Amiel, Journal intime, éd. Scherer t. 1 pp. 43-44 (28 avril 1852, après-midi) :
« Ne retrouverai-je pas quelques-unes de ces rêveries prodigieuses, comme j’en ai eu quelquefois : un jour de mon adolescence, à l’aube, assis dans les ruines du château de Faucigny, une autre fois dans la montagne, sous le soleil de midi, au-dessus de Lavey, couché au pied d’un arbre et visité par trois papillons ; une nuit encore sur la grève sablonneuse de la mer du Nord, le dos sur la plage et le regard errant dans la Voie lactée ; de ces rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques où l’on porte le monde dans sa poitrine, où l’on touche aux étoiles, où l’on possède l’infini ? Moments divins, heures d’extase où la pensée vole de monde en monde, pénètre la grande énigme, respire large, tranquille, profonde comme la respiration de l’Océan, sereine et sans limites comme le firmament bleu ; visites de la muse Uranie, qui trace autour du front de ceux qu’elle aime le nimbe phosphorescent de la puissance contemplative et qui verse dans leur coeur l’ivresse tranquille du génie, sinon son autorité ; instants d’intuition irrésistible où l’on se sent grand comme l’univers et calme comme un dieu ! Des sphères célestes jusqu’à la mousse ou au coquillage, la création entière nous est alors soumise, vit dans notre sein et accomplit en nous son oeuvre éternelle avec la régularité du destin et l’ardeur passionnée de l’amour. Quelles heures ! quels souvenirs ! Les vestiges qui nous en restent suffisent à nous remplir de respect et d'enthousiasme, comme les visites du Saint-Esprit. Et retomber de ces cimes aux horizons sans bornes dans les ornières bourbeuses de la trivialité ! Quelle chute ! »