mardi 29 juillet 2025

Mercier + Encyclopédie + Smith (clous)

Mercier, Tableau de Paris, chap. CCXCIV : "Épingliers. Cloutiers" :

"Un sauvage admire un clou, & il a raison. C’est à Paris que l’homme observateur voit combien l’art a demandé de combinaisons, d’expériences & de soins. Il faut trente mains & trente outils pour la formation d’une épingle ; vous en aurez mille pour douze sols.

Les aiguilliers-épingliers regardent leur profession comme l’une des plus anciennes, puisqu’ils soutiennent qu’Hénoc en fut l’inventeur.

L’aiguille est nécessaire à presque tous les métiers : pour que l’aiguille ne soit ni molle ni cassante, pour qu’elle reçoive la perfection dont elle est susceptible, il faut plus de vingt opérations, toutes également essentielles & extrêmement délicates. Les cloutiers ont pris S. Cloud pour patron, & les épingliers S. Sébastien, parce que celui-ci fut martyrisé à coups de fleches."



Encyclopédie, § ÉPINGLIER, 

s. m. (Commerce.) marchand qui vend des épingles, des clous d’épingles, des touches, des aiguilles, &c.

Les Epingliers à Paris sont un corps gouverné par trois jurés, dont la jurande dure deux ans. On les élit à deux reprises différentes ; au mois de Mai on en élit deux, l’année suivante on élit le troisieme, & ainsi de suite. Les statuts de cette communauté sont très-anciens. Leur principal travail étoit autrefois les épingles : mais depuis que les vivres sont devenus plus chers, & Paris plus peuplé, ils ne les font plus, ils les tirent de Laigle & autres endroits de la Normandie, où les ouvriers sont à meilleur compte.



Encyclopédie, § CLOU : 

(article très long et très technique, qui montre bien le souci des procédés de métiers dans l'Encyclopédie)

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/CLOU



et bien sûr le très classique 

Smith, Essai sur la Richesse des nations t. 2, G.F. p. 308-309 :

"Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse et de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail. [...]

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.

Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles ; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers."


lundi 28 juillet 2025

Baudelaire + Bliss (travail)


Baudelaire, Mon cœur mis à nu : 

"Tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser"


Bliss : [cliquer sur l'image pour l'agrandir, puis cliquer n'importe où pour revenir à la page]




Diderot (perfectionner)

Diderot, Extraits de l'Encyclopédie, C.F.L. t. XV p. 358-359 : 

"PERFECTIONNER, v. act. (Gramm.) corriger ses défauts, avancer vers la perfection ; rendre moins imparfait. On se perfectionne soi-même ; on perfectionne un ouvrage. L’homme est composé de deux organes principaux ; la tête organe de la raison, le cœur, expression sous laquelle on comprend tous les organes des passions ; l’estomac, le foie, les intestins. La tête dans l’état de nature, n’influeroit presque en rien sur nos déterminations. C’est le cœur qui en est le principe ; le cœur d’après lequel, l’homme animal feroit tout. C’est l’art qui a perfectionné l’organe de la raison ; tout ce qu’il est dans ses opérations est artificiel ; nous n’avons pas eu le même empire sur le cœur ; c’est un organe opiniâtre, sourd, violent, passionné, aveugle. Il est resté, en dépit de nos efforts, ce que nature l’a fait ; dur ou sensible, foible ou indomptable, pusillanime ou téméraire. L’organe de la raison est comme un précepteur attentif, qui le prêche sans cesse ; lui, semblable à un enfant, il crie sans cesse ; il fatigue son précepteur qui finit par l’abandonner à son penchant. Le précepteur est éloquent, l’enfant au contraire n’a qu’un mot qu’il répete sans se lasser, c’est oui ou non. Il vient un tems où l’organe de la raison, après s’être épuisé en beaux discours, & instruit par expérience de l’inutilité de son éloquence, se moque lui-même de ses efforts ; parce qu’il sait qu’après toutes ses remontrances, il n’en sera pourtant que ce qu’il plaira au petit despote qui est là. C’est lui qui dit impérieusement, car tel est notre bon plaisir. C’est un long travail que celui de se perfectionner soi-même."


dimanche 27 juillet 2025

Gaddis (phrase)

Gaddis, JR, trad. M Cholodenko :

"J’avais espéré, dit Monsieur Coen de l’extrémité de la pièce, où il semblait s’appuyer contre la fenêtre, – je m’attendais à ce que Madame Angel soit avec nous ici aujourd’hui, continua-t-il d’un ton aussi vide d’espoir que le regard qu’il avait dirigé vers l’extérieur à travers un massif d’arbres à feuilles persistantes qui venait juste de s’assombrir à restreindre la perspective d’un débordement de roses étouffé par le chèvrefeuille qui avait depuis longtemps investi la vigne du fond, où un autre bâtiment était silencieusement dévoré sous ses yeux par le rhododendron."


