jeudi 26 juin 2025

Ionesco (3 textes brefs)

Ionesco, Oriflamme, in La Photo du colonel 1962 : 


[Oriflamme est la réécriture en nouvelle d'Amédée ou comment s'en débarrasser]


"Ah ! je suis paresseux, indolent, désordonné, brisé de fatigue à ne pas agir ! Je ne sais jamais où je fourre mes affaires. Je perds tout mon temps, j’use mes nerfs, je me détruis à les chercher, à fouiller dans des tiroirs, à ramper sous les lits, à m’enfermer dans des chambres noires, m’ensevelir sous des penderies… J’entreprends toujours un tas de choses que je n’achève jamais, j’abandonne mes projets, je lâche tout… Pas de volonté, parce que pas de vrai but !…"

[…]

"Je me levai. Ouvris les volets. Regardai par la fenêtre. La nuit d’été était très belle. Il devait être deux heures après minuit. Personne dans la rue. Les fenêtres, partout, obscures. Les acacias en fleur embaumaient. En haut, en plein ciel, la lune, ronde, épanouie, un astre bien vivant. La voie lactée. Des nébuleuses, des nébuleuses à profusion, des chevelures, des routes dans le ciel, des ruisseaux, de l’argent liquide, de la lumière palpable, neige de velours. Des fleurs blanches, des bouquets et des bouquets, des jardins dans le ciel, des forêts étincelantes, des prairies… Et de l’espace, surtout, de l’espace, un espace infini !…"

[…]

"Ce fut comme si j’avais traîné la chambre à coucher, le long couloir, la salle à manger, l’appartement entier, tout l’immeuble ; puis comme si je m’arrachais, moi-même, les sortant par ma bouche, mes propres entrailles, les poumons, l’estomac, le cœur, un tas de sentiments obscurs, de désirs insolubles, de pensées malodorantes, d’images moisies, croupissantes, une idéologie corrompue, une morale décomposée, des métaphores empoisonnées, des gaz délétères, fixés aux organes comme des plantes parasites. Je souffrais atrocement, je n’en pouvais plus, je suais des larmes, du sang."