jeudi 19 juin 2025

Valéry (vin perdu)

Valéry, Le Vin perdu (in Charmes) : 


J'ai, quelque jour, dans l'Océan,

(Mais je ne sais plus sous quels cieux),

Jeté, comme offrande au néant,

Tout un peu de vin précieux...


Qui voulut ta perte, ô liqueur ?

J'obéis peut-être au devin ?

Peut-être au souci de mon cœur,

Songeant au sang, versant le vin ?


Sa transparence accoutumée

Après une rose fumée

Reprit aussi pure la mer...


Perdu ce vin, ivres les ondes !...

J'ai vu bondir dans l'air amer

Les figures les plus profondes...


mardi 17 juin 2025

Leconte de Lisle + Desbordes-Valmore (roses persanes)

Desbordes-Valmore :


                Les Roses de Saadi


J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;

Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.


Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées

Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 

Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;


La vague en a paru rouge et comme enflammée. 

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...

Respires-en sur moi l'odorant souvenir.




Leconte de Lisle (Poèmes tragiques)


            Les roses d'Ispahan


Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse, 

Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l'oranger 

Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce, 

O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.


Ta lèvre est de corail, et ton rire léger 

Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce, 

Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger, 

Mieux quel'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.


Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,

La brise qui se joue autour de l'oranger

Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce

Ont un charme plus sûr que ton amour léger !


O Leïlah ! depuis que de leur vol léger 

Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, 

Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger, 

Ni de céleste arome aux roses dans leur mousse.


L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, 

Ne chante plus parmi la rose et l'oranger ; 

L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce, 

L'aube ne dore plus le ciel pur et léger.


Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,

Revienne vers mon coeur d'une aile prompte et douce,

Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger,

Les roses d'Ispahan dans leur gaîne de mousse !



mercredi 11 juin 2025

Muray (passé)

Muray, 'La grande battue', in Exorcismes spirituels 1 Rejet de greffe :

"On n’étudie plus les génies d’autrefois. On ne les admire plus. On les débusque. On les capture. On les fourre à l’autoclave, et on voit ce que ça donne. Et malheur à ceux qui se laissèrent aller, fût-ce sous forme de plaisanterie, à exprimer le moindre soupçon de misogynie, de xénophobie ou de désapprobation du monde tel qu’il va ! On ne leur fera pas de cadeaux (voir, dans Don Juan à Hull de Martin Amis, préfacé par Charles Dantzig, les édifiantes mésaventures posthumes de Philip Larkin, poète anglais). Le passé, tout le passé doit être massacré."


jeudi 5 juin 2025

Crumley + Nabokov (errances)

Crumley (James), Le dernier Baiser, trad. Mailhos, chap. 1 :

"Nous sillonnâmes l’Ouest, visitant les bars, admirant les sites. Je vis ainsi le Chugwater Hotel en bas dans le Wyoming, le Mayflower à Cheyenne, le Stockman’s à Rawlins, une collection de fils de fer barbelés exposée dans le bar du Sacajawea Hotel à Three Forks, dans le Montana, des cailloux à Fossil, dans l’Oregon, des mormons ivres un peu partout dans le nord de l’Utah et le sud de l’Idaho – nous tournions en rond, errions et dérivions sans but."


We  covered  the  West,  touring  the  bars,  seeing  the sights.  The  Chugwater  Hotel  down  in  Wyoming,  the Mayflower in Cheyenne,  the  Stockman's  in  Rawlins,  a barbed-wire  collection  in  the  Sacajawea  Hotel  Bar  in Three Forks, Montana, rocks in Fossil, Oregon, drunken  Mormons  all  over  northern  Utah  and  southern Idaho--circling, wandering in  an  aimless drift.


Nabokov, Lolita  (traduction Couturier), II, 1 : 

"Nous connûmes – pour emprunter une intonation flaubertienne – les cottages en pierre sous les immenses arbres chateaubriandesques, le bungalow en brique, en adobe, le motel en stuc, implantés sur des terrains que le guide de l'Automobile Association qualifie d'« ombreux », de « spacieux » ou encore de « paysagés ». 

[...] Nous connûmes (ceci est d'une royale drôlerie) la fallacieuse séduction de leurs noms, toujours les mêmes – tous ces Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac's Courts."


We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation — the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobeunit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as “shaded” or “spacious” or “landscaped” grounds.

