Adamov, Je..., ils... [1946] :
"Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre, c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation. Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois, cela s’appelait Dieu ; maintenant il n’a plus de nom. Mais je suis séparé. Si je n’étais pas séparé je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles, des plus obscurs remords, je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir. Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre aux frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l'amour, l'homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l'androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d'abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l'habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au coeur de son coeur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu'il a coutume de voir, l'homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. "Alter", c'est toujours l'autre, celui qui manque.
Et comment l'homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu'il résume la création dont il est le terme, qu'il va vers le tout, qu'il pourrait l'être mais qu'il ne l'est pas".