vendredi 17 janvier 2025

Céline (femmes)

Céline, à Garcin, avril 1931, Lettres, Pléiade p. 300 :

"Oui Mahé est un grand connaisseur de collégiennes en cavale – tout bien tout honneur et la prudence certes, méfiance innée de toutes les brigades, mondaines ou pas… Ensemble nous encourageons les danseuses, entrée des artistes. Quelles grâces, et envols et fines ondes. Nous travaillons pour le délire – consommation sans doute mais vous le savez j’aime les filles saines et délivrées et un peu lesbiennes, alors je me régale. Au théâtre je me cache derrière le rideau, il faut pour l’orchestre toutes ses artères et l’âge est là, inexorable. Enfin je me débrouille, je connais tous les bobis de Paris, cette humanité du derrière me chaut me console. Voilà de pauvres petits secrets."


jeudi 16 janvier 2025

Balzac (orang-outang)

BalzacPhysiologie du mariage (Méditation V) :

"Le grand singe, dont la chaîne était longue, arriva jusqu'à la fenêtre et prit gravement le violon. Je ne sais pas si vous avez eu comme moi le plaisir de voir un singe essayant d'apprendre la musique ; mais en ce moment, que je ne ris plus autant qu'en ces jours d'insouciance, je ne pense jamais à mon singe sans sourire. Le demi-homme commença par empoigner l'instrument à pleine main et par le flairer comme s'il se fût agi de déguster une pomme. Son aspiration nasale fit probablement rendre une sourde harmonie au bois sonore, et alors l'orang-outang hocha la tête, il tourna, retourna, haussa, baissa le violon, le mit tout droit, et l'agita, le porta à son oreille, le laissa et le reprit avec une rapidité de mouvements dont la prestesse n'appartient qu'à ces animaux.

Il interrogeait le bois muet avec une sagacité sans but, qui avait je ne sais quoi de merveilleux et d'incomplet. Enfin il tâcha, de la manière la plus grotesque, de placer le violon sous son menton en tenant le manche d'une main ; mais, comme un enfant gâté, il se lassa d'une étude qui demandait une habileté trop longue à acquérir, et il pinça les cordes sans pouvoir obtenir autre chose que des sons discords. Il se fâcha, posa le violon sur l'appui de la croisée ; et, saisissant l'archet, il se mit à le pousser et à le retirer violemment, comme un maçon qui scie une pierre. Cette nouvelle tentative n'ayant réussi qu'à fatiguer davantage ses savantes oreilles, il prit l'archet à deux mains, puis frappa sur l'innocent instrument, source de plaisir et d'harmonie, à coups pressés. Il me sembla voir un écolier tenir sous lui un camarade renversé et le nourrir d'une volée de coups de poings précipitamment assénés, pour le corriger d'une lâcheté.

Le violon jugé et condamné, le singe s'assit sur les débris et s'amusa avec une joie stupide à mêler la blonde chevelure de l'archet cassé.

Jamais, depuis ce jour, je n'ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon.

L'amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux.

Que d'orangs !... que d'hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu'est une femme ! Que de prédestinés ont procédé avec elles comme [ce singe] avec son violon ! Ils ont brisé le coeur qu'ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s'en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d'amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté.

Presque tous se sont mariés dans l'ignorance la plus profonde et de la femme et de l'amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d'une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon."


mercredi 15 janvier 2025

Goncourt (sonnette)

Goncourt, Journal (fin 1853) (Wikisource) : 

"Ce fut un petit coup de sonnette vif et court. Il y avait bien des choses dans ce coup de sonnette : un chagrin, une larme, un dépit colère et la modestie de carillon de l’amour qui n’a plus le droit de tapage. Ah ! que de visites de femmes dites d’avance par le coup de sonnette. La première fois que la femme vient se rendre, quelle pudeur, un tout petit tintement ! Et les fois suivantes, la sonnette carillonne, orgueilleuse comme l’amour qui s’affiche. Et, à la dernière visite, pour un peu elle pleurerait."