[...]Nous connûmes (this is royal fun) the would-be enticements of their repetitious names — all those Sunset Motels, U-Beam Cottages, Hillcrest Courts, Pine View Courts, Mountain View Courts, Skyline Courts, Park Plaza Courts, Green Acres, Mac’s Courts.



lundi 2 juin 2025

Atkinson (photo de mariage)

Atkinson, "Le corps comme un manteau",  in C’est pas la fin du monde, trad. I. Carron : 

 "Il restait peu d’indices de la vie de couple de Billy et Georgie : dans un cadre terni sur le buffet, une seule photo les montrait, le jour de leur mariage, beaucoup trop jeunes pour s’engager solennellement sur quoi que ce soit et certainement pas pour le reste de leur vie. Billy avait dix-huit ans, Georgie seize. « Déjà en cloque », expliquait tristement Billy à Vincent lorsqu’il leur arrivait de contempler cette photo ensemble. Dans sa robe de mariée blanche bon marché qui lui arrivait au genou, la fluette Georgie donnait l’impression d’être à sa confirmation plutôt qu’à son mariage, tandis que le physique de jockey de Billy était noyé dans son costume d’emprunt. Même leurs prénoms suggéraient un côté enfantin qu’ils ne perdraient jamais."


Scant evidence remained of Billy and Georgie’s existence as a couple, only a photograph on the sideboard in a tarnished frame that showed them on their wedding day looking far too young to make solemn vows about anything, let alone the rest of their lives. Billy was eighteen, Georgie sixteen. “Already up the duff,” Billy explained sadly to Vincent when they occasionally contemplated this photograph together. In her cheap knee-length bridal white, bird-boned Georgie looked as though she was attending her confirmation, not her wedding, while Billy’s jockey physique was ill fitted to his borrowed suit. Even their names hinted at a childishness they would never grow out of.


vendredi 30 mai 2025

Exley (télévision)

Exley, Frederick, Le dernier stade de la soif : 

"Je regardais la télévision. Pas une seule fois pendant ces mois-là une idée intelligente ou une émotion n’émana de l’écran, et j’en vins à envisager ce média comme subversif : de par ses tromperies, ses mensonges assumés, sa lâcheté, sa bêtise, sa violence gratuite, ces personnalités dégoûtantes que l’on pousse dans les bras de notre jeunesse, sa soumission rampante et infinie à nos fantasmes, la télévision sape la force de caractère, la vigueur, et pervertit de manière irréparable toute notion de réalité. Mais c’est un média tendre et aimant ; et lorsqu’il a accompli son œuvre destructrice et réduit le spectateur au stade d’enfant baveux et écervelé, telle une gironde génitrice, il se tient toujours prêt à nous accueillir entre ses seins aux brunes aréoles.

[…]

Le monde du feuilleton est celui de la femme américaine émancipée, cette créature dont l’oisiveté a pour seul but de semer la discorde. Toutes ces femmes avaient des pattes d’oie au niveau des yeux, une bouche pulpeuse qui formait fréquemment et avec facilité des moues enfantines, et une sexualité glaciale et désincarnée qui, au final, leur conférait un air de souffrance méchant et désagréable, composé à parts égales de syndrome menstruel constant, de constipation chronique et de frustration sexuelle aiguë."



I watched—but there is no need to enumerate. Not once during those months did there emanate from the screen a genuine idea or emotion, and I came to understand the medium as subversive. In its deceit, its outright lies, its spinelessness, its weak-mindedness, its pointless violence, in the disgusting personalities it holds up to our youth to emulate, in its endless and groveling deference to our fantasies, television under mines strength of character, saps vigor, and irreparably perverts notions of reality. But it is a tender, loving medium; and when it has done its savage job completely and reduced one to a prattling, salivating infant, like a buxom mother it stands always poised to take one back to the shelter of its brown-nippled bosom.

[…]

The world of the soap opera is the world of the Emancipated American Woman, a creature whose idleness is employed to no other purpose but creating mischief. All these women had harsh crow’s-feet about the eyes, a certain fullness of mouth that easily and frequently distended into a childish poutiness, and a bosomless and glacial sexuality which, taken all together, brought to their faces a witchy, self-indulgent suffering that seemed compounded in equal parts of unremitting menstrual periods, chronic constipation, and acute sexual frustration.


vendredi 23 mai 2025

Exley (infarctus ?)

