vendredi 4 juillet 2025

Dunthorne (respiration)

Dunthorne (Joe), Les Désaccordés 1 :

"Garthene n’a jamais trouvé Dave séduisant à cause d’une de ses petites habitudes. Quand il boit du vin, des gouttelettes s’accrochent aux poils épais de sa moustache ; Dave en a conscience et, après chaque gorgée, il passe sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure afin de récupérer ces restes – dans le cas présent, des reliquats de picpoul-de-pinet. Or, ce dont Dave ne semble pas avoir conscience, c’est qu’au moment où sa moustache se remet en place elle vaporise une sorte de brume très fine, presque imperceptible, composée vraisemblablement d’un mélange de vin et de sécrétions buccales. Plutôt que d’atterrir directement sur l’un de ses interlocuteurs, ces projections ne font plus qu’un avec l’atmosphère de la pièce, nous rappelant que l’air que nous respirons est imprégné de nos fluides, entrailles et peaux à tous. Avoir une conception abstraite de cette réalité ne me dérange absolument pas. Chaque fois que nous sentons une odeur, nous absorbons de minuscules échantillons de sa source."


Garthene could never find Dave attractive on account of one of his habits. When he drinks wine, small beads of it become trapped in the thick hairs of his moustache, and Dave is aware this happens, so after each sip he draws his bottom lip up over his top lip and pulls down remnants of, in this instance, Picpoul de Pinet. What I’m fairly certain Dave doesn’t know is that this creates a flick-back whereby his moustache, as it regains its shape, spritzes a very fine, near-imperceptible mist of what we can safely assume is a mix of wine and mouth juices. The spray does not so much land on anyone as just become one with the atmosphere in the room, reminding us that the air we breathe is full of each other’s fluids and innards and skin. In the abstract, I have no problem with knowing this. When we smell something we absorb tiny bits of that smell’s source.


jeudi 26 juin 2025

Ionesco (3 textes brefs)

Ionesco, Oriflamme, in La Photo du colonel 1962 : 


[Oriflamme est la réécriture en nouvelle d'Amédée ou comment s'en débarrasser]


"Ah ! je suis paresseux, indolent, désordonné, brisé de fatigue à ne pas agir ! Je ne sais jamais où je fourre mes affaires. Je perds tout mon temps, j’use mes nerfs, je me détruis à les chercher, à fouiller dans des tiroirs, à ramper sous les lits, à m’enfermer dans des chambres noires, m’ensevelir sous des penderies… J’entreprends toujours un tas de choses que je n’achève jamais, j’abandonne mes projets, je lâche tout… Pas de volonté, parce que pas de vrai but !…"

[…]

"Je me levai. Ouvris les volets. Regardai par la fenêtre. La nuit d’été était très belle. Il devait être deux heures après minuit. Personne dans la rue. Les fenêtres, partout, obscures. Les acacias en fleur embaumaient. En haut, en plein ciel, la lune, ronde, épanouie, un astre bien vivant. La voie lactée. Des nébuleuses, des nébuleuses à profusion, des chevelures, des routes dans le ciel, des ruisseaux, de l’argent liquide, de la lumière palpable, neige de velours. Des fleurs blanches, des bouquets et des bouquets, des jardins dans le ciel, des forêts étincelantes, des prairies… Et de l’espace, surtout, de l’espace, un espace infini !…"

[…]

"Ce fut comme si j’avais traîné la chambre à coucher, le long couloir, la salle à manger, l’appartement entier, tout l’immeuble ; puis comme si je m’arrachais, moi-même, les sortant par ma bouche, mes propres entrailles, les poumons, l’estomac, le cœur, un tas de sentiments obscurs, de désirs insolubles, de pensées malodorantes, d’images moisies, croupissantes, une idéologie corrompue, une morale décomposée, des métaphores empoisonnées, des gaz délétères, fixés aux organes comme des plantes parasites. Je souffrais atrocement, je n’en pouvais plus, je suais des larmes, du sang."


mardi 24 juin 2025

Girardin (Delphine de) (prudences)

Girardin (Delphine de), La Canne de M. de Balzac, préface : 

"Il y avait dans ce roman...

– Mais ce n’est pas un roman.

– Dans cet ouvrage...

– Mais ce n’est pas un ouvrage.

– Dans ce livre...

– C’est encore moins un livre.

– Dans ces pages enfin... il y avait un chapitre assez piquant intitulé :

Le conseil des ministres

On a dit à l’auteur :

– Prenez garde, on fera des applications, on reconnaîtra des personnages ; ne publiez pas ce chapitre.

Et l’Auteur docile a retranché le chapitre.

Il y en avait un autre intitulé :

Un rêve d'amour

C’était une scène d’amour assez tendre, comme doit l’être une scène de passion dans un roman.

On a dit à l’auteur :

– Il n’est pas convenable pour vous de publier un livre où la passion joue un si grand rôle ; ce chapitre n’est pas nécessaire, supprimez-le.

Et l’Auteur timide a retranché ce second chapitre.