— I had hoped, said Mister Coen from the far end of the room, where he appeared to steady himself against the window frame, — I expected Mrs Angel to be with us here today, he went on in a tone as drained of hope as the gaze he had turned out through evergreen foundation planting just gone sunless with stifling the prospect of roses run riot only to be strangled by the honeysuckle which had long since overwhelmed the grape arbor at the back, where another building was being silently devoured by rhododendron before his eyes.


vendredi 25 juillet 2025

Caro (anniversaire)

Caro (F.), Le Discours :

"Le soir même de mes trente ans, j’étais sur le canapé avec mes parents et nous avions regardé Le Gendarme de Saint-Tropez, et c’est probablement la définition la plus précise que l’on puisse donner de la dépression. C’était l’été, c’était un samedi soir, le monde s’activait, grouillait, ailleurs il y avait des festivals, des concerts, des familles en short sur la plage, des rires, des cocktails aux noms brésiliens, de la moiteur au clair de lune, des tubes de l’été qui font se frotter les ventres les uns contre les autres, moi je regardais Louis de Funès courir derrière des filles nues, et mes parents riaient comme si ce n’était pas la trente-sixième fois qu’ils voyaient cette scène. Si à dix-sept ans on m’avait dit : Le soir de tes trente ans, tu regarderas Le Gendarme de Saint-Tropez seul avec tes parents, je ne sais pas si j’aurais eu envie de continuer la route […]."


mercredi 23 juillet 2025

Caro (F.) (masse)

Caro (Fabrice ), Figurec, chap. 44 : 

"La masse attire la masse. Tu colles deux restos, l’un des deux peut proposer la pire des tambouilles, s’il est rempli, les gens se battront pour le remplir encore plus. La populace aime pas prendre de risques et le meilleur moyen de pas prendre de risques, c’est de suivre les autres. L’être humain il a un neurone pour ça, un neurone qui lui dit si tout le monde le fait, c’est que ça doit être bon pour moi. L’homme a horreur du vide, il a qu’une peur, c’est se retrouver seul face à lui-même, face à sa pauvre condition. Alors on lui fabrique un tas de trucs pour qu’il soit accompagné en permanence, la téloche, Internet, le portable… Personne va dans un endroit vide, mon gars. Entrer dans un commerce vide, c’est comme se jeter du haut d’une falaise. On a besoin de sentir la connerie humaine à proximité, c’est une chaleur qui rassure…"



dimanche 20 juillet 2025

Confiant (roman)

Confiant, L'Allée des soupirs chap. 14 : 

"Tout un chacun ici est un héros possible de roman. Personne n'est insignifiant car la vie de chacun est comme redoublée par l'effet de grotesque. Il y a comme... comme un excès de vie en chaque être et il suffit de gratter légèrement le vernis du quotidien pour se rendre compte que chacun est le fruit d'une somme incroyable de déraisons, de légendes entremêlées, d'hérédités biologiques et sociales proprement inouïes. En Europe, nos vies sont en un sens plus simples.

[...] Il faut inventer [...] une forme neuve, une architecture disparate qui soit en mesure, comment dire... qui puisse épouser chaque méandre de la réalité sans pour autant prétendre l'épuiser. Il faudrait bâtir le roman créole à l'aide de pans inachevés. Donner à lire un monde hétéroclite, un peu sur le modèle de vos cases créoles. Regardez celles des Terres-Sainvilles ou du Morne Pichevin : deux feuilles de tôle ondulée ici, trois bouts de planche là, quelques briques hâtivement empilées surmontées d'une plaque de fibro-ciment, le tout colmaté par des feuilles de cocotier sèches ou de lattes de bois-ti-baume."



lundi 14 juillet 2025

Confiant (école)

Confiant (Raphaël), L'Allée des soupirs, 1, 2 : 