mardi 14 janvier 2025

Sterne (gonds)

Sterne, Tristram Shandy, livre III Chapitre LXV trad. Wailly :

"Tous les jours, depuis dix ans au moins, mon père prenait la résolution de les faire raccommoder — ils ne le sont point encore. — Nulle autre famille que la nôtre ne l’aurait toléré une heure ; — et, ce qui est plus étonnant, il n’y avait pas de sujet au monde sur lequel mon père fût plus éloquent que sur celui des gonds de porte ; — et pourtant, il en était certes en même temps une des plus grandes dupes que l’histoire puisse fournir : sa rhétorique et sa conduite étaient perpétuellement aux prises. — La porte du parloir ne s’ouvrait jamais — que sa philosophie ou ses principes n’en tombassent victimes. — Trois gouttes d’huile sur une plume, et un bon coup de marteau auraient sauvé pour toujours son honneur.

… Quel être inconséquent que l’homme ! — languissant sous des plaies qu’il est en son pouvoir de guérir ! — sa vie entière en contradiction avec ses connaissances ! — sa raison, ce précieux don qu’il a reçu de Dieu — (au lieu de verser de l’huile) ne servant qu’à irriter sa sensibilité, — à multiplier ses peines, et à lui en rendre le poids plus dur et plus pénible. — Pauvre malheureuse créature, d’en être réduit là ! — n’est-ce pas assez des causes nécessaires de malheur dans cette vie, sans qu’il en doive ajouter de volontaires à sa provision de chagrin ; — lutter contre des maux inévitables, et se soumettre à d’autres qu’un dixième de la peine qu’ils donnent écarterait pour jamais de son cœur ?

Par tout ce qui est bon et vertueux ! s’il y a moyen de se procurer trois gouttes d’huile et de trouver un marteau à dix milles à la ronde, — les gonds de la porte du parloir de Shandy-Hall seront raccommodés sous ce règne."


Every day for at least ten years together did my father resolve to have it mended -- 'tis not mended yet ; -- no family but ours would have borne with it an hour -- and what is most astonishing, there was not a subject in the world upon which my father was so eloquent, as upon that of door-hinges. -- And yet at the same time, he was certainly one of the greatest bubbles to them, I think, that history can produce : his rhetorick and conduct were at perpetual handy-cuffs. -- Never did the parlour-door  -- but his philosophy or his principles fell a victim to it ; -- three drops of oil with a feather, and a smart stroke of a hammer, had saved his honour for ever.

-- Inconsistent soul that man is ! -- languishing under wounds, which he has the power to heal ! -- his whole life a contradiction to his knowledge ! -- his reason, that precious gift of God to him -- (instead of pouring in oil) serving but to sharpen his sensibilities -- to multiply his pains, and render him more melancholy and uneasy under them ! -- Poor unhappy creature, that he should do so ! -- Are not the necessary causes of misery in this life enow*, but he must add voluntary ones to his stock of sorrow ; -- struggle against evils which cannot be avoided, and submit to others, which a tenth part of the trouble they create him would remove from his heart for ever ?

By all that is good and virtuous, if there are three drops of oil to be got, and a hammer to be found within ten miles of Shandy Hall -- the parlour door hinge shall be mended this reign.


* forme archaïque de 'enough'



lundi 13 janvier 2025

Goncourt (rococo)

Goncourt, Journal 4 juin 1869, éd. Bouquins t. 2 p. 226 : 

"C’est un petit palais rococo d’un germanisme falot, et qu’on appelle de ce nom antique et galant : Mon bijou. Il y a là du bric-à-brac de toutes sortes, des saxes, tous les saxes possibles, les joujoux de Frédéric et de tous les princes, le Monument de la reine, des masques et des figures de cire de tous les Borussiens, des cercueils, des petits modèles de navire, des objets et des instruments inconnus de l’Orient, un immense et abracadabrant méli-mélo de choses, la resserre de bibelots d’une monarchie baroque, un musée de Curtius* mélangé d’un musée Tussaud. — Et ce Mon bijou est gardé par un custode maniaque, d’un bavardage intarissable sur chaque objet ; et là, passe sa vie, en robe de fantôme, une vieille princesse allemande, qui est folle."


