samedi 30 août 2025

Platon (re)

 PlatonGorgias, éd. Brisson (2008) :

[je sais, je sais, je l'ai déjà publié en 2021 ; mais il y a des choses qui méritent d'être répétées]
 

  "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"


vendredi 29 août 2025

Huth (séparation)

 Huth (Angela), Valse-hésitation trad. Neuhoff, chap. III :

"Pourquoi l’avoir épousé ? Il n’était pas comme ça il y a deux ans. Il a toujours été faible. Mais au début il était gentil et pas trop exigeant. Je crois vraiment que je l’aimais quand je l’ai épousé. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment, un jour, on peut aimer quelqu’un en toute quiétude, et puis, le lendemain, comment des détails qui ne vous dérangeaient pas du tout jusque-là vous rendent carrément dingue. Je me suis mise à détester des choses auxquelles il ne pouvait rien. La forme de sa nuque, sa respiration sifflante le matin à cause de son asthme. Quand j’ai fini par déclarer qu’il fallait qu’un de nous deux s’en aille, il a abandonné la partie sans se battre une seule seconde. J’aurais pu le tuer tant il était raisonnable, à suggérer ces six mois de séparation et à m’énoncer avec des trémolos dans la voix quelles dispositions financières il avait prises. Là-dessus, il a rempli deux, trois valises puis m’a donné une adresse où envoyer ses chemises quand elles reviendraient de la blanchisserie. Il m’a embrassée pour me dire au revoir littéralement en pleurs… vous imaginez ? […] Il était très gentil [...] et tellement prévenant que c’en était étouffant."



mercredi 20 août 2025

Donleavy (vendeur de voitures)

Donleavy, Les Béatitudes bestiales de Balthazar B., (trad. Mayoux) chap. 13 :

"Attendez un peu, vous allez voir ce que vous allez voir. Attendez un peu. Écartons ces housses. Ah, je vous demande de regarder ça tout à loisir. Qu’est-ce que vous en dites. On n’a jamais rien vu de plus splendide sur quatre roues à Dublin. Elle serait capable de traîner deux cents ânes protestants à reculons de Glasnevin à Rathgar, même si eux, ils pensaient qu’à aller à Belfast pour fuir le pape. Jetez donc un coup d’œil, si vous voulez bien, sous le capot. Regardez-moi ça un peu. Douze, que vous en avez, des cylindres. Tout prêts tout flambants. Gros chacun comme ma cuisse. Et les bougies du même acabit. Vous grimperez une pente raide comme le derrière de votre crâne, là, sans changer de vitesse. À l’aise.

— Elle est terriblement grande.

— C’est pas ça qui doit vous faire peur. Que ferait sur la grand-route un amateur de courses, un homme énergique comme vous, s’il n’avait pas un peu de place disponible, pour la dame, peut-être. Hein. Et puis, vous ne tenez sûrement pas à vous faire sortir de la route. Ils sont tout un tas maintenant sur nos routes le dimanche, commerçants et cabaretiers, des automobilistes qu’ils s’appellent s’il vous plaît. Croyez-moi, quand ils verront ça leur arriver dessus, ils vous causeront pas d’ennuis, c’est moi qui vous le dis."



mardi 19 août 2025

Schlanger (styles XVII° siècle)

Schlanger (J.), Dire trop ou trop peu § 31 p. 129 : 

"Au XVIIe siècle, quand règne la longue phrase aux articulations latines de Descartes ou de Bossuet, on apprécie aussi le style non lié, les phrases courtes et coupées de La Bruyère, l'énoncé détaché de la maxime et de l'aphorisme : tout cela repris d'une autre couche de la latinité, plus tardive, plus nerveuse, plus expressive, qui se plaît à un phrasé haché, tendu, agité ou parfois même forcé. 

Ou bien l'oeuvre pourra suivre la voie de la litote, de la sourdine et de l'atténuation, cette réticence dans la diction par laquelle Léo Spitzer, rappelons-le, définissait Racine et l'ensemble du style classique. En choisissant l'expression qui semble la plus neutre et la plus générale, l'écrivain classique, disait Spitzer, estompe la caractérisation et atténue la brutalité du trait. Il lisse les aspérités du particulier parce qu'il vise l'uni, le sobre, la puissance expressive du terme distancié. Racine se tient ainsi très loin des techniques d'accentuation, d'insistance ou de grossissement à fleur de nerfs, très loin des reliefs exagérés de l'expressivité baroque. Il préfère la discrétion de la retenue, qui ne rend pas la diction imprécise, vague ou floue, mais peut d'une note claire énoncer sobrement des choses cruelles."


dimanche 17 août 2025

Renard (poule)

 Renard (Jules), Histoires naturelles § La Poule : 

"Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu’on lui ouvre la porte.

