vendredi 21 novembre 2025

Moehringer (portrait)

Moehringer (J. R.), Le Bar des grandes espérances, trad. Gillybœuf, chap. 28 :

"Je me suis tourné à ma droite, où un homme âgé d'environ une dizaine d'années de plus moi, était appuyé contre le bar, en train de lire un livre. Il avait de  grands yeux noirs, une épaisse moustache noire, et il portait un élégant manteau de cuir noir, à la dernière mode et très cher. D'une beauté difficile à croire, presque absurde, il tenait un verre de comme s'il s'agissait d'une rose pleine d'épines. « Salut,  ai-je dit. Tu lis quoi ? 

— Rilke

Je me suis présenté. Il s'appelait Dalton. Il était avocat — du c'est ce qu'il disait. Il venait juste de rentrer d'un tour du monde c'est du moins ce qu'il disait. Il écrivait de la poésie — du moins c'est ce qu'il disait  Rien de ce qu'il disait ne semblait vrai vrai, parce qu'il refusait sèchement de donner le moindre détail, dans quelle branche du droit il exerçait, où il avait voyagé ou bien quel type de vers il écrivait. Toutes les branches du Droit, a-t-il répondu avec impatience. Quelque part en Extrême-Orient, a-t-il dit en faisant un geste de la main. De simples vers, a-t-il dit, avant d'ajouter: "Trouduc". Je me suis dit qu'à cause de son aplomb, de ses propos évasifs, de sa veste en cuir noire et de sa beauté à la James Bond, ce devait être un espion." 


[la proximité de Rilke et des roses pleines d'épines m'a fait m'interroger....]


Moehringer (J. R.), The tender Bar : A Memoir, chap. 28 Tim : 

"I turned to my right, where a man about ten years older than I was leaning against the bar, reading a book. He had large black eyes, a bushy black moustache, and wore a smart black leather coat, very fashionable, very expensive. Handsome in a hard-to-believe, almost preposterous way, he held a martini glass as if it were a thorn-covered rose.

“Hey there,” I said. “What are you reading?”

“Rilke.”

I introduced myself. His name was Dalton. He was a lawyer — or said he was. He’d just gotten back from a ’round-the-world trip — or said he had. He wrote poetry — or said he did. Nothing he said seemed true, because he flatly refused to give any details, like what kind of law he practiced, where he’d traveled, or what kind of verse he wrote. All kinds of law, he said impatiently. Somewhere in the Far East, he said, waving his hand. Just your basic poetry, he said, adding, “Asshole.” I thought his boldness, his vagueness, his black leather jacket, and his James Bond handsomeness, meant he must be a spy."



dimanche 16 novembre 2025

Westlake (les élisabeths)

Westlake, Adios Schéhérazade : trad. Duhamel et Brunius, troisième chapitre 1 :

"Betsy. Quel nom. Betsy Blake. Un nom sorti tout droit d’une bande dessinée. 

Blake, bien sûr, elle n’y peut rien. D’ailleurs, Blake en soi, ça n’est pas affreux, mais Betsy ! Sur les six mille diminutifs d’Élizabeth, Betsy est vraiment le pire.

C’est vrai, vous savez. Deux filles sur cinq s’appellent Élizabeth, et toutes se retrouvent affublées d’un des sobriquets ou diminutifs en question, et le choix du diminutif en dit long sur la fille. Par exemple Liz est presque toujours une fieffée garce, une luronne, à moins que ça ne soit un grand cheval et qu’elle ait la chtouille, auquel cas elle s’appelle Lizzie. Bess est très comme il faut, mais quand elle couche, elle est prise de remords. Beth se garde pour l’homme de sa vie et travaille dans une bibliothèque ; c’est une grande fille toute simple, mais sérieuse, intelligente et toujours à la hauteur des circonstances, quand l’occasion le demande. Bett est une garce ruineuse, mais une grande dame. Elsa est snob, idéale pour un week-end au ski, mais quand elle donne sa parole, elle la tient. Éliza, on ne l’a pas revue depuis la fin de l’ère glaciaire, mais c’était un baquet de jérémiades. Elsie est une fille du peuple, qui se marre tout le temps, brave, bonne bouille, pas beaucoup d’aventures parce que personne ne veut avoir l’air de profiter d’elle. Elle est perpétuellement tracassée par des bobos de femme, elle ne tient pas le litre, est plutôt taciturne, mais toujours prête à vous dorloter. Lisa s’est donné comme modèle une héroïne de D.H. Lawrence, elle aime les chevaux et les boîtes de nuit. Betty est cent pour cent américaine, se marie, met au monde deux enfants virgule quatre et habite une banlieue moche comme celle où je vis actuellement. C’est dans sa cuisine que les voisines viennent cancaner [cf. note] et elle fait la quête pour les petits polios. Betsy est une gourde."