Il y avait encore dans ces pages deux pièces de vers.

L’une était une satire.

L’autre une élégie.

On a trouvé la satire trop mordante.

On a trouvé l’élégie trop triste, trop intime.

L’Auteur les a sacrifiées... mais il est resté avec cette conviction : qu’une femme qui vit dans le monde ne doit pas écrire, puisqu’on ne lui permet de publier un livre qu’autant qu’il est parfaitement insignifiant."


lundi 23 juin 2025

Bennett (relâchements)

Bennett (Alan), La Reine des lectrices : 

"Les spectateurs – et s’agissant de la reine, tout le monde en était un – savaient qu’il s’agissait d’une représentation, même s’ils aimaient caresser l’idée que ce n’était pas tout à fait le cas, qu’en dépit du spectacle ils captaient parfois l’éclat d’un regard ou d’un geste plus « naturel » et par-là même plus « réel » – comme les reparties souvent citées de la reine mère (« je m’enverrais bien un gin tonic ») et du duc d’Édimbourg (« satanés clébards ») ou l’image de la reine assise sur un fauteuil et retirant avec soulagement ses chaussures lors d’une garden-party. La vérité, bien sûr, c’est que ces prétendus moments de relâchement faisaient autant partie de la représentation que ceux durant lesquels la famille royale était figée dans la plus hiératique des attitudes. Cet aspect du spectacle – ou de ses coulisses – consistait à affecter une attitude « normale », mais était aussi contrôlé que les démonstrations les plus protocolaires, même si les gens qui en étaient les témoins pensaient avoir aperçu la reine et ses proches sous un jour plus naturel. Rigides ou informels, ces moments relevaient tous d’une représentation permanente que les officiers du palais participaient à construire et qui, à l’exception de ces prétendus instants de relâchement demeurait aux yeux du public virtuellement exempte de défauts."


   The audience or the spectators – and where the Queen is concerned everyone is a spectator – know that it is a performance, while liking to tell themselves that it isn’t, quite, and to think, performance notwithstanding, that they have occasionally caught a glimpse of behaviour that is more ‘natural’, more ‘real’ – the odd overheard remark, for instance (‘I could murder a gin and tonic,’ from the late Queen Mother, ‘Bloody dogs,’ from the Duke of Edinburgh), or the Queen sitting down at a garden party and thankfully kicking off her shoes. In truth, of course, these supposedly unguarded moments are just as much a performance as the royal family at its most hieratic. This show, or sideshow, might be called playing at being normal and is as contrived as the most formal public appearance, even though those who witness or overhear it think that this is the Queen and her family at their most human and natural. Formal or informal, it is all part of that self-presentation in which the equerries collaborate and which, these apparently impromptu moments apart, is from the public’s point of view virtually seamless.


dimanche 22 juin 2025

Bennett (calvitie)

Bennett (Alan), Jeux de paumes : 

"Geoffrey songeait à la coiffure de Carl, ou plutôt à sa calvitie : à travers le fin duvet blond, son crâne luisant lui évoquait vaguement un porcelet. À une époque, une coupe aussi courte aurait indiqué une humeur belliqueuse chez celui qui l'arborait, une sorte de mise en garde pour tenir les autres en respect, alors que les cheveux longs étaient au contraire la marque d'un caractère plus doux, plus conciliant. Puis, en raison de son côté socialement radical, c'était peu à peu devenu l'emblème de la déviance sexuelle et semblait l'être resté – même si, aujourd'hui, cela se révélait fort pratique pour dissimuler une calvitie naissante, une coupe de cheveux ultra-courte étant un bon moyen de prendre les devants."


During this exchange Geoffrey had been thinking about Carl’s hair or lack of it, the gleam of his skull through the blond stubble making him look not unlike a piglet. Once upon a time hair as short as this would have been a badge of a malignant disposition, a warning to keep clear, with long hair indicating a corresponding lenity. With its hint of social intransigence it had become a badge of sexual deviance, which it still seemed to be, though nowadays it was also a useful mask for incipient baldness, cutting the hair short a way of pre-empting the process.


jeudi 19 juin 2025

Valéry (vin perdu)

Valéry, Le Vin perdu (in Charmes) : 


J'ai, quelque jour, dans l'Océan,

(Mais je ne sais plus sous quels cieux),

Jeté, comme offrande au néant,

Tout un peu de vin précieux...


Qui voulut ta perte, ô liqueur ?

J'obéis peut-être au devin ?

Peut-être au souci de mon cœur,

Songeant au sang, versant le vin ?


Sa transparence accoutumée

Après une rose fumée

Reprit aussi pure la mer...


Perdu ce vin, ivres les ondes !...

J'ai vu bondir dans l'air amer

Les figures les plus profondes...


mardi 17 juin 2025

Leconte de Lisle + Desbordes-Valmore (roses persanes)

Desbordes-Valmore :


                Les Roses de Saadi


J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;

Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.


Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées

Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 

Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;


La vague en a paru rouge et comme enflammée. 

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...