C’est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d’œufs d’or.

Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d’abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s’ébattre.

Elle s’y roule, s’y trempe et, d’une vive agitation d’ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l’eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s’arrête.

Droite sous son bonnet phrygien, l’œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l’une et de l’autre oreille.

Et, sûre qu’il n’y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. 

Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.

On dirait qu’elle marche pieds nus."



vendredi 15 août 2025

Nerval (Dodu)

Nerval, Sylvie, XII : 

"[N]ous arrivions à Loisy. On nous attendait pour souper. La soupe à l’oignon répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tourne-broches. Pendant longtemps il s’était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l’ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait*. L'aubergiste de La Croix d’or lui contestait ce détail ; de là des haines prolongées."


[allusion à une théorie du "suicide" de Rousseau par empoisonnement]


samedi 9 août 2025

Gerber (profs)

Gerber (Alain), Le Central :

"Ses collègues, il les a vus à l’œuvre. En 58, tous, ils étaient pour de Gaulle – sauf le surveillant général, un communiste notoire, et, il va sans dire, le philosophe. C’était déjà la même chose à Langres : un philosophe, il faut toujours que ça se distingue. On déciderait à l’unanimité de lui doubler son salaire, il trouverait le moyen d’être contre ! Bref. En 58, tous pour l’Algérie française, prêts à descendre dans la rue derrière les drapeaux tricolores. Deux ans plus tard, l’autodétermination est à l’ordre du jour et les mêmes suivent le grand Charles comme un seul homme. Et comme la quasi-totalité du troupeau. Le F.L.N. n’a pas de souci à se faire : il combat l’armée d’un peuple vaincu. Et même si les paras l’emportent sur le terrain, ceux qui les ont envoyés là-bas s’empresseront de se coucher devant les rebelles. Les Français se moquent d’être cocus, pourvu qu’on leur fiche la paix. S’ils avaient toujours été comme ça, il y a belle lurette qu’il n’y aurait plus de France du tout. Napoléon a collé son pied au cul de l’Europe entière, et maintenant on se défile devant trois marchands de tapis armés de leur plat à couscous. Diên Biên Phù a tout fichu par terre : voilà ce que ça devrait enseigner, un historien – et ce serait aussi une sacrée leçon de morale."


lundi 4 août 2025

Gillespie (modèles)

 Gillespie (Robert B.), Coney Island Casino, trad. Watkins, chap II :

"Thomas Wolfe n’était qu’un des écrivains entrant dans la composition de Toby Ferris. Orphelin dans sa ville natale de Jackson, Mississippi, il n’avait pas eu de parents pour le modeler et il rejetait le moule que ses circonstances et son environnement avaient tenté de lui imposer. Il se façonnait plutôt selon ses rêves, les films qu’il voyait, son besoin d’autoprotection et ses livres. Il était Rhett Butler et W. C. Fields, Long John Silver et M. Micawber, Tom Swift et Bugs Bunny, le roi Arthur et le roi Lear, le Mouron Rouge et Sam Spade, d’Artagnan et Paul Bunyan, Buck et Moby Dick, Huckleberry Finn et Hawkeye, Errol Flynn et Tyrone Power, le Fantôme et Stan Laurel, George Washington et Robert E. Lee ainsi que d’innombrables autres héros sans oublier son camarade orphelin Oliver Twist et des héroïnes telles que Shirley Temple et Lady Macbeth. Ces cohabitations produisaient de curieux effets."


dimanche 3 août 2025

Queneau (maris)

Queneau, Le Dimanche de la vie, chap. 1 : 

"Chantal faisait allusion aux mœurs des hommes, des hommes mariés, et singulièrement à celles du sien, Paul Boulingra : l’alcoolisme buté, la tabagie autistique, la paresse sexuelle, la médiocrité financière, la lourdeur sentimentale. Seulement voilà, Julia trouvait que sa sœur avait été particulièrement mal servie en la personne de son Popol. Elle cita des types qui ne buvaient que de l’eau comme le mari à la Trendelino, qui ne fumaient point comme celui de la Foucolle, qui braisaient à houilles rehaussées comme celui de la Panigere, qui gagnaient largement leur vie comme celui de la Parpillon et qui pouvaient avoir pour leur épouse de délicates attentions comme celui de la Foucolle, déjà cité. Sans compter ceux qui savent remettre un plomb, porter les paquets, conduire la voiture, baisser les yeux lorsqu’ils croisent une pute. Julia pensait bien que son militaire serait de cette espèce, et elle en sourit de plaisir. Ce qui agaça Chantal."