Betsy. Is that a great name ? Betsy Blake. She sounds like something out of Archie Comics. The Blake part she couldn't help, of course, and Blake by itself isn’t a horrible name, but Betsy ? Of the six thousand different things that Elizabeths are called, Betsy is the absolute worst.

You know, that’s true. Two out of five girls are named Elizabeth, and they all wind up with one of the Elizabeth nicknames, and it tells you an awful lot about the individual girl which one of those nicknames she gets for a label. Like Liz is almost always a real whory swinger, a gutsy good-time girl, unless she’s very bony and has the clap, in which case she’s Lizzie. Bess is respectable but she puts out but she feels guilty about it. Beth saves herself for one man and works in the library and is very square but also reliable and intelligent and a rock in an emergency. Bett is bitchy and expensive but a great lady. Elsa is a ski-weekend swinger, but when she gives her word she keeps it. Eliza hasn't been seen since the ice floe broke up, but before that she was a whiner. Elsie is lower class, cheerful, big-mouthed, big smile, she doesn’t get laid much because nobody wants to take advantage of her. Ella has a lot of physical female complaints and can’t hold her booze and is very quiet and if things go right she'll mother you. Lisa has the self-image of a D. H. Lawrence heroine and likes horses and night clubs. Betty is an all-American girl and gets married and has two point four children and lives in one of these crappy suburban developments like where I am right now and it’s her kitchen where the kaffeeklatsch*** is held and she collects for muscular dystrophy. Betsy is a moron.


*** Kaffeeklatsch : cf. 

https://www.cafe-privilege.com/moments-cafe/le-kaffeeklatsch-de-nos-voisins-allemands


jeudi 13 novembre 2025

Westlake (noir)

Westlake (Donald), Comment voler une Banque, chap. 9 :

"Herman [afro-américain] pensait à sa soirée, à ses invités, à son choix pour le reste de la nuit, et au menu du dîner.

Il l’avait élaboré avec le plus grand soin. Il avait prévu de commencer par des cocktails, des Negroni ; la puissance du gin assombrie par la douceur du vermouth et du Campari. Pour grignoter tout en buvant, il y aurait du caviar et des olives noires dénoyautées. Ensuite, à table, lorsque le véritable repas débuterait, il leur servirait une soupe de haricots noirs, suivie par un filet de bar noir poché, accompagné d’une bonne bouteille de Schwartzekatz. Pour le plat principal, il leur proposerait un steak de Black Angus, sauté au beurre noir, décoré de truffes noires et servi avec son accompagnement de riz noir, le tout arrosé d’un bon pinot noir. En dessert, une tête de nègre, puis le café. De retour dans le salon, en guise de digestifs, il leur offrirait des Black Russians ou de l’eau-de-vie de mûre noire et des noix noires à grignoter."


mercredi 12 novembre 2025

Huysmans (noir)

Huysmans, À Rebours (1884), chap 1 :

"[...] Pour célébrer la plus futile des mésaventures, il avait organisé un repas de deuil.

Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d'une margelle de basalte et rempli d'encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et, par des chandeliers où flambaient des cierges.

Tandis qu'un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d'argent, semée de larmes. »

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Peñas et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

Le dîner de faire-part d’une virilité momentanément morte était-il écrit sur les lettres d'invitations semblables à celles des enterrements."


[deux étrangetés dans cette dernière phrase : 1/ "le dîner de faire-part" : on attendrait plutôt "le faire-part du dîner".. ; 2/ le "était-il" me semble injustifié]


note de Fumaroli :

Ce « repas de deuil » a pour « modèle » le souper « funèbre » que le fameux Grimod de La Reynière, âgé de vingt-cinq ans, avait donné à Paris en 1783, et qui avait eu un grand retentissement. Grimm, dans la Correspondance (t. XIII, p. 25) et Bachaumont dans ses Mémoires secrets (t. XXII, p. 76) en font le récit. Grimod fit de ce souper une opération publicitaire au moment où il publiait ses Réflexions philosophiques sur le plaisir par un célibataire."