Respires-en sur moi l'odorant souvenir.




Leconte de Lisle (Poèmes tragiques)


            Les roses d'Ispahan


Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse, 

Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l'oranger 

Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce, 

O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.


Ta lèvre est de corail, et ton rire léger 

Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce, 

Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger, 

Mieux quel'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.


Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,

La brise qui se joue autour de l'oranger

Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce

Ont un charme plus sûr que ton amour léger !


O Leïlah ! depuis que de leur vol léger 

Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, 

Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger, 

Ni de céleste arome aux roses dans leur mousse.


L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, 

Ne chante plus parmi la rose et l'oranger ; 

L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce, 

L'aube ne dore plus le ciel pur et léger.


Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,

Revienne vers mon coeur d'une aile prompte et douce,

Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger,

Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse !



mercredi 11 juin 2025

Muray (passé)

Muray, 'La grande battue', in Exorcismes spirituels 1 Rejet de greffe :

"On n’étudie plus les génies d’autrefois. On ne les admire plus. On les débusque. On les capture. On les fourre à l’autoclave, et on voit ce que ça donne. Et malheur à ceux qui se laissèrent aller, fût-ce sous forme de plaisanterie, à exprimer le moindre soupçon de misogynie, de xénophobie ou de désapprobation du monde tel qu’il va ! On ne leur fera pas de cadeaux (voir, dans Don Juan à Hull de Martin Amis, préfacé par Charles Dantzig, les édifiantes mésaventures posthumes de Philip Larkin, poète anglais). Le passé, tout le passé doit être massacré."


jeudi 5 juin 2025

Crumley + Nabokov (errances)

Crumley (James), Le dernier Baiser, trad. Mailhos, chap. 1 :

"Nous sillonnâmes l’Ouest, visitant les bars, admirant les sites. Je vis ainsi le Chugwater Hotel en bas dans le Wyoming, le Mayflower à Cheyenne, le Stockman’s à Rawlins, une collection de fils de fer barbelés exposée dans le bar du Sacajawea Hotel à Three Forks, dans le Montana, des cailloux à Fossil, dans l’Oregon, des mormons ivres un peu partout dans le nord de l’Utah et le sud de l’Idaho – nous tournions en rond, errions et dérivions sans but."


We  covered  the  West,  touring  the  bars,  seeing  the sights.  The  Chugwater  Hotel  down  in  Wyoming,  the Mayflower in Cheyenne,  the  Stockman's  in  Rawlins,  a barbed-wire  collection  in  the  Sacajawea  Hotel  Bar  in Three Forks, Montana, rocks in Fossil, Oregon, drunken  Mormons  all  over  northern  Utah  and  southern Idaho--circling, wandering in  an  aimless drift.


Nabokov, Lolita  (traduction Couturier), II, 1 : 

"Nous connûmes – pour emprunter une intonation flaubertienne – les cottages en pierre sous les immenses arbres chateaubriandesques, le bungalow en brique, en adobe, le motel en stuc, implantés sur des terrains que le guide de l'Automobile Association qualifie d'« ombreux », de « spacieux » ou encore de « paysagés ». 

[...] Nous connûmes (ceci est d'une royale drôlerie) la fallacieuse séduction de leurs noms, toujours les mêmes – tous ces Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac's Courts."


We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation — the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobeunit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as “shaded” or “spacious” or “landscaped” grounds.

[...]Nous connûmes (this is royal fun) the would-be enticements of their repetitious names — all those Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac’s Courts.



lundi 2 juin 2025

Atkinson (photo de mariage)

Atkinson, "Le corps comme un manteau",  in C’est pas la fin du monde, trad. I. Carron : 

 "Il restait peu d’indices de la vie de couple de Billy et Georgie : dans un cadre terni sur le buffet, une seule photo les montrait, le jour de leur mariage, beaucoup trop jeunes pour s’engager solennellement sur quoi que ce soit et certainement pas pour le reste de leur vie. Billy avait dix-huit ans, Georgie seize. « Déjà en cloque », expliquait tristement Billy à Vincent lorsqu’il leur arrivait de contempler cette photo ensemble. Dans sa robe de mariée blanche bon marché qui lui arrivait au genou, la fluette Georgie donnait l’impression d’être à sa confirmation plutôt qu’à son mariage, tandis que le physique de jockey de Billy était noyé dans son costume d’emprunt. Même leurs prénoms suggéraient un côté enfantin qu’ils ne perdraient jamais."


Scant evidence remained of Billy and Georgie’s existence as a couple, only a photograph on the sideboard in a tarnished frame that showed them on their wedding day looking far too young to make solemn vows about anything, let alone the rest of their lives. Billy was eighteen, Georgie sixteen. “Already up the duff,” Billy explained sadly to Vincent when they occasionally contemplated this photograph together. In her cheap knee-length bridal white, bird-boned Georgie looked as though she was attending her confirmation, not her wedding, while Billy’s jockey physique was ill fitted to his borrowed suit. Even their names hinted at a childishness they would never grow out of.