*Curz (dit Curtius), et sa nièce Madame Tussaud, équivalents de Grévin.


dimanche 12 janvier 2025

Nerval + Nodier + Voltaire (généalogie)

Nerval, Les deux Bibliophiles, 12° lettre :

"Et puis..." (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira−t−on.) 

− Allez toujours !

− Vous avez imité Diderot lui−même.

− Qui avait imité Sterne...

− Lequel avait imité Swift.

− Qui avait imité Rabelais.

− Lequel avait imité Merlin Coccaïe...

− Qui avait imité Pétrone...

− Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d'autres..


Nodier, Histoire du roi de Bohême et ses sept châteaux, § "Objection" :

"Une idée nouvelle, grand Dieu ! il n’en restait pas une dans la circulation du temps de Salomon – et Salomon n’a fait que le dire d’après Job.

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne – 

Qui fut plagiaire de Swift –

Qui fut plagiaire de Wilkins –

Qui fut plagiaire de Cyrano –

Qui fut plagiaire de Reboul –

Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels –

Qui fut plagiaire de Rabelais –

Qui fut plagiaire de Morus –

Qui fut plagiaire d’Érasme –

Qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée – car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir…"


Voltaire, Candide : 

À ce discours Candide s’évanouit encore : mais revenu à soi, et ayant dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un si piteux état. “Hélas ! dit l’autre, c’est l’amour ; l’amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.” “Hélas ! dit Candide, je l’ai connu cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme ; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable ?” Pangloss répondit en ces termes : “Ô mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne ; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier très savant qui avait remonté à la source ; car il l’avait eue d’une vieille comtesse, qui l’avait reçue d’un capitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenait d’un page, qui l’avait reçue d’un jésuite qui, étant novice, l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb."


samedi 11 janvier 2025

Safranko (Céline)

Safranko (Mark), Confessions d'un loser (trad. Gassie & Rebillon) chap. 18 :

"Avant de décoller pour chez Marlene ce samedi soir je me suis allongé sur mon canapé estropié avec Voyage au bout de la nuit de Céline. Où que Ferdinand t’emmène – que ce soit à travers les champs de bataille sanglants de la Première Guerre mondiale, ou les jungles équatoriales moites, ou les taudis insalubres de nos bons vieux États-Unis –, lire ce bouquin est une expérience que t’oublieras jamais. La vie est un putain d’énorme bordel, très bien, mais si t’arrives à en trouver l’ironie, t’as une chance de t’en sortir. Une fois que t’en as fini avec Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit, tu peux plus revenir aux joyeux étalagistes, ceux qui t’enjolivent la vitrine à coups de dentelle et de froufrous."


vendredi 10 janvier 2025

Goncourt (misanthropie)

Goncourt, Journal 17 mars 1867, éd. Bouquins t. 2 p. 70 : 

"Je vomis mes contemporains. C’est dans le monde actuel des lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel, des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations, au ramollissement des accommodements, dans l’air ambiant des lâchetés, perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau tout ce qui réussit."


jeudi 9 janvier 2025

Roth (Joseph) (lacets)

Roth (Joseph), Des Lacets, s'il vous plaît ! (1919), in J. Roth journaliste : 