Exley, Frederick, Le dernier Stade de la soif chap. I (trad. Aronson et Schmidt) :

« J’ai peur, madame C., vraiment peur. »

« Restez tranquille. »

« Écoutez, m’exclamai-je, désormais à moitié fou de peur et énervé par ce qui me paraissait être de sa part de l’indifférence butée. Est-ce que j’ai eu… enfin, est-ce que je suis en train de faire un infarctus ou quelque chose dans le genre ? » Madame C. marqua une pause angoissante, cherchant de toute évidence les mots justes. J’avais besoin de sa réponse pour savoir quelles mesures prendre. Il est facile d’imaginer le genre de choses que je voulais dire : « Écoutez, si quelque chose devait arriver, dites à ma mère que je l’aimais, et à ma femme, eh bien, dites-lui que je l’ai aimée à ma façon : non, elle n’y croira pas. Dites-lui… dites-lui que je suis désolé. » Si la réponse de Madame C. avait été celle que j’attendais, comme ces mots auraient sonné creux et tâtonnants ! Mais Madame C., qui avait eu le temps de trouver la bonne formule, m’épargna cette humiliation ; et, à sa réponse, je me sentis idiot.

« Votre tension n’indique pas du tout un infarctus. » Elle marqua une nouvelle pause, comme à la recherche des mots adéquats. Au dernier moment, elle décida apparemment de ne pas s’embarrasser de formules, persuadée que cela ne servirait à rien avec moi. « Vous buvez trop.  »



"I’m afraid, Mrs. C.—really afraid.”

“Just lie still.”

“Look here,” I demanded, by now half crazy with fear and upset with what I interpreted as her dour indifference, “have I had—I mean, am I having some kind of attack ?”

There was an agonizing pause while Mrs. C. obviously sought the tactful words. I wanted the answer because there were loose ends yearning for connections. One can imagine the kind of thing I wanted to say: “Look, if anything should happen, tell my mother I loved her—and my wife—well, tell her that in my way I loved—no, she won’t believe that. Tell her—well, tell her I’m sorry.” Had Mrs. C.’s reply been the expected one, how feeble, how hopelessly groping, these words would have come out! But Mrs. C., who had by now found her own words, saved me the embarrassment of mine; her reply made me feel foolish.

“Your blood pressure doesn’t indicate anything like an attack.” Once again, she paused, as if trying to find the right words. At the last moment she apparently decided against tact, no doubt thinking it would be wasted on me. “You’ve been drinking too much."


mardi 20 mai 2025

Hill (unanime)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays 9, 7 : 

"Ce calme, cette paix se sont propagés jusqu’à ceux qui hurlaient sur les flics, arrachaient des bouts de trottoir à balancer dans la vitrine de l’hôtel Conrad Hilton en un spasme de rage déchaînée, trahissant leur colère monstrueuse, et ils se retournent lorsqu’on leur met la main sur l’épaule, ils voient un regard apaisant et doux, lui-même tranquillisé par un autre derrière lui, et ainsi de suite, chacun son tour, dans une longue chaîne remontant jusqu’à Ginsberg, qui insuffle à tous la puissance de son chant.

Il a suffisamment de paix en lui pour eux tous.

Son chant se déverse en eux, déverse sa beauté, qui devient la leur, qui devient leur être. Ils font corps avec le chant. Ils font corps avec Ginsberg. Ils font corps avec les flics, avec les politiciens. Avec les snipers sur les toits, les agents des Services secrets, le maire, les journalistes et tous les ravis de la crèche hochant la tête au rythme d’une musique qu’ils ne peuvent pas entendre dans le Haymarket Bar : ils ne sont plus qu’un seul et même corps. Traversé par la même lumière.

Ainsi donc le calme se répand sur la foule en cercles concentriques à partir du poète, comme des ondulations sur un lac, comme ce haïku de Bashō qu’il aime tant : «Paix du vieil étang. Une grenouille plonge. Bruit de l’eau.» "



This calm, this peace has rippled out to the far borders. Protesters standing there lost in the crowd screaming at the cops and maybe digging up chunks of sidewalk to throw at the Conrad Hilton Hotel in a spasm of loose rage and wildness because they’re just so angry at all of it when someone touches their shoulder from behind and they turn to find these gentle soothing eyes made tranquil and serene because they themselves were touched by the person behind them, and they in turn by the person behind them, one long chain leading all the way back to Ginsberg, who’s powering this whole thing with his chanting’s great voltage.

