Et tout en humant l’eau odorante, il s’échappe à dire : « Au fait, je me suis procuré un beau morceau de jade ! » Et le voilà, tirant lentement de sa boîte, son bibelot, le faisant tourner et retourner sous les yeux de son ami, lui en détaillant les beautés. Et après que tous deux l’ont admiré longuement et secrètement, notre collectionneur fait rentrer le bibelot dans sa boîte, et la boîte dans sa cachette."


vendredi 3 janvier 2025

Atkinson (nourriture 3)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 26 :

"Gloria buvait du thé et mangeait un sandwich acheté en ville. Le sandwich contenait de la mozzarella, de l’avocat et de la roquette. Aucun de ces ingrédients n’existait dans le musée qu’était le passé de Gloria. Gloria se rappelait une époque où on ne trouvait que de la laitue. Des laitues molles, flasques sans aucun goût. Des laitues anglaises. Elle se rappelait une époque pré-mozzarella, préavocat, pré-aubergines et pré-courgettes. Elle se souvenait du jour où elle avait vu son premier yaourt dans la ville du nord qu’elle considérait comme sienne et qui l’était toujours, bien qu’elle n’y fut pas retournée depuis plus de vingt ans.

Elle se souvenait d’une époque où il n’y avait ni plats à emporter, ni restaurant thaïlandais et où les paquets Vesta étaient ce qu’on pouvait trouver de plus exotique. Une époque où on se nourrissait de harengs, de viande hachée et de porc en conserve. Elle avait dit une fois à Emily qu’elle se souvenait d’une époque où il n’y avait pas d’aubergines et sa fille lui avait répliqué d’un ton sec : « Tu veux rire. » Elle termina son déjeuner par une tranche de génoise (le secret consistait à ajouter une cuillerée de lait chaud)."


Gloria […] drank tea and ate a sandwich she had bought in town. The sandwich contained mozzarella, avocado, and rocket. None of the ingredients existed in the museum that was Gloria’s past. Gloria could remember a time when all you could buy was lettuce. Soft, limp lettuces that tasted of nothing. English lettuces. She could remember a time before mozzarella and avocado, before aubergines and courgettes. She could remember seeing her first yogurt in the corner shop in the northern town that had been her home and still was, even though she hadn’t been there for more than twenty years.

She could remember a time when there was no take-out food, no Thai restaurants, when Vesta packets were the nearest you came to anything exotic. A time when food was herrings and mince and luncheon meat. She had mentioned to Emily once that she could remember a time before aubergines, and her daughter had snapped, “Don’t be ridiculous,” at her. She finished her lunch with a slice of Genoese sponge (the secret was in the addition of a spoonful of hot milk).


en prime (chap. 26) :

"recette de gâteau au fromage turc [...]. C’était une excellente recette : du fromage frais Philadelphia, une boîte de crème stérilisée et une demi-douzaine d’œufs, le tout battu ensemble et versé dans un moule chemisé de caramel et cuit gentiment au bain-marie."


Recipe for Turkish cheesecake […] It was a very good recipe – a packet of Philadelphia, a tin of Fussell’s sterilized cream, and half a dozen eggs beaten together and poured into a caramel-coated mold and cooked gently in a bain-marie.


jeudi 2 janvier 2025

Atkinson (nourriture 2)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 26 :

"Gloria [était] dans la cuisine en train de faire la bûche de Noël. Ils avaient toujours une bûche au chocolat pour Noël en plus du pudding. Gloria préparait le biscuit roulé, pas de farine, rien que des œufs et du sucre mais beaucoup de chocolat extra-fin, et une fois le biscuit cuit, elle l’enrobait de crème fouettée et de purée de marron et le décorait d’une crème au beurre au chocolat, la façonnait pour qu’elle ressemble à de l’écorce de bois, puis la saupoudrait de sucre glace pour imiter la neige. Pour finir, elle coupait du lierre dans le jardin, le givrait avec du blanc d’œuf et du sucre et l’entortillait autour de la bûche avant de percher un rouge-gorge en plastique rouge dessus. Elle trouvait sa bûche merveilleuse, tout droit sortie d’un conte de fées, et si elle s’était encore préoccupée de son régime Weight Watchers, la bûche lui aurait bouffé tous ses points pour une année entière."


she had been in the kitchen making the chocolate log, they always had a chocolate log on Christmas Day along with the pudding. Gloria made a roulade mix, no flour, only eggs and sugar but heavy with expensive chocolate, and when it was cooked she rolled it up with whipped cream and chestnut puree and then dec-orated it with chocolate buttercream, scored and marked to look like wood, and then sprinkled it with icing-sugar snow. Finally, she cut ivy from the garden, frosted it with egg white and sugar, and then twined it round the log before perching a red plastic robin on top. She thought it looked lovely, like something from a fairy tale, and if she had been still bothering with Weight Watch-ers, it would have used up all her points for a whole year.



mercredi 1 janvier 2025

Atkinson (nourriture 1/3)

Atkinson, Les choses s'arrangent mais ça ne va pas mieux, ch. 24 : 

"Jackson avait l’estomac dans les talons, mais il eut beau fourrager dans les placards de la minuscule cuisine, il ne put trouver que des granules de sauce instantanée vieux comme Hérode et des sachets de thé perforés qui avaient une répugnante odeur de tisane. Pourquoi ne pas trouver un supermarché ou de préférence une bonne épicerie fine, acheter des bonnes choses et cuisiner un petit dîner pour eux deux ce soir, quelque chose de sain ? Le répertoire culinaire de Jackson comprenait cinq recettes qu’il réussissait bien, ce qui faisait cinq de plus que Julia.

Il songea à son marché en France, regorgeant de tomates, de basilic, de fromages, de figues et de grosses pêches rebondies et mûres à éclater. Pas étonnant que les gens du nord soient tristes à mourir : des milliers d’années d’évolution en n’ayant à se mettre sous la dent que du grain mouillé et des brouets."


Jackson was starving, but raking round the cupboards of the tiny kitchen, he could find only dried-up instant gravy granules and some perforated tea bags that smelled herbal and repellent. That was something useful he could do today, find a supermarket or, preferably, a good deli, stock up on decent stuff, and cook something for them to eat tonight, something wholesome. Jackson’s culinary repertoire consisted of five dishes that he could cook well, which were five more than Julia could cook.

He imagined how his local market in France would look this morning, overflowing with tomatoes, basil, cheeses, figs, and big, fat French peaches, ripe enough to burst. No wonder northerners were miserable buggers, evolving for thousands of years on har-vests of wet grains and thin gruels.