Malamud, Les Locataires (1971) trad. G. Renard, p. 110-112 :
"Et voilà qu'il était devant son tableau vert et orange : une femme cherchant à « s'achever » par le truchement de sa propre volonté, telle qu'en elle-même le peintre l'avait imaginée et voulue, une ébauche de visage et de corps cherchant à affleurer au monde à travers une broussaille de coups de pinceau.
Le portrait […] n'avait jamais été terminé. Kohn y avait travaillé des années, puis il avait abandonné. Lesser avait appris cela par le modèle lui-même, ancienne maîtresse de Kohn. Le peintre, désespéré par sa défaite après tout ce travail, rongé par le doute et persuadé de n'y jamais arriver, avait retourné la toile inachevée contre le mur ; la femme lui avait échappé.
Vous travaillez comme de coutume, vous prenez de la peine, mais avec ce tableau-ci, pour une raison qui vous échappe (sauf peut-être que vous prenez, cette fois, la chose trop à cœur), c'est l'échec. Vous essayez de peindre une femme, mais c'est peine perdue. Elle n'est pas ce que j'avais espéré qu'elle serait. Ce qu'elle est, en revanche, je ne veux pas le savoir ni y être pour rien. Si c'est comme ça, qu'elle se fasse baiser par le temps qui passe. Moi, je ne peux pas. Mais des amis qui avaient pu voir le portrait dans l'atelier de Kohn dans ses états successifs, disaient que le peintre, malgré lui et quoi qu'il en pense, avait quand même « eu » ce qu'il cherchait et que la toile était de l'art achevé, même si le sujet ne l'était pas, même si l'esquisse n'avait en elle-même rien d'original.
[…] À moins que le projet de l'artiste n'ait été justement de réussir en abandonnant, parce que l'abandon, ou l’image de l'abandon, était le mode d'achèvement de notre époque ? Paix aux cendres de Valéry. En peinture, se dit Lesser, il était possible de liquider une œuvre et, achevée ou inachevée, de la classer une fois pour toutes. Un jour on finit (on finit ?) par accrocher sa toile à un mur et il n'est pas question de mettre un écriteau : « œuvre abandonnée en cours d'exécution, revenez demain pour la suite ». Une fois accroché au mur, le tableau était définitivement terminé, quoi que le peintre puisse en penser.
"There was his green-and-orange picture : a woman trying to complete herself through her own will, as willed by the painter. Otherwise she was an appearance of a face and body trying to make it through a forest of binding brush strokes.
The portrait of the woman […] had never been completed. Kohn had worked on it for years and then given up. Lesser had learned this from the model, Kohn’s one-time mistress. Kohn, in defeat, after all his labor, doubt, despair he was not making it, nor ever would, had turned the unfinished canvas to the wall ; she had eluded him.
You work as you always have but with this picture for no reason you can give or guess, except that it means so much to you to do it as it should be done, you can’t this time make it. She isn’t what I hoped she might be. Whoever she is I don’t know and want no further part of. Let time fuck her, I can’t. But friends who had seen the portrait in Kohn’s studio, in various aspects and colors, said the painter had “made it” despite himself, whether he thought so or no ; it was accomplished as art whether or not accomplished as subject, or as originally conceived. […]
Or perhaps it was the painter’s purpose to complete by abandoning, because abandonment or its image was presently a mode of completion ? Peace to Valéry. In painting, Lesser thought, you could finish off, total up, whether done or undone, because in the end (the end ?) you hung a canvas object on the wall and there was no sign saying, “Abandoned, come back tomorrow for more.” If it hung it was done, no matter what the painter thought."