... à suivre... 

jeudi 6 novembre 2025

Westlake (bévues)

Westlake, Donald, Pierre Qui Roule [1970], "Phase 1" (éd. Rivages Noir, trad. Nolent) :

"Donc il nous faut un chauffeur, un type pour les serrures et un homme à tout faire.

— C'est ça. Pour les serrures, il y a ce petit gars de Des Moines, tu vois qui je veux dire ?

— C'était pas Wise ? Ou Wiseman ? Welsh ?

— Whistler ! dit Dortmunder.

— C'est ça ! dit Kelp, et il fit non de la tête. Il est en taule. Il s'est fait gauler pour avoir libéré un lion. »

Dortmunder quitta le lac des yeux et regarda Kelp.

« Pour avoir fait quoi ? »

Kelp remua la tête nerveusement.

« J'y suis pour rien, moi ! C'est ce qu'on m'a dit. Il était au zoo avec ses gamins, il s'ennuyait un peu et, sans trop y penser, juste pour s'occuper un peu les mains, comme toi et moi on gribouille sur une feuille quand on téléphone, quoi, il s'est mis à tripoter les serrures, sauf qu'au bout du compte il a libéré un lion. [...]

— Pourquoi pas Lartz ? Tu te souviens de lui ?

— Oublie-le, dit Kelp. Il est à l'hôpital. 

— Depuis quand ?

— Environ deux semaines. Il a percuté un avion. » Dortmunder se tourna vers lui lentement et le regarda longuement.

« Il a percuté quoi ?

— C'est pas de ma faute ! D'après ce que j'ai compris, il était au mariage d'un de ses cousins, à Long Island, et en rentrant il a pris la Van Wick Expressway à contresens par erreur, je suppose qu'il devait avoir un peu bu, et...

— Tu m'étonnes !

— Ouais. Et il s'est emmêlé les crayons avec les panneaux, il s'est retrouvé sur la piste dix-sept de l'aéroport et il a percuté l'avion d'Eastern Airlines qui venait juste d'arriver de Miami."


lundi 3 novembre 2025

Naspini (incipit)

Naspini (Sacha), Nives ou les cœurs volatils, incipit : 

"Anteo Raulli sortit pour aller verser la bouillie dans l’auge du cochon ; mais à la place de la pitance, c’est lui-même qui plongea dedans la tête la première, victime d’un coup de sang, tandis que son seau restait à terre. Une dizaine de minutes plus tard, ne le voyant pas rentrer, Nives jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine et découvrit la scène ; entre-temps, Ciclamino, qui n’avait pas une idée très claire de ce qui se passait, avait fini par se résoudre à mâchouiller une oreille de son maître.

— Salopard ! hurla Nives.

Elle vola jusqu’à son mari, l’attrapa par les pieds et le tira à l’abri sur le gravier. Quand elle le fit basculer sur le côté, elle constata qu’il avait la pommette luisante et la joue mangée. Ses molaires étaient exposées dans une sorte de rictus qui ne saignait même pas, le cochon l’ayant bien nettoyé à coups de langue. Anteo, la paupière écarquillée, semblait fixer du regard la pointe de son nez. Nives l’observa pendant un moment, tandis que le vent défaisait son chignon et jetait ses cheveux sur son visage par rafales. Elle finit par s’adresser à son homme à voix haute :

— Je te l’avais bien dit, de ne pas sortir quand la tramontane souffle."


samedi 1 novembre 2025

Bronsky (pleurs)

Bronsky (Alina), Ma vie nest pas un roman ! chap. 10 :

"Ça faisait longtemps que je n’avais pas pleuré. Un jour, mon iPhone était tombé dans la cuvette des WC mais j’avais retenu mes larmes. Lorsque papa était parti de la maison avec toutes ses affaires, j’étais restée digne, polie et fière. Je lui avais souhaité bonne chance au plus grand désespoir de ma mère qui disjonctait et aurait voulu que moi aussi je disjoncte. Mon premier [zéro] en allemand remontait à loin mais je me souvenais encore des picotements dans mes yeux et d’une grosse boule dans la gorge, pourtant, je n’avais pas non plus pleuré. Enfin si. Dans les toilettes."