"Ladite école, collée au chantier du port où l'on réparait la coque des bateaux de marchandises, n'était qu'une propédeutique au métier de péripatéticienne. Les marins panaméens, libériens, chinois, espagnols ou danois que le désœuvrement taraudait, avaient élu domicile derrière le mur d'enceinte protégeant l'école du Bassin de Radoub. A chaque récréation, ils extorquaient des gloussements aux fillettes contre un sachet de bonbons ou, plus rarement, deux francs et quatre sous de menue monnaie étrangère parfaitement imbrocantable en pays français. Les plus vicieuses d'entre les fillettes avaient creusé un trou dans le mur, à l'abri des cabinets, et marchandaient durement une suce ou une pénétration jusqu'à ce qu'un beau matin leur ventre enflât et qu'on les fichât à la porte."


vendredi 11 juillet 2025

Atkinson (tante Vinny)

Atkinson, Dans les Replis du temps [Human Croquet], chap. 'Qu'est-ce qui ne va pas ?' : 

"Vinny a toujours été une ombre, et elle n’est donc plus que l’ombre d’une ombre. Ses os sont devenus de l’ivoire poli et sa peau du chagrin. Une peau de chagrin émaillée de veines d’un pourpre impérial. Des verrues poussent sur le dos de ses mains comme du lichen. Ses poumons soupirent comme une cornemuse.

De l’antique mausolée qu’est son sac à main, elle tire un poudrier, se frotte vigoureusement les joues d’une poudre qui ressemble à de la farine, et, examinant avec attention le résultat, proclame :

— Mes cors me tuent !

On pourrait presque croire, à l’entendre et à la voir, qu’elle les a sur les joues plutôt que sur les pieds. Elle s’est habillée pour le monde extérieur, avec une gabardine marron et un feutre gris à la forme étrange, ressemblant assez à un vieux pâté en croûte sur lequel on aurait donné un coup de poing. Une plume de faisan vient ajouter une note encore plus insolite à l’ensemble. Elle s’empare d’une longue épingle à tête de perle et la plante férocement dans son chapeau. D’où je suis, on jurerait qu’elle vient de se la planter dans le crâne."


Vinny was a shadow to begin with, now she’s a shadow of a shadow. Her bones have turned to polished yellow ivory, her skin to shagreen. Shagreen enamelled with imperial-purple veins. Warts grow on the backs of her hands like lichen. Her breath is as full of sighs as a bagpipe.

She takes a compact out of her ancient mausoleum of a handbag and rubs her cheeks vigorously with face-powder that looks like flour and, scrutinizing the result intently, says, “My chilblains are killing me,” as if they’re to be found on her face rather than on her feet. She’s dressed for the outside world – a brown gabardine coat and a grey felt hat that’s a strange battered shape, like old dough that’s been punched. Vinny’s hat has an incongruous pheasant feather poking out of the top, expressing a jauntiness somehow at odds with the woman underneath. She takes her pearl-headed hatpin and sticks it into her hat, although from where I’m standing – loitering by the hallstand – it looks as if she’s just stuck it through her head.


vendredi 4 juillet 2025

Dunthorne (respiration)

Dunthorne (Joe), Les Désaccordés 1 :

"Garthene n’a jamais trouvé Dave séduisant à cause d’une de ses petites habitudes. Quand il boit du vin, des gouttelettes s’accrochent aux poils épais de sa moustache ; Dave en a conscience et, après chaque gorgée, il passe sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure afin de récupérer ces restes – dans le cas présent, des reliquats de picpoul-de-pinet. Or, ce dont Dave ne semble pas avoir conscience, c’est qu’au moment où sa moustache se remet en place elle vaporise une sorte de brume très fine, presque imperceptible, composée vraisemblablement d’un mélange de vin et de sécrétions buccales. Plutôt que d’atterrir directement sur l’un de ses interlocuteurs, ces projections ne font plus qu’un avec l’atmosphère de la pièce, nous rappelant que l’air que nous respirons est imprégné de nos fluides, entrailles et peaux à tous. Avoir une conception abstraite de cette réalité ne me dérange absolument pas. Chaque fois que nous sentons une odeur, nous absorbons de minuscules échantillons de sa source."


Garthene could never find Dave attractive on account of one of his habits. When he drinks wine, small beads of it become trapped in the thick hairs of his moustache, and Dave is aware this happens, so after each sip he draws his bottom lip up over his top lip and pulls down remnants of, in this instance, Picpoul de Pinet. What I’m fairly certain Dave doesn’t know is that this creates a flick-back whereby his moustache, as it regains its shape, spritzes a very fine, near-imperceptible mist of what we can safely assume is a mix of wine and mouth juices. The spray does not so much land on anyone as just become one with the atmosphere in the room, reminding us that the air we breathe is full of each other’s fluids and innards and skin. In the abstract, I have no problem with knowing this. When we smell something we absorb tiny bits of that smell’s source.