Rousseau, La nouvelle Héloïse, V, lettre 7 :
"On oublie son siècle et ses contemporains, on se transporte au temps des patriarches ; on veut mettre soi-même la main à l'oeuvre, partager les travaux rustiques et le bonheur qu'on y voit attaché.
On rit, on chante toute la journée, et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité, tout le monde est égal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C'est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs ; on passe aux vignes toute la journée. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière mais bonne, saine, chargée d'excellents légumes.
Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange, et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper. Les autres soirs, on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'à ce qu'il aille se coucher.
Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques, chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion ; la liberté n'a point d'autre borne que l'honnêteté."