mardi 7 octobre 2025

Roth (portrait de femme)

Roth (Ph.), Laisser Courir II, 1 :

"Le rire que cette idée fit naître en elle semblait avoir un rapport direct avec sa très petite ossature… ce fut comme si un vent avait soufflé au travers. Elle n’était pas vraiment beaucoup plus grande ni plus lourde que Libby. Ses ballerines dorées, tournées vers l’intérieur, avaient un air garçon manqué, et sa jupe et son chandail ne laissaient aucun doute quant à la hauteur et à la rondeur des diverses parties de son corps. Là où les gens ordinaires avaient le creux des reins, elle arborait un petit derrière en forme de boulet de canon. Ses seins aussi, fermes et pratiquement alignés sur ses épaules, faisaient penser à de petites sphères métalliques. Son visage était une chose maigre, pas très frappante, jolie dans le style majorette de lycée : la bouche un arc, le menton une pointe, les yeux des perles bleues, le nez tout juste assez grand pour faire place à ses taches de rousseur. Ses cheveux tombaient sur ses épaules en boucles, frisées naturellement."


The laugh this produced in her seemed to have directly to do with her very small bones — as though a wind had blown through them. She was not really very much taller or heavier than Libby. Her gold ballet slippers had an inward, tomboyish turn, and her skirt and sweater left no doubt as to how high and how round were her various parts. Where run-of-the-mill people have the small of their back, she carried a little cannonball of a behind. Her breasts too, packed up nearly on a line with her shoulders, had the suggestion of small metallic spheres. Her face was a not very arresting, meager thing, pretty on the style of high school baton twirlers : the mouth a bow, the chin a point, the eyes blue beads, the nose hardly big enough to support its freckles. Her hair fell onto her shoulders in ringlets, naturally curly.



vendredi 3 octobre 2025

Roth (compassion)

Roth (Philip), Laisser Courir (1966)  I, II :

"Je me demande si je ne parle pas comme un membre de cette foule immense et perfide qui depuis quelque temps réclame la compassion. On nous demande de plus en plus, semble-t-il, de faire des démonstrations très pieuses et très publiques de nos sentiments. On tourne un coin de rue et l’on tombe sur une brave dame chapeautée qui vous agite sous le nez un tronc plein de pièces en vous demandant de donner. Il n’y a qu’à regarder la télévision : cinquante animateurs et dix présentateurs de disques organisent un véritable marathon : ils ne dorment plus, ils ne prennent pas le temps de manger, ils chantent, ils font des plaisanteries et s’exhibent, et rien de tout cela pour eux-mêmes. C’est une époque bizarre où même les gens corrompus et qui n’ont pas de sentiment font la quête pour compenser le durcissement des artères. C’est une époque de regrets : tout le monde a un cœur qui saigne."


I wonder if I am not speaking as a member of that vast and treacherous populace that has lately come out for Compassion. We seem called upon more and more to make very pious, very public, demonstrations of our feelings. You turn a corner and there’s a suburban lady in a pillbox hat, jingling a container full of coins at you, demanding, give. Watch television, and fifty entertainers and ten disc jockeys are staging “a marathon”; they lose sleep, take their meals on the run, sing, make jokes and display themselves, and none of this for their own benefit. It is a peculiar age indeed, when even the corrupt and the unfeeling are out collecting so as to beat down hardening of the arteries. It’s the age to feel sorry — a bleeding heart is standard equipment.


mercredi 24 septembre 2025

Boyne (apparence)

Boyne (John), Le Syndrome du canal carpien (trad. Aslanides):

"Dans sa jeunesse, elle était un canon absolu. À l’époque, elle ne pouvait pas apparaître dans une pièce sans sentir le regard de tous les hommes se poser sur elle. Désormais, elle avait souvent l’impression d’être invisible. La dernière fois qu’elle avait surpris tout le monde à se tourner dans sa direction, c’était quelques mois plus tôt, alors qu’elle entrait d’un pas nonchalant dans le bar du Claridge après avoir passé l’après-midi chez le coiffeur et l’esthéticienne ; tous les clients, hommes et femmes, avaient arrêté de parler pour la dévisager. Pendant un moment, elle avait eu l’impression d’avoir retrouvé le pouvoir de ses vingt ans. Ce fut bref, car elle comprit rapidement qu’en réalité, ils regardaient Judi Dench, qui, entrée derrière elle, scrutait la salle des yeux, pour aller rejoindre Maggie Smith, assise à une table dans un coin devant une bouteille de champagne et un bol de cacahuètes grillées, qui distillait des remarques acerbes à tous ceux qui osaient l’approcher."


vendredi 19 septembre 2025

Revel (Chevalier de) / Constant / Ruyer (mort de Dieu)

Revel (chevalier de), cité par Ruyer, La Gnose de Princeton : des savants à la recherche d'une religion, (p. 10) 

qui précise : "Cité, avec approbation, par Benjamin Constant, dans une lettre, écrite en 1790 [4 juin], à Madame de Charrière."

