lundi 15 septembre 2025

Caradec (bistrot)

Caradec (François), Le Doigt coupé de la rue du Bison

 "On ne peut pas s’occuper des voyages de tous les gens qu’on rencontre au café, pas vrai ?

– Caisse tue vieux, aile halle doigt d’allée houx est l’vœu, sept flammes.

Ça, c'est Maurice, on comprend pas toujours bien ce qu’il dit, il a un défaut de la langue, mais on s’habitue à en entendre la moitié, ça ne mérite jamais beaucoup plus. On a l’indic qu’on peut. Avec sa gueule rose et molle et ses yeux globuleux, chochotte, va, il a toujours l’air d’attendre quelqu’un, le Maurice. On l’a surnommé Pénélopette. Il paraît qu’il parle comme ça depuis qu’il est passé à Fresnes. À force de lui cogner la tête sur le sol en ciment, ils ont dû déranger les pépins dans la courge."


vendredi 12 septembre 2025

Céline (malveillance)

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 117-118 :

"D’après ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait l’élément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment qu’ils avaient prononcé de m’écraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu’après qu’on m’eût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle brûlait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J’étais la bête. Le bord entier l’exigeait, frémissant jusqu’aux soutes."


jeudi 11 septembre 2025

Platon (société 2)

Platon, République, IX (trad. Chambry) :

"Il reste maintenant à examiner l’homme tyrannique lui-même : comment il sort de l’homme démocratique, et, quand il en est sorti, quel est son caractère et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

— Oui, dit-il, c’est bien ce qu’il faut.

— Eh bien ! repris-je, c’est à peu près de la même façon que se forme la tyrannie dans les États, c’est-à-dire de la démocratie excessive. […]

Dans les États démocratiques, il y a des hommes accoutumés, dès leur jeunesse, à se soumettre aux désirs inutiles et doux, mais funestes, que nous avons déjà appelés désirs superflus. Quand leur père nourrit en eux les désirs nécessaires et modérés, leurs semblables viennent au contraire les séduire, en les remplissant de ces désirs nouveaux. Alors, s’ils cèdent, ils passent de la démocratie à la tyrannie.

Car chez cet homme, dès qu’un seul de ces grands désirs, comme un chef de bande, a pris possession de l’âme, il attire à lui les désirs dissipés qui rôdent au-dehors, et, les ayant rassemblés, il se fortifie, jusqu’à ce qu’il engendre en lui-même la folie et devienne plein de fureur. […]

C’est ainsi que, dans l’homme démocratique, naît le tyran intérieur."


mercredi 10 septembre 2025

Platon (société 1)

Platon, République VIII (trad. Chambry) :

"Lorsque une cité démocratique, altérée de liberté, trouve de mauvais échansons qui l’enivrent outre mesure, si, en l’ivresse, elle châtie ses magistrats, et si ces magistrats n’ont plus de crédit, alors ceux qui obéissent s’accoutument à ne plus obéir, et ceux qui commandent à se mettre sur le pied de simples particuliers. Et dans une telle cité l’égalité est si absolue, qu’elle s’étend aux hommes et aux femmes, et jusqu’aux animaux. […]

Telles sont les dispositions d’esprit qui règnent dans la démocratie, dispositions charmantes, à coup sûr, et pleines de liberté, mais qui la rendent incapable de toute espèce de gouvernement. […]

De cette liberté excessive naît nécessairement dans le peuple, soit dans les particuliers, soit dans la cité entière, le plus affreux esclavage. […] Car la démocratie, dans son ivresse de liberté, ne respecte plus aucune autorité, ni celle des lois, ni celle des chefs. Quiconque veut se mettre à la tête du peuple, et qui se déclare le champion de ses intérêts, devient son idole.[…] C’est ainsi que du sein de la démocratie s’élève la tyrannie."


samedi 30 août 2025

Platon (re)

 PlatonGorgias, éd. Brisson (2008) :

[je sais, je sais, je l'ai déjà publié en 2021 ; mais il y a des choses qui méritent d'être répétées]
 

  "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"


vendredi 29 août 2025

Huth (séparation)

 Huth (Angela), Valse-hésitation trad. Neuhoff, chap. III :

