samedi 8 mars 2025

Nabokov (pianiste)

Nabokov, Musique, in Nouvelles complètes, éd. Quarto p. 481-482 : 

"L’épouse du pianiste, la bouche à demi ouverte, clignant des yeux, se préparait à tourner la page… voilà qui est fait ; une forêt noire de notes ascendantes, une descente, un ravin, enfin un groupe disséminé de minuscules trapézistes en plein vol. Wolf avait de longs cils blonds, des oreilles translucides d’un écarlate délicat ; il frappait les touches avec une vélocité et une force extraordinaires et, dans les profondeurs laquées du couvercle à l’aplomb des touches, le double de ses mains s’affairait en une parodie fantomatique, complexe, parfois même clownesque.

Pour Victor, une musique qu’il ne connaissait pas (et il avait vite fait le tour de ses connaissances dans ce domaine) pouvait se comparer au brouhaha d’une conversation en langue étrangère : en vain s’efforce-t-on de distinguer, ne serait-ce que les séparations entre les mots, les sons s’enchaînent et se confondent, de sorte que l’oreille s’égare et finit par se lasser. Victor faisait de son mieux pour se concentrer sur la musique, mais il se surprit bientôt à suivre du regard les mains de Wolf et leurs reflets spectraux. Quand les sonorités s’enflaient jusqu’à rouler en tonnerre ininterrompu, le cou du pianiste gonflait, les doigts écartés se durcissaient, tandis qu’un faible grognement lui échappait. À un moment la tourneuse prit de l’avance, il arrêta le mouvement d’une tape prompte de la paume ouverte de sa main gauche, puis avec une vitesse incroyable fit lui-même tourner la page et, sans transition, de nouveau, les deux mains pétrissaient avec fureur le clavier docile. Victor se livrait à un examen détaillé de l’exécutant : le nez au bout pointu, les paupières gonflées, la cicatrice d’un furoncle sur le cou, les cheveux ressemblant à un duvet jaune, les épaules larges sous la redingote noire. Victor fit à nouveau un effort pour suivre la musique, mais à peine y était-il parvenu que déjà son attention se relâchait. Lentement il se détourna, cherchant dans sa poche son étui à cigarettes, il entreprit d’examiner les autres invités."


[Note : VN n'aimait pas la musique, et il en donne une description très visuelle.]


The performer’s wife, her mouth half-open, her eyes blinking fast, was about to turn the page; now she has turned it. A black forest of ascending notes, a slope, a gap, then a separate group of little trapezists in flight. Wolf had long, fair eyelashes; his translucent ears were of a delicate crimson hue; he struck the keys with extraordinary velocity and vigor and, in the lacquered depths of the open keyboard lid, the doubles of his hands were engaged in a ghostly, intricate, even somewhat clownish mimicry.

To Victor any music he did not know – and all he knew was a dozen conventional tunes – could be likened to the patter of a conversation in a strange tongue: in vain you strive to define at least the limits of the words, but everything slips and merges, so that the laggard ear begins to feel boredom. Victor tried to concentrate on listening, but soon caught himself watching Wolf’s hands and their spectral reflections. When the sounds grew into insistent thunder, the performer’s neck would swell, his widespread fingers tensed, and he emitted a faint grunt. At one point his wife got ahead of him; he arrested the page with an instant slap of his open left palm, then with incredible speed himself flipped it over, and already both hands were fiercely kneading the compliant keyboard again. Victor made a detailed study of the man: sharp-tipped nose, jutting eyelids, scar left by a boil on his neck, hair resembling blond fluff, broad-shouldered cut of black jacket. For a moment Victor tried to attend to the music again, but scarcely had he focused on it when his attention dissolved. He slowly turned away, fishing out his cigarette case, and began to examine the other guests.