"Allégorie et vestige d’une grande époque, celle des héros fabriqués au plus vite à partir du tout-venant [...], remis à neuf avec les prothèses les plus modernes et réparé à l’image de Dieu, posté au coin de la rue où se croisent le présent et les profits de guerre, quelque chose d’un homme agite un paquet de lacets de sa main droite qu’un hasard bienveillant ou cruel n’a pas voulu laisser au champ d’honneur. Au lieu de se tenir sur ses jambes comme les autres vendeurs de lacets qui les ont ramenées chez eux en sus d’une médaille de bronze et de la croix de l’empereur Charles, celui-là repose sur deux prothèses avec les jambes de pantalon qui flottent autour. Il agite son paquet de lacets d’un air victorieux, comme le drapeau noir de la misère, au-dessus de la tête de passants chômeurs ou oisifs, avec l’énergie de ce désespoir qui trouve sa source dans le service d’assistance aux invalides de la ville de Vienne. Il jette sans arrêt son « Des lacets, s’il vous plaît ! » à la foule comme s’il devait la conduire à l’assaut. Ses lacets sont en ersatz véritable à base de papier, sinon, il y a longtemps qu’il se serait pendu avec. On peut voir mon vendeur de lacets depuis tôt le matin jusque tard le soir. Son paquet reste toujours pareil, personne n’achète de lacets en ersatz de papier. Mais le bout d’homme continue de crier inlassablement et de gesticuler au coin de la rue, une faim intermittente peinte sur le visage, la menace et la prière dans la voix. Il n’est plus vendeur de lacets, il est avertissement et prophète. Son cri est couvert par le bruit du tram qui tourne au coin, son geste de la main effacé par le mouvement du profit en marche. Monde, femmes et argent se marchandent autour de lui, Vienne valse de droite et de gauche, la ville du renard bleu et des aveugles de guerre…"



mercredi 8 janvier 2025

Sterne (digressions)

Sterne, Tristram Shandy, livre I Chapitre XXII trad. Wailly :

"Les digressions sont incontestablement la lumière ; — elles sont la vie, l’âme de la lecture ! — supprimez-les de ce livre, par exemple, — vous pourriez aussi bien supprimer le livre avec elles ; — un froid hiver régnerait à jamais sur chaque page : rendez-les à l’écrivain ; — il va d’un pas de fiancé, — il sourit à tout le monde ; il apporte la variété, et tient l’appétit en éveil.

Toute l’adresse est de les bien employer et assaisonner, de manière à ce qu’elles ne soient pas seulement avantageuses au lecteur, mais aussi à l’auteur, dont l’embarras en cette circonstance est vraiment digne de pitié : car s’il commence une digression, — à dater de ce moment, je remarque que tout son ouvrage reste là comme une souche ; — et s’il fait marcher son sujet principal, c’en est fait de sa digression.

… C’est de pauvre ouvrage. — Aussi depuis le commencement de celui-ci, vous voyez, j’en ai construit le corps principal et les parties accessoires avec tant d’intersections, et j’ai tellement compliqué et entrelacé les mouvements digressifs et progressifs, une roue dans l’autre, que toute la machine, en général, n’a pas cessé d’aller ; — et, qui plus est, elle ne cessera pas d’aller d’ici à quarante ans, s’il plaît à la source de la santé de me verser aussi longtemps la vie et le courage."



Digressions, incontestably, are the sunshine ; -- they are the life, the soul of reading ! -- take them out of this book, for instance, -- you might as well take the book along with them ; -- one cold eternal winter would reign in every page of it ; restore them to the writer ; - -he steps forth like a bridegroom, -- bids All-hail ; brings in variety, and forbids the appetite to fail.

All the dexterity is in the good cookery and management of them, so as to be not only for the advantage of the reader, but also of the author, whose distress, in this matter, is truly pitiable : For, if he begins a digression, -- from that moment, I observe, his whole work stands stock still ; -- and if he goes on with his main work, -- then there is an end of his digression.

-- This is vile work. -- For which reason, from the beginning of this, you see, I have constructed the main work and the adventitious parts of it with such intersections, and have so complicated and involved the digressive and progressive movements, one wheel within another, that the whole machine, in general, has been kept a-going ; -- and, what's more, it shall be kept a-going these forty years, if it pleases the fountain of health to bless me so long with life and good spirits.