"Dieu est mort avant d’avoir fini son ouvrage... Il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens. Il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir. Mais au milieu de son travail il est mort. Si bien que tout à présent se trouve fait dans un but qui n'existe plus. Nous en particulier, nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée. Nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran et dont les rouages, doués d'intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : « Puisque je tourne, j'ai donc un but. » "


Constant  : 

"Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve juste, n’est pas de moi ; elle est d’un Piémontais, homme d’esprit dont j’ai fait la connaissance à la Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort  [etc]. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des Ier, VII et XVIIIe siècles de notre ère."


lundi 15 septembre 2025

Caradec (bistrot)

Caradec (François), Le Doigt coupé de la rue du Bison

 "On ne peut pas s’occuper des voyages de tous les gens qu’on rencontre au café, pas vrai ?

– Caisse tue vieux, aile halle doigt d’allée houx est l’vœu, sept flammes.

Ça, c'est Maurice, on comprend pas toujours bien ce qu’il dit, il a un défaut de la langue, mais on s’habitue à en entendre la moitié, ça ne mérite jamais beaucoup plus. On a l’indic qu’on peut. Avec sa gueule rose et molle et ses yeux globuleux, chochotte, va, il a toujours l’air d’attendre quelqu’un, le Maurice. On l’a surnommé Pénélopette. Il paraît qu’il parle comme ça depuis qu’il est passé à Fresnes. À force de lui cogner la tête sur le sol en ciment, ils ont dû déranger les pépins dans la courge."


vendredi 12 septembre 2025

Céline (malveillance)

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 117-118 :

"D’après ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait l’élément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment qu’ils avaient prononcé de m’écraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu’après qu’on m’eût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle brûlait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J’étais la bête. Le bord entier l’exigeait, frémissant jusqu’aux soutes."


jeudi 11 septembre 2025

Platon (société 2)

Platon, République, IX (trad. Chambry) :

"Il reste maintenant à examiner l’homme tyrannique lui-même : comment il sort de l’homme démocratique, et, quand il en est sorti, quel est son caractère et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

— Oui, dit-il, c’est bien ce qu’il faut.

— Eh bien ! repris-je, c’est à peu près de la même façon que se forme la tyrannie dans les États, c’est-à-dire de la démocratie excessive. […]

Dans les États démocratiques, il y a des hommes accoutumés, dès leur jeunesse, à se soumettre aux désirs inutiles et doux, mais funestes, que nous avons déjà appelés désirs superflus. Quand leur père nourrit en eux les désirs nécessaires et modérés, leurs semblables viennent au contraire les séduire, en les remplissant de ces désirs nouveaux. Alors, s’ils cèdent, ils passent de la démocratie à la tyrannie.

Car chez cet homme, dès qu’un seul de ces grands désirs, comme un chef de bande, a pris possession de l’âme, il attire à lui les désirs dissipés qui rôdent au-dehors, et, les ayant rassemblés, il se fortifie, jusqu’à ce qu’il engendre en lui-même la folie et devienne plein de fureur. […]

C’est ainsi que, dans l’homme démocratique, naît le tyran intérieur."


mercredi 10 septembre 2025

Platon (société 1)

Platon, République VIII (trad. Chambry) :

"Lorsque une cité démocratique, altérée de liberté, trouve de mauvais échansons qui l’enivrent outre mesure, si, en l’ivresse, elle châtie ses magistrats, et si ces magistrats n’ont plus de crédit, alors ceux qui obéissent s’accoutument à ne plus obéir, et ceux qui commandent à se mettre sur le pied de simples particuliers. Et dans une telle cité l’égalité est si absolue, qu’elle s’étend aux hommes et aux femmes, et jusqu’aux animaux. […]

Telles sont les dispositions d’esprit qui règnent dans la démocratie, dispositions charmantes, à coup sûr, et pleines de liberté, mais qui la rendent incapable de toute espèce de gouvernement. […]

De cette liberté excessive naît nécessairement dans le peuple, soit dans les particuliers, soit dans la cité entière, le plus affreux esclavage. […] Car la démocratie, dans son ivresse de liberté, ne respecte plus aucune autorité, ni celle des lois, ni celle des chefs. Quiconque veut se mettre à la tête du peuple, et qui se déclare le champion de ses intérêts, devient son idole.[…] C’est ainsi que du sein de la démocratie s’élève la tyrannie."


samedi 30 août 2025

Platon (re)

 PlatonGorgias, éd. Brisson (2008) :

[je sais, je sais, je l'ai déjà publié en 2021 ; mais il y a des choses qui méritent d'être répétées]
 

  "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"