jeudi 30 octobre 2025

Larbaud (Lolita)

Larbaud, Jaune, bleu, blanc, Pléiade p. 889 :

" « Je retourne au pays chrétien, à la terre apostolique » c'est décidément l'Espagne qui est le mieux outillé des pays d'Occident, en fait de prénoms. Elle a ces prénoms-gigognes, pourvus d'un jeu de diminutifs capables d'exprimer toute espèce de nuances : l'âge, le degré de familiarité dans lequel on et avec les personnes... Lolita est une petite fille ; Lola est en âge de se marier ; Dolores a trente ans ; doña Dolores a soixante ans. Ou encore : je me permets de demander à don José des nouvelles de la jeune veuve, sa soeur, doña Dolores. Reçu « avec toute confiance », en ami de la maison, je ne tarde pas à appeler : Dolores ? Un jour, inspiré par l'amour, je murmurerai : Lola. Et, le soir des  noces, j'aurai Lolita dans mes bras. C'est le principe ; mais il y a aussi des formes, et des déformations, locales : Loliù, Lolin... La gamme entière."


mercredi 29 octobre 2025

Bronsky (diététique)

Bronsky (Alina), La Tresse de ma grand-mère :

"Comme Grand-Mère avait désormais du temps à revendre, les plats longuement bouillis et soigneuse­ment mixés ont pris le dessus. Elle préparait du chou-fleur et du brocoli au cuit-vapeur et écrasait les légumes à la fourchette comme si je n’avais pas de dents. Parfois, elle était déjà aux fourneaux avant même que je sois levé et remplissait de légumes sans sel et d’épeautre des Tupperware que je devais emporter pour mes journées d’école de plus en plus longues. Les sandwichs étaient réservés aux célibataires alcooliques, aux enfants délaissés qui rentraient seuls à la maison et aux Allemands.

Comme je déversais le contenu des boîtes dans les toilettes de l’école et me goinfrais à la place de sucreries, j’ai commencé, en plus de grandir, à m’épaissir. Et un jour, Grand-Mère a cessé de m’appeler “squelette”.

“Enfin, son système digestif fonctionne”, disait-elle à mon grand-père en pinçant mes plis de graisse."


dimanche 19 octobre 2025

Ellory (restaurant juif)

Ellory, R.J., Les Assassins :

"Ray Irving, de la quatrième division de la brigade criminelle, n’était pas juif, mais il estimait que son estomac représentait un candidat sérieux.

Il concoctait son petit déjeuner à partir de l’interminable carte casher – une omelette à la mortadelle, façon pancake, peut-être du jambon de Virginie en tranches épaisses, et des œufs. D’autres fois, il préférait du saumon fumé cuit avec de la crème de fromage, de la laitue, de l’oignon doux, un bagel, des pêches, du chocolat, un baba aux fruits et aux noix, du pumpernickel grillé et un jus de canneberge.

Pour le déjeuner, il y avait les sandwichs, mais il ne s’agissait pas de sandwichs comme les autres ; c’était les fameux sandwichs au bœuf salé, assez gros pour nourrir une petite famille, des combinaisons gargantuesques baptisées Crise de Foi, Bœuf en Folie, Jambon Quand Tu Nous Tiens ou encore le Fameux de Chez Reuben. Enfin, pour le dîner, on pouvait commander le pain de viande, les côtes d’agneau grillées, l’assiette de dinde du Vermont, le poulet au paprika à la roumaine, du pastrami servi sur des knishes aux pommes de terre maison, accompagné d’emmental fondu. Si vous demandiez une salade, on vous en préparait une : la Central Park, la Julienne Child, la George Shrimpton, la Zorba le Grec, la Spéciale au Thon, la Deux Fois du Foie, et la préférée d’Irving entre toutes, la Saumon Beau Bateau !"


note : la présence du "jambon de Virginie" dans une carte casher me semble étrange... C'est bien du jambon de porc :

https://www-virginia-org.translate.goog/blog/post/virginia-ham-history/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=rq#:~:text=Virginia%20ham%20is%20noted%20for,ham%20truly%20unlike%20any%20other.