He has enough peace for all of them.

They feel part of his song pour into them, and they feel its beauty, and then they are its beauty. They and the song are the same. They and Ginsberg are the same. They and the cops and the politicians are the same. And the snipers on the roofs and the Secret Service agents and the mayor and the newsmen and the happy people inside the Haymarket Bar bopping their heads to music they cannot hear : all of them are one. The same light threads through them all.

And thus a calm comes over the crowd in a slow circle around the poet, moving outward from him like ripples on water, like in that Bashō poem he loves so much: the ancient pond, the still night, a frog jumps in.

Kerplunk.


lundi 19 mai 2025

Hill (promo)

Hill (Nathan), Les fantômes du vieux pays V, 1 :

"On a réfléchi, lancé des pistes, et l’un de nos jeunes publicistes, tout frais diplômé de Yale, qui a toujours des idées incroyables, en a encore eu une éblouissante. Si on les invitait à venir la regarder préparer des pâtes chez elle. Excellent, non ?

— J’imagine qu’il y a une raison particulière pour les pâtes ?

— Plus populaire que la viande dans les enquêtes d’opinion. Moins clivant que le steak ou le poulet. Élevage extensif ou intensif ? Avec ou sans antibiotiques ? Avec ou sans cruauté animale ? Bio ? Casher ? Le fermier a-t-il enfilé des gants de soie pour caresser le pelage de la bête tous les soirs avant qu’elle s’endorme en lui chantant de jolies berceuses ? Aujourd’hui, commander un hamburger, c’est affirmer un choix politique. Alors que les pâtes, c’est encore à peu près neutre, pas polémique."



— We brainstormed and spitballed and one of our junior publicists, this recent Yale grad who is going places let me tell you, he has this dazzling idea. He says let’s have them watch her make pasta at home. Brilliant, right ?”

— I’m guessing there’s a special reason it was pasta.

— It focus-tests better than meat. Steak and chicken have too much baggage these days. Was it free-range? Antibiotic-free ? Cruelty-free ? Organic ? Kosher ? Did the farmer wear silken gloves to caress it to sleep every night while singing gentle lullabies ? You can’t order a fucking hamburger anymore without embracing some kind of political platform. Pasta is still pretty neutral, unobjectionable.


lundi 12 mai 2025

Hill (projets)

Hill (Nathan), Les Fantômes du vieux pays, [2016] trad. M. Bach [2017], chap. 4 :

"Je ne peux pas avoir une mauvaise note à ce cours : si je ne valide pas mes unités en sciences humaines, je ne pourrai pas dégager la place nécessaire dans mon emploi du temps en septembre pour les cours de statistiques et d’informatique que je devrai suivre pour prendre de l’avance avant l’été suivant où il faudra que je valide mes points de stage pour pouvoir avoir mon diplôme en trois ans et demi, ce qu’il faut absolument que j’arrive à faire parce que l’argent que mes parents avaient prévu pour mes études ne couvre plus quatre années complètes car ils ont dû puiser dedans pour payer leur divorce et ils m’ont expliqué que “tous les membres de la famille doivent faire des sacrifices en temps de crise” et que le mien consisterait soit à faire un prêt* pour payer mon dernier semestre à l’université, soit à me botter le cul pour avoir mon diplôme plus rapidement. En gros, si je redouble ce cours, je fiche par terre** tout mon plan."


Notes : 

* "faire un prêt " est devenu l'expression "normale" pour dire "contracter un emprunt"

** "fiche par terre", pour "screw up", qui se rendrait plutôt par "nique" (cf. une déclaration du Président Trump à propos de l'UE). 


I cannot fail this class because I need it to satisfy a humanities credit so I have room in my fall schedule to take statistics and micro so I can be ahead for the next summer when I’ll need to get internship credit so I can still graduate in three and a half years, which I have to do because my parents’ college fund won’t cover four full years even though there used to be plenty of money in it but they had to use it for the divorce lawyer and they explained to me that ‘everyone in the family has to make sacrifices in this difficult time’ and mine would be either taking out a loan for my last semester in college or busting my butt to finish early and so if I have to repeat this class it’ll screw up the whole plan.