"Pourquoi l’avoir épousé ? Il n’était pas comme ça il y a deux ans. Il a toujours été faible. Mais au début il était gentil et pas trop exigeant. Je crois vraiment que je l’aimais quand je l’ai épousé. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment, un jour, on peut aimer quelqu’un en toute quiétude, et puis, le lendemain, comment des détails qui ne vous dérangeaient pas du tout jusque-là vous rendent carrément dingue. Je me suis mise à détester des choses auxquelles il ne pouvait rien. La forme de sa nuque, sa respiration sifflante le matin à cause de son asthme. Quand j’ai fini par déclarer qu’il fallait qu’un de nous deux s’en aille, il a abandonné la partie sans se battre une seule seconde. J’aurais pu le tuer tant il était raisonnable, à suggérer ces six mois de séparation et à m’énoncer avec des trémolos dans la voix quelles dispositions financières il avait prises. Là-dessus, il a rempli deux, trois valises puis m’a donné une adresse où envoyer ses chemises quand elles reviendraient de la blanchisserie. Il m’a embrassée pour me dire au revoir littéralement en pleurs… vous imaginez ? […] Il était très gentil [...] et tellement prévenant que c’en était étouffant."



mercredi 20 août 2025

Donleavy (vendeur de voitures)

Donleavy, Les Béatitudes bestiales de Balthazar B., (trad. Mayoux) chap. 13 :

"Attendez un peu, vous allez voir ce que vous allez voir. Attendez un peu. Écartons ces housses. Ah, je vous demande de regarder ça tout à loisir. Qu’est-ce que vous en dites. On n’a jamais rien vu de plus splendide sur quatre roues à Dublin. Elle serait capable de traîner deux cents ânes protestants à reculons de Glasnevin à Rathgar, même si eux, ils pensaient qu’à aller à Belfast pour fuir le pape. Jetez donc un coup d’œil, si vous voulez bien, sous le capot. Regardez-moi ça un peu. Douze, que vous en avez, des cylindres. Tout prêts tout flambants. Gros chacun comme ma cuisse. Et les bougies du même acabit. Vous grimperez une pente raide comme le derrière de votre crâne, là, sans changer de vitesse. À l’aise.

— Elle est terriblement grande.

— C’est pas ça qui doit vous faire peur. Que ferait sur la grand-route un amateur de courses, un homme énergique comme vous, s’il n’avait pas un peu de place disponible, pour la dame, peut-être. Hein. Et puis, vous ne tenez sûrement pas à vous faire sortir de la route. Ils sont tout un tas maintenant sur nos routes le dimanche, commerçants et cabaretiers, des automobilistes qu’ils s’appellent s’il vous plaît. Croyez-moi, quand ils verront ça leur arriver dessus, ils vous causeront pas d’ennuis, c’est moi qui vous le dis."



mardi 19 août 2025

Schlanger (styles XVII° siècle)

Schlanger (J.), Dire trop ou trop peu § 31 p. 129 : 

"Au XVIIe siècle, quand règne la longue phrase aux articulations latines de Descartes ou de Bossuet, on apprécie aussi le style non lié, les phrases courtes et coupées de La Bruyère, l'énoncé détaché de la maxime et de l'aphorisme : tout cela repris d'une autre couche de la latinité, plus tardive, plus nerveuse, plus expressive, qui se plaît à un phrasé haché, tendu, agité ou parfois même forcé. 

Ou bien l'oeuvre pourra suivre la voie de la litote, de la sourdine et de l'atténuation, cette réticence dans la diction par laquelle Léo Spitzer, rappelons-le, définissait Racine et l'ensemble du style classique. En choisissant l'expression qui semble la plus neutre et la plus générale, l'écrivain classique, disait Spitzer, estompe la caractérisation et atténue la brutalité du trait. Il lisse les aspérités du particulier parce qu'il vise l'uni, le sobre, la puissance expressive du terme distancié. Racine se tient ainsi très loin des techniques d'accentuation, d'insistance ou de grossissement à fleur de nerfs, très loin des reliefs exagérés de l'expressivité baroque. Il préfère la discrétion de la retenue, qui ne rend pas la diction imprécise, vague ou floue, mais peut d'une note claire énoncer sobrement des choses cruelles."


dimanche 17 août 2025

Renard (poule)

 Renard (Jules), Histoires naturelles § La Poule : 

"Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu’on lui ouvre la porte.

C’est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d’œufs d’or.

Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d’abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s’ébattre.

Elle s’y roule, s’y trempe et, d’une vive agitation d’ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l’eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s’arrête.

Droite sous son bonnet phrygien, l’œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l’une et de l’autre oreille.

Et, sûre qu’il n’y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. 

Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.

On dirait qu’elle